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808. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre X. Mme A. Craven »

Elle met les points de suture entre leurs lettres, et c’est tout ; mais le fil qui passe à travers les perles n’est pas le collier ! […] Cette âme, cette spontanée est passée à l’état de chose académique. […] Je ne veux pas, certes, vous faire passer davantage par l’analyse de ces insignifiances, car, après tout, la vertu, pour moi, n’est pas une platitude, et, comme les femmes, elle doit avoir des rondes-bosses, et je ne suis pas un secrétaire perpétuel de l’Académie ! […] C’est du Guizot mêlé de Swetchine ; mais c’est le Guizot qui, à l’Académie, aura fait passer le Swetchine. […] … Et d’ailleurs, puisque de sœur et de fille, enterrant pieusement les siens comme Antigone — une Antigone plus grande que l’autre, puisqu’elle est chrétienne — elle a voulu passer femme de lettres, elle a voulu se ravaler à la vie du bas-bleu, au travail et à l’ambition du bas-bleu, ce n’est pas le roman qu’elle aurait dû écrire ; ce n’est pas au roman qu’elle aurait dû se brûler les doigts.

809. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes de la Révolution » pp. 73-87

Michelet l’a pensé comme nous ; Michelet n’a pas toujours feuilleté l’Histoire pour y porter le trouble ou pour l’y trouver… Celle du passé a dû lui apprendre que la France, selon l’heureuse expression d’un moraliste anglais, n’a jamais eu de salique que sa monarchie, et l’histoire du présent a dû ajouter à cette notion vraie que, sur cette vieille terre du Vaudeville et de la Galanterie, la femme continue d’être pour les hommes, malgré l’épaisseur de leurs manières et la gravité de leurs cravates, la première et la plus chère de toutes les préoccupations. […] Selon Michelet, c’est la masse acéphale, c’est le peuple obscur, qui l’emporte sur tous les états-majors de la Révolution, en instincts, en vertus, en dévouements, et, qu’on nous passe le mot ! […] La plupart des portraits qu’il contient et qui passent sous nos yeux, nous les avons vus déjà dans d’autres panneaux, et il est aisé de les reconnaître. […] Vous revoyez passer la figure déjà dessinée, les mêmes détails, entre lesquels il est bon de ne pas oublier la mort philosophique, sans confession, et le petit éloge de la femme de Marat, épousée devant le soleil et la nature, de cette femme dévouée dont l’Histoire n’aurait jamais parlé sans Michelet. […] » Ainsi, encore, ces intéressantes mesdemoiselles Duplay, dont la vie se passait « à dérider le front soucieux de Robespierre » : les Vestales de ce feu sacré !

810. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Alexis de Tocqueville »

« Passez, bonhomme, on vous a donné !  […] Toute la question maintenant est de savoir s’il passera ou s’il est passé, — ou si plutôt il justifie l’importunité de ses amis qui veulent qu’on lui donne encore. […] Ainsi, avec deux livres, avec ce mince bagage de deux livres, dans un temps où l’abondance de la production intellectuelle semble avoir passé dans les mœurs littéraires, Tocqueville était presque arrivé à la hauteur de considération qu’on ne doit vraiment qu’au génie et à une tranquillité de possession dans l’influence que le génie n’a pas toujours. […] Elle ne lui dit pas encore de passer, comme Madame de Boufflers le disait à son pauvre mari déconsidéré.

811. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « VII. Vera »

Vera a fait filtrer autant de clarté qu’il en peut passer à travers cette forêt germanique d’abstractions, de généralités et de formules, est beaucoup plus intelligible que ces deux volumes de logique, écrits par Hegel lui-même, mais c’est aussi la partie de cette introduction qu’on voudrait la plus longue qui est justement la plus courte, c’est-à-dire la partie de la Nature et de l’Esprit. […] Diderot, qui était presque un Allemand du dix-neuvième siècle parmi les Français du dix-huitième, écrivait avec le même aplomb qu’Hegel : « On ne sait pas plus ce que les animaux étaient autrefois qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. — L’homme est un clavecin, doué de sensibilité et de mémoire… Que ce clavecin animé et sensible soit doué aussi de la faculté de se nourrir et de se reproduire, et il produira de petits clavecins. » Il disait : « Même substance, différemment organisée, la serinette est de bois, l’homme de chair. » Et encore : « Nos organes ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une identité générale », et il concluait comme s’il l’avait vu : « Quand on a vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus étonner !  […] Elle ne rompt pas avec le passé, comme la philosophie de Bacon et celle de Descartes. […] Pour elle, il y a mieux et plus profond que de condamner le passé, c’est de l’absoudre. […] Seulement, il y a deux manières d’aimer la philosophie : — comme sa maîtresse, on lui passe tout ; comme sa fille, on devient exigeant pour elle.

812. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Jules Soury. Jésus et les Évangiles » pp. 251-264

Dernièrement (si on se le rappelle), un travail de lui, insultant et faux, sur les filles de Louis XV, m’avait, dans un journal, passé par les mains, et je l’avais proprement et correctement déchiré en quatre morceaux, pour qu’il pût servir à quelque chose. […] Renan, dont la Vie de Jésus ne fut pas un simple trou, mais une immense trouée, par laquelle eût passé, de front, tout un régiment de Sourys ! […] Et ce n’est pas là une folie comme celle dont Béranger, le petit bourgeoisaillon impie, a parlé en deux vers célèbres, — blasphème qui passe ! […] Ils ont passé sous la lance implacable des chevaliers chrétiens, qui ont aimé Jésus-Christ comme il n’a jamais été aimé depuis eux, si ce n’est par des Saints, ces Exceptions du monde, ces Stylites, placés à distance les uns des autres dans ce « désert d’hommes » de l’humanité. […] Ce qu’on entend maintenant, ce qu’il est impossible de ne pas entendre, c’est la grande voix de la Société moderne tout entière, qui passe de bien haut par-dessus cette tête de Soury, et qui, si elle ne dit pas les mêmes choses, identiquement les mêmes choses, — car chacun a sa spécialité d’injures quand il s’agit d’insulter le Christianisme, — dit des extravagances et des impiétés équivalentes, et, dans tous les cas, est disposée à tout entendre, à tout applaudir et à tout accepter.

813. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « A. P. Floquet »

Nul souffle puissant ne passait donc sur ces faits qui sont comme les os de l’histoire, et ils restaient inanimés. […] Issu d’une famille profondément religieuse, qui l’avait destiné, dès son plus bas âge, au sacerdoce, il n’eut pas besoin pour aller à Dieu de passer, comme saint Colomban, par-dessus le corps de sa mère. […] Aussi se demande-t-il, en vrai psychologue et en observateur profond, ce que dut gagner l’esprit de Bossuet dans ces longues heures passées au chœur, dans les loisirs vigilants de la Contemplation et de la Prière ; et il se répond comme se répondrait Sainte-Beuve, le grand critique des influences : qu’il y apprenait la mélancolie. […] Aussi, dans son livre, quoique vous y voyiez passer les figures qui sont les éternelles tentations des peintres d’histoire : Richelieu, Mazarin, Louis XIV, le Grand Condé, saint Vincent de Paul, — j’allais presque dire saint Turenne, car ce grand converti de Bossuet, avant qu’un boulet de canon l’envoyât à Dieu, pensait à y aller autrement en se retirant à l’Oratoire, — tous ces personnages, tous ces grands hommes, n’y existent que dans le rapport qu’ils ont directement avec Bossuet. […] C’étaient les faits de l’histoire générale, au contraire, qui devaient reculer et passer du centre à la circonférence.

814. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Victor Cousin »

Il avait les facultés nécessaires à cette besogne ; il avait le degré qu’il faut de sagacité, d’érudition, d’enthousiasme et même de duperie, pour aller chercher des idées dans des livres profonds et obscurs comme des puits, où elles se tiennent peut-être pour se faire croire la Vérité, et pour les verser dans les esprits qui les ignorent, après les avoir fait passer par cette langue française, qui est la langue universelle de la clarté, comme par un crible lumineux ! […] Là fut le secret de tant de traductions, d’éditions, d’annotations, d’interprétations, de sommaires, de commentaires, où il s’est si effroyablement tortillé, et de ce détail d’érudition sous lequel il a plongé le vide de sa tête, érudition pointilleuse, acharnée, enragée, presque physique ; car le dos des livres a fini par lui être cher et il a passé bibliophile pour le compte de la philosophie, ne pouvant, hélas ! […] Ils viendront sans doute et passeront ici dans l’ordre successif de réimpression et de publication qu’on leur prépare. […] Je passe et je lui ôte mon chapeau. » Eh bien, nous renvoyons le compliment à Cousin, mais nous le lui ferons plus aimable ! […] C’est lui qui passera, et nous, par exemple, nous ne lui ôterons pas notre chapeau !

815. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Guizot »

II Au reste, cette invention des deux Églises, qui n’est pas neuve et qui n’est pas de lui, convient parfaitement à un homme qui a passé sa vie entre deux idées, comme on reste assis par terre entre deux selles. […] Il ne discute pas une minute l’existence de ses deux Églises parallèles qui doivent, dit-il dans sa préface, former jusqu’à la fin du monde une asymptote, et il passe immédiatement à ses biographies parallèles. […] C’est maternel, la manière dont il lui passe la main sur le dos, à son lauréat, et comme il le cite ! […] C’est bien Guizot, l’ancien Guizot, mais tellement passé à la pierre ponce des années, tellement usé par la main de velours du temps qu’il s’en est velouté comme elle, tellement dulcifié qu’il en est devenu douceâtre, et ayant perdu si complètement tous ses angles, toutes ses âpretés et toutes ses sécheresses, qu’on se dit, sous le coup de cette étonnante métamorphose : Va-t-il lui pousser des contours ? […] De grisâtre qu’il était autrefois quand il éclatait le plus, le style de Guizot a passé au blanchâtre, et la dure austérité de la forme qui semblait impliquer l’austérité du fond, et qui était la prétention de Guizot, s’est fondue dans je ne sais quel ramollissement sentimental.

816. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice de Guérin »

Il aimait beaucoup de choses avant la gloire ; car pour les esprits très hauts et très purs, il y a beaucoup de ces choses-là qui doivent passer avant elle. […] Mais, passé l’obole, voyez-vous ! […] Ici je viens pleurer sur la roche d’Onelle De mon premier amour l’illusion cruelle ; Ici mon cœur souffrant en pleurs vient s’épancher… Mes pleurs vont s’amasser dans le creux du rocher… Si vous passez ici, colombes passagères, Gardez-vous de ces eaux : les larmes sont amères ; parce que de Guérin a quelques-uns de ces vers finis parmi les vers non finis, mais charmants dans leur ébauche, qu’il nous a laissés, il n’est pas pour cela le jumeau posthume d’André Chénier dans un genre différent, et l’appeler l’André Chénier du panthéisme est même une expression contradictoire. […] Poète naturaliste (pictura poesis), qui traverse la description pour aller heurter obstinément sa rêverie contre l’obstacle, éblouissant ou sombre, de la Nature, qui cache invinciblement son secret sous les formes incompréhensibles de la vie, il procède toujours par larges échappées de paysages, par prolongement d’horizons, ou par ces traits qui, tout déliés qu’ils soient, se fondent dans la transparence qui est l’infini au regard : Elle (sa Muse) me conterait sans pause Toutes les merveilles des mers, Et le mystère qui se passe En ce point vague de l’espace Où le ciel et les flots amers S’entre-baisent dans les jours clairs. […] Ce ne sont pas les grands artistes par la délicatesse et par la beauté pure de l’idéal, bien plus difficile à comprendre… Assurément cet idéal, que Guérin souffrait tant de ne pouvoir saisir comme il le voyait, pour l’emprisonner dans la forme vive et diaphane d’une langue digne de le contenir, cet idéal rayonne, comme un ciel lointain, à travers les paysages qu’il nous a peints ; mais il n’y rayonne que pour ceux qui savent l’y voir ; tandis que pour le plus grand nombre, que la réalité visible attire, ce qui constituera le grand mérite de ces paysages, c’est leur vie, c’est la vérité d’impression  de ces aperçus, transposés de la vision plastique dans la vision littéraire… et qui nous effacent presque du coup les paysagistes les plus vantés : Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, madame Sand, dont la seule qualité qui n’ait pas bougé dans des œuvres déjà passées est d’être une paysagiste !

817. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Gustave Rousselot  »

Lord Byron, qui ne s’appelait point Rousselot, et qui, malgré la médiocrité radicale de son premier recueil, devait sentir s’agiter en lui sourdement le génie qui écrivit plus tard Childe Harold et Don Juan, aurait été d’un ridicule à faire très justement pâmer de rire la Revue d’Edimbourg, s’il s’était campé devant la Critique comme Rousselot se campe devant nous tous… Je sais bien qu’on passe beaucoup de choses à l’orgueil insignifiant des poètes. […] Dans l’un ou l’autre de ces deux cas, Gustave Rousselot aurait fait comme les femmes : il aurait mis un pouf, et, comme beaucoup de femmes, il l’aurait mis trop gros… Kepler, en redescendant des étoiles, disait familièrement à Dieu : « Tu t’es passé six mille ans d’un contemplateur tel que moi !   […] C’est ainsi que pourrait l’être, et que l’a été à plusieurs places de son poème, l’auteur du Poème humain,  qui nous invente une mythologie de l’avenir tout aussi fausse que les mythologies du passé, mais moins facile à trouver, car, ainsi que l’auteur des Métamorphoses, il ne l’avait pas sous la main et il l’a cherchée dans sa tête. […] — le sol crevassé de ce temps ; enivré par les sciences modernes qui l’ont frappé de leurs vertiges ; optimiste furieux qui mord l’histoire du passé comme un tigre, — du passé dont, malgré la noblesse de son espèce, il s’abaisse à être le chacal, — orgueilleux comme Nabuchodonosor lui-même, ce petit !

818. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Madame Sand et Paul de Musset » pp. 63-77

La Critique même, qui a le triste devoir de juger les autres, et qui, pour cette raison, est tenue à plus de décence que ceux-là qui n’ont qu’à parler, voudrait taire ce que personne ne tait qu’elle n’en serait pas moins, sans risquer de noms, très bien comprise… Sa réserve, si elle en avait, serait donc inutile ; mais elle n’est pas assez Jocrisse pour garder le secret d’une comédie dont tout le monde se passe le mot. […] Seulement, quand c’est elle, la vie privée, qui abat le mur et passe par la brèche ; quand c’est elle, elle que le législateur voulait préserver et défendre, qui déborde dans la vie publique, et fastueusement ou méchamment s’y étale, je ne vois plus ce qu’on lui doit, si ce n’est peut-être le châtiment de l’y suivre et de la montrer. […] elle a vécu, et un sage, mais un sage de l’école stoïque qui lui propose de l’épouser pour la délivrer du joug honteux dont elle est brisée, elle refuse le sage, agréé d’abord, parce qu’il lui passe sur le front, à cet honnête homme, le nuage, bientôt chassé, d’une jalousie silencieuse, et elle retombe sous l’empire dégradant du forcené qui est bien pis que jaloux, lui, car il est infidèle… Dans la conception de son sage infortuné d’Elle et Lui, madame Sand, comme dans sa conception de Laurent, se pille elle-même. […] Si le roman de madame George Sand est une étude, purement et simplement, de nature et de passion humaine, comme les romanciers ont l’habitude de nous en donner, la pudeur, toutes les pudeurs, la compassion, toutes les compassions, la compassion pour Lui, et même pour Elle, le respect du passé, de la mort, de l’irrévocable, la peur enfin de son immortalité d’écrivain, si elle a la faiblesse d’y croire, tout devait l’arrêter, la troubler, lui faire jeter sa plume terrifiée. […] Les critiques qui veulent aller passer huit jours à Nohant peuvent la traiter de tête d’homme, de penseur, de génie qui n’a pas de sexe, etc. ; mais, pour ceux-là qui savent rester dans leur chambre, comme le voulait Pascal, madame Sand n’est qu’une femme littéraire, ayant plus ou moins de talent ou de prétention littéraire.

819. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Jules Sandeau » pp. 77-90

On l’a loué, et je le loue aussi, d’avoir passé sa vie dans la noble préoccupation du travail, dans le chaste recueillement de l’étude, et de n’avoir jamais demandé qu’à la littérature cette tasse de lait qui manque à tant de soifs, et qui, pour lui, Dieu merci ! […] Dans Balzac, dans Beyle, dans Walter Scott, cette femme, qui passe à travers trois puissants cerveaux différents, est une triple création renouvelée à chaque fois. […] Trois ans se passent. […] Il ne l’a point passée. […] Sandeau, qui a été en prose un Alfred de Musset, bourgeois et rangé, la passera-t-il, et deviendra-t-il un vieux conteur dont la vieillesse est un avantage, une gloire et un charme de plus pour le conteur ?

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