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838. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte. (Suite et fin) »

Il ne parut tout à fait à son avantage aux yeux de tous qu’après la campagne de 1667 ; sa politesse auparavant était parfaite, mais toute cérémonieuse et en révérences : ce ne fut qu’à partir de ce moment que sa langue se délia en public et avec les dames, et qu’il entama et soutint la conversation d’une manière aisée, comme un autre homme : la remarque est d’un bon juge et bien délicat, Mmede Longueville. […] La bonne intelligence régna sur les frontières ; le commerce ne fut point interrompu ; l’Empire demeura tranquille, et j’eus le loisir de me pourvoir abondamment de tous mes besoins. » Le grand dessein n’éclate qu’au commencement du printemps (1672) : « J’avais disposé mes projets de guerre de manière que je devais tomber en même temps sur quatre places considérables des ennemis, dans la pensée que j’avais qu’on ne pouvait faire un trop grand effort dans le commencement pour déconcerter les États-Généraux et leur abattre le courage. » Le prince de Condé, à la tête d’une armée, Louis XIV, à la tête d’une autre, débouchent de concert dans la Belgique par les Ardennes et par Charleroi, et sont rejoints au-delà de la Meuse par les troupes venues du pays de Cologne. […] Un tel récit justifie presque ce mot de Bussy-Rabutin à propos de cette même campagne : « J’admire encore, disait-il du roi, sa manière d’écrire, la netteté et l’exactitude avec laquelle il observe jusqu’aux moindres particularités, et cela me fait croire que comme il ne s’attend pas à ses généraux d’armée pour faire des conquêtes, il ne s’attendra pas à ses historiens pour les écrire : personne ne peut si bien dire ce qu’il fait que lui… » « Flatterie sans doute, et de la part d’un disgracié qui avait tout intérêt à se faire pardonner de Louis XIV, flatterie tant qu’on le voudra ! […] Un Récit authentique de ses derniers instants, écrit par un témoin et assez récemment publié, nous le montre procédant et agissant sur son lit de mort « avec une manière naturelle et simple, comme dans les actions, est-il dit, qu’il avait le plus accoutumé de faire ; ne parlant à chacun que des choses dont il convenait de lui parler, et avec une éloquence juste et précise qu’il a eue toute sa vie et qui semble s’être encore augmentée dans ses derniers moments.

839. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

Les sophistes, les rhéteurs, les dévots de toute secte, les magiciens, s’en mêlèrent bientôt chacun à leur manière : la crédulité accueillait avidement et répétait, en les grossissant, les fables que la supercherie inventait et propageait ; la rhétorique fabriquait pour l’histoire elle-même des morceaux et des suppléments plus ou moins spécieux et vraisemblables, auxquels les contemporains couraient risque de se prendre plus encore que la postérité. […] Tout le monde parmi les érudits ne rend pas assez de justice à Apulée, à ce Romain d’Afrique né sous Trajan, et qui nous a conservé tant de bons contes que l’on chercherait en vain autre part que chez lui, qui nous les a cousus et enchâssés dans un tissu de style recherché et perlé, étincelant de manière et de grâce. […] La narration d’Apulée reste tout agréable et vive ; sachons-lui-en gré, et de ce qu’il n’est pas l’inventeur, n’allons pas en profiter pour dire, comme ce critique moderne70, qu’on s’en aperçoit bien, et que cette fable est « trop délicate et trop gracieuse pour qu’on puisse l’attribuer à une plume aussi malhabile. » Singulière manière de remercier celui qui nous apporte un présent sur lequel on ne comptait pas ! […] Quant à cette classe de romans si nombreux dont on ne peut dire que ce soient des chefs-d’œuvre, et en y faisant la part des faiblesses, des défauts, même des remplissages, il est encore pour eux une manière honorable et fort agréable de s’en tirer, c’est quand ils offrent des scènes vraies, vives, naturelles, monuments et témoins des mœurs d’un temps, ou quelque épisode mémorable qui se détache et qui, à lui seul, paye pour tout le reste.

840. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite et fin.) »

C’est vu nettement, d’une manière légère, comme à vol d’oiseau, — quelqu’un me dit, à vol de colombe. […] Rappelle-le-lui, pour qu’il prenne confiance en ce que je te mande, qui est ma véritable manière de voir. […] (Mercy), et il partage entièrement ma manière de voir. […] Il y aurait, comme accompagnement et contraste, à citer la correspondance de Madame Élisabeth, qui fait une manière d’aparté perpétuel.

841. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat. »

S’ils demandent des détachements, il doit les fournir sans autres ordres, sauf à lui d’en rendre compte au général ; mais pas un ne lui en demandera s’il possède sa confiance78… » Cette définition que nous donne Catinat, me fait revenir encore sur le mot du duc de la Feuillade à son sujet, et elle achève pour moi de l’éclairer d’une manière plus particulière. […] Il a les intentions tout à fait bonnes pour le service du roi ; mais comme ses manières ne sont pas tout à fait polies, Sa Majesté vous recommande de bien vivre avec lui et de ne pas relever de petites choses dont un homme moins sage que vous aurait peine à s’accommoder. » Catinat devait se concerter avec M. de Quincy pour tout ce qui pourrait incommoder Mons, et pour empêcher qu’il n’y entrât rien ; il dut démolir des moulins à eau qui étaient dans les dehors et qui servaient à alimenter la place de farines. […] Sa Majesté s’attend que vous satisferez au premier, en leur donnant vous-même, sans vous en rapporter à personne, les susdits cinq écus, et en interrogeant si bien ceux qui se diront déserteurs de Mons, que vous ne soyez pas pris pour dupe, et ne donniez pas d’argent à ceux qui n’en viendront pas… Je ne vous dis point que Sa Majesté ne confierait point son argent à un autre que vous, étant fort persuadée que vous l’administrerez de manière qu’elle aura tout sujet de s’en louer : je lui en répondrais bien, s’il en était besoin… » Ainsi sa sagesse, son égalité d’humeur et son ménagement des hommes (dans ses rapports avec M. de Quincy), sa probité et son intégrité dans le maniement et l’emploi rigoureux des fonds, étaient reconnus autant que ses talents militaires ; il avait l’entière confiance du ministre et du maître. […] Ici Catinat va devenir négociateur ; on le charge d’une assez vilaine besogne et d’obtenir, d’arracher d’une manière ou d’une autre, et bon gré, mal gré, ce qui n’était pas dû en parfaite bonne foi.

842. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Tout en lisant le présent ouvrage où l’ancien élève de l’Observatoire de Paris a réuni, comme en se jouant, toutes les découvertes de la science la plus avancée et les a combinées avec d’autres idées moins précises à l’appui de ses hypothèses, je me suis pris pourtant à rouvrir Fontenelle dans son ingénieux livre de la Pluralité des Mondes, publié en 1686, une année avant que Newton donnât le livre immortel des Principes, et j’ai de nouveau rendu justice à ce philosophe supérieur qui avait sans doute quelques défauts de manière, mais qui voyait si juste et si loin quant à ce qui est du fond des choses. […] Sans doute il y a quelques dissonances entre la majesté des choses dont il parle et la manière dont il en parle : c’est le défaut. […] Il consent à reconnaître que « les hommes des autres mondes diffèrent de nous tant dans leur organisation intime que dans leur type physique extérieur » ; mais ce n’est là qu’une manière de concession : il croit pouvoir, d’ailleurs, assigner à ces types humains, certaines règles, certaines lois intellectuelles et morales qui leur sont communes avec nous. […] Pour moi, quand je suis seul à contempler ces millions de mondes, cette ordonnance merveilleuse, connue dans de certaines limites et pressentie par-delà ou ignorée, il me semble que je n’ai pas besoin d’amasser tant d’autorités, tant de noms propres ou d’idées accessoires au service de mes rêves ; et tout en concevant qu’il y a autant de manières de sentir, d’être affecté et d’adorer, qu’il y a d’intelligences et de regards, je crois qu’il en est une non moins légitime, et je ne la cherche que dans cette contemplation même et dans ce qu’elle a d’auguste.

843. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »

Hommes d’observation, de sincérité et de hardiesse, ils se sont fait une doctrine à leur usage : ils se sont dit de ne pas répéter ce qui a été dit et fait par d’autres ; ils vont au vif dans leurs tableaux, ils pénètrent jusqu’au fond et aux bas-fonds ; ils veulent noter la réalité jusqu’à un degré où on ne l’avait pas fait encore ; ils tiennent, par exemple, à copier et à reproduire la conversation du jour et du moment, les manières de dire et de parler si différentes de la façon d’écrire, et que les auteurs, d’ordinaire, ne traduisent jamais qu’incomplètement, artificiellement ; ils ne reculent pas au besoin devant la bassesse des mots, fussent-ils dans une jolie bouche et du jargon tout pur, confinant à l’argot ; ils imitent, sans rien effacer, sans faire grâce de rien ; ils haïssent la convention avant tout ; pas d’école : « Aussitôt qu’il y a l’école de quelque chose, ce quelque chose n’est plus vivant. » Ils haïssent la fausse image et le ponsif du beau : « Il y a un beau, disent-ils, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du beau. » Très-bien : Je les comprends, je les approuve, je les suis volontiers, ou à très-peu près, jusque-là. […] La peinture est tellement l’art par excellence pour MM. de Goncourt, que dans la musique elle-même, ils le confessent, — dans un concert, — ce qu’ils en aiment surtout, ce n’est pas ce qui s’y entend, c’est ce qu’ils y voient ; c’est de regarder à la ronde les femmes qui écoutent, chacune à sa manière, d’un air différent : et ils nous font de toutes ces attitudes de femmes rayonnantes, languissantes, les lèvres entr’ouvertes, le col penché, le plus délicieux crayon. […] Et cette idée me rend triste. » Si j’avais à tracer une histoire de l’élégie et de l’amour, je ne voudrais pas d’exemple plus piquant pour montrer où en vient l’imagination qui caresse en tout son rêve d’art ; que le cadre domine, et que la manière enchante. […] Sur tous ces points importants, ils sont bien du xviiie  siècle encore, ils me rappellent des noms de gens d’esprit de ce temps-là par leur manière de juger.

844. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « La comédie de J. de La Bruyère : par M. Édouard Fournier. »

Les gens d’esprit qui trouvent ont besoin de marquer leur place et de forcer un peu leur manière de voir, afin qu’on la distingue plus aisément. […] Cette manière de commenter, familière à M.  […] Mais ce qu’il faut dire et faire observer, c’est que La Bruyère était d’une génération plus jeune que celle des purs écrivains du xviie  siècle ; venu le dernier, il avait à renchérir un peu à sa manière, à s’efforcer. […] on le lit, on l’étudie, on l’admire ; on le loue précisément à cause de cette manière un peu marquée et appliquée, qui faisait question en son temps, qui semblait trop forte, qui n’est que suffisante aujourd’hui : il en demeure le premier modèle.

845. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »

Mais le parnasse est aristocratique plus que noble ; son impassibilité ordinaire est faite d’élégance, non de stoïcisme et son dédain, qui s’arrête aux extériorités, condamne les manières et ignore les âmes. […] Goron, de Saint-Georges de Bouhélier ou même de mon ami Jean-Bernard : « À part l’escarbot merdivore, à part les saints déjà nommés, nul être humain ne barbota dans la crotte avec de pareilles délices. » Certes quand je cite de telles phrases chez Saint-Georges de Bouhélier c’est pour faire connaître par des exemples la manière ordinaire de mon auteur ; ici, je ris d’un accident plutôt rare, mais qui ne serait jamais arrivé au Tailhade ancien. […] Ces robins jaloux lui en veulent, M. de Tailhade l’affirme, pour la noblesse de sa naissance et de ses manières. […] Se parodier soi-même, manière aimable de se faire accepter tout entier.

846. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

Et c’est ici que la manière saine et mâle que Bossuet portait en chaque sujet retrouve toute sa supériorité. […] De même que l’Entretien qui nous a été conservé de Pascal et de M. de Saci est un des plus beaux témoignages de l’esprit de Pascal, de même ces Entretiens transmis par Ramsay donnent la plus haute idée de la manière de Fénelon, et surpassent même en largeur de ton la plupart de ses lettres. […] (Quelle manière délicate d’indiquer ses craintes au sujet du duc de Bourgogne ! […] Mais il n’est pas pour cela misanthrope, et, s’il l’était jamais, il aurait une manière de l’être qui ne ressemblerait à nulle autre : Je suis fort aise, mon cher bonhomme, écrit-il à Destouches, de ce que vous êtes content d’une de mes lettres qu’on vous a fait lire.

847. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

» Il ne se résigne pas toujours si aisément, il s’écrie : Si l’on pouvait, dans la médiocrité, n’être ni glorieux, ni timide, ni envieux, ni flatteur, ni préoccupé des besoins et des soins de son état, lorsque le dédain et les manières de tout ce qui nous environne concourent à nous abaisser ; si l’on savait alors s’élever, se sentir, résister à la multitude… ! […] Il revient en maint endroit, d’une manière détournée, sur ce qu’il y a d’étroit et de gênant dans une existence privée pour « un particulier qui a l’esprit naturellement grand. » On reconnaît à ces retours et à ces regrets mal étouffés l’homme qui, même en se vouant aux lettres, ne pouvait s’empêcher de penser que le cardinal de Richelieu était encore au-dessus de Milton. […] Pourtant on trouvait, dans les Pensées et Paradoxes qui venaient aussitôt après ces deux morceaux, plus d’un trait en désaccord avec la doctrine chrétienne rigoureuse ; la seule manière dont Vauvenargues y parle de la mort qui ne doit pas être, selon lui, le but final et la perspective de l’action humaine, et qui lui paraît en elle-même la plus fausse des règles pour juger d’une vie, cette façon d’envisager l’une des quatre fins de l’homme est trop opposée au point de vue de l’orthodoxie et en même temps trop essentielle chez Vauvenargues pour laisser aucun doute sur la direction véritable de ses pensées. […] Suard ont été, après sa mort, infidèles à son esprit par la manière dont ils l’ont tiré à eux de ce côté.

848. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

Tout se faisait autant que possible de vive voix, de manière que l’attention de l’enfant fût tenue constamment en haleine. […] On aime à revoir les lieux qu’on a habités dans son enfance… Je crois rajeunir en quelque manière ; je crois voir renaître ces jours précieux, ces jours irréparables de la jeunesse… On est assez embarrassé d’avoir à citer avec d’Aguesseau, car rien en particulier n’est original, ni bien vif, ni bien neuf, et il convient d’attendre et de prolonger la lecture jusqu’à ce que l’affection dont j’ai parlé opère ; mais alors l’agrément se fait sentir, un agrément honnête et sûr, et salubre. […] S’il lui arrive, dans les commencements, de traiter quelque sujet politique et économique à l’ordre du jour, ce n’est que par acquit de conscience et par manière de passe-temps, et il compare avec une grâce toute chrétienne ce travail inutile à ces corbeilles que tressaient les solitaires de la Thébaïde pour occuper leurs loisirs, et qu’ils jetaient souvent au feu à la fin de la semaine, quand ils ne trouvaient pas à en faire usage. Tel il s’offre à nous d’une manière riante dès le début de son exil.

849. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400

On entre dans ce qui est du goût personnel et particulier, dans ce que la folle du dedans s’est mise à chérir par choix et à revêtir amoureusement à sa manière. […] Berthereau, dans un poème burlesque intitulé Les Rats et les Grenouilles (1854), a imité la Batrachomyomachie attribuée à Homère, et a parodié nos luttes politiques : c’est la fable élevée à une manière d’épopée. […] Un prétendant, un sieur Flammik, une manière de bel esprit, le coq de l’endroit, qui n’est plus paysan et qui n’est pas bourgeois, essaie de s’insinuer près d’elle. […] Les sentiments qui, dans leur ténuité, pourraient à la rigueur suffire s’ils étaient analysés et déduits, y sont présentés d’une manière brusque, elliptique ; les chansons qui sont destinées à les traduire et à charmer les intervalles de l’absence, ne chantent pas assez : elles sont courtes et sèches ; elles sont déjà finies lorsqu’on croit que le poète n’a que commencé à préluder.

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