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612. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « De la question des théâtres et du Théâtre-Français en particulier. » pp. 35-48

Qu’on ne s’y trompe pas : à travers les formes diverses et les bigarrures qui se succèdent et qui déguisent souvent le fond, cet esprit français subsiste ; il subsistera tant qu’il y aura une France, et il faut espérer que ce sera bien longtemps encore. […] On le dit toujours mort ou bien malade ; il vit, il reparaît à chaque intervalle, le même au fond ; il cherche avec avidité à se satisfaire ; et ce qui importe, c’est d’empêcher qu’il ne tourne à mal et qu’il ne se pervertisse. […] J’ai cru remarquer que, même dans les lettres, dans cette république des lettres, le plus sûr, pour que les choses aient quelque ensemble, c’est qu’il y ait au fond quelqu’un, un seul ou un petit nombre, qui tienne la main.

613. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre dixième. »

A la vérité, il n’est pas de la dernière importance, puisqu’il se réduit à faire voir la dureté de l’empire que l’homme exerce sur les animaux et sur toute la nature ; mais c’est quelque chose de l’arrêter un moment sur cette idée ; et La Fontaine a d’ailleurs su répandre tant de beautés de détail sur le fond de cet Apologue, qu’il est presque au niveau des meilleurs et des plus célèbres. […] Celle-ci n’en approche, ni pour le fond, ni pour la forme. […] Ces quatre premiers vers sont très-jolis, mais n’obtiennent pas grâce pour le fond de cet Apologue, qui me paraît défectueux.

614. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »

On aime à voir que les entrailles du destructeur des villes sont formées comme celles du commun des hommes, et que les affections simples en composent le fond. […] Comme Télémaque, ils sont troublés ; mais ce n’est pas la majesté du ministre de Pharaon qui les étonne, c’est quelque chose au fond de leur conscience. […]  » Il sera aisé maintenant de prendre un passage d’Homère, d’en effacer les couleurs, et de n’en laisser que le fond à la manière de la Bible.

615. (1912) L’art de lire « Chapitre V. Les poètes »

On y connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages colorés qu’on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur et la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d’eau froide y sortent des rochers et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel. » Je laisse de côté l’effet de peinture qui est étonnant ; mais j’appelle l’attention sur l’effet rythmique ; il est dans l’opposition, légère du reste, et qu’il serait inepte de marquer comme un contraste, mais dans l’opposition cependant, des sons étouffés, sourds, des tons tristes « mousses marines… au fond des baies solitaires…, nuages sans couleur » et des sons plus clairs, plus chantants, sans avoir rien d’éclatant, de triomphant ni de sonore, « yeux de jeune fille…, vertes fontaines. ., se mire le ciel ». Il est aussi dans les membres de phrase courts en même temps qu’ils sont sourds, des membres de phrase déprimés du commencement, auxquels s’oppose le membre de phrase final, non pas allègre, mais libre, mais libéré, s’espaçant discrètement, mais s’espaçant et prenant du champ et qui semble comme l’expression du soulagement et de la reprise de la vie dans un sourire : « les yeux des jeunes filles y sont (verts et bleus à la fois) comme ces vertes fontaines où sur un fond d’herbes ondulées se mire le ciel. » Ainsi, en lisant à haute voix, vous vous pénétrez des rythmes qui complètent le sens chez les écrivains qui savent écrire musicalement ; du rythme qui est le sens lui-même en sa profondeur ; du rythme qui, en quelque façon, a précédé la pensée (car il y a trois phases : la pensée en son ensemble, en sa généralité : « Je suis né en Bretagne » — le rythme qui chante dans l’esprit de l’auteur, qui est son émotion elle-même et dans lequel il sent qu’il faut que sa pensée soit coulée — le détail de la pensée qui se coule en effet dans le rythme, s’y adapte, le respecte, ne le froisse pas et le remplit) ; du rythme enfin qui, parce qu’il est le mouvement même de l’âme de l’auteur, est ce qui, plus que tout le reste, vous met comme directement et sans intermédiaire en communication avec son âme.

616. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « IX »

Notre contradicteur le sait bien ; la forme modifie le fond et le fond modifie la forme ; il faut des mots pour corriger les idées, et il faut des idées pour corriger les mots. […] Je ne sépare pas le fond de la forme.

617. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »

Et il le sent si bien, cet esprit positif au fond, qui arrache un si riche lambeau de bon sens à la philosophie contemporaine dont il est féru, que, malgré sa tendance à généraliser, malgré les catégories qu’il dresse des différentes formes de la main correspondant aux différentes spécialités de l’intelligence, il n’ose pas donner à son livre un autre nom que celui d’aperçu, et qu’il dit dans l’introduction, avec une modestie antiphilosophique : « Qui n’a lu Gail et ses adeptes enthousiastes, les phrénologistes ? […] Prouvons que la forme de son livre mérite qu’on s’y arrête, et prenons sur elle la mesure d’un esprit que le fond de son ouvrage ne donne pas. […] Avec sa manière poétique et cavalière de porter une érudition qui étonne, d’étaler un luxe de lectures qui, pour un autre, serait un luxe lourd, le capitaine d’Arpentigny est au fond un écrivain de cape et d’épée.

618. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. de Lacretelle » pp. 341-357

Ce ne fut pas qu’une révolution dans le style, le rythme ou la rime ; ce fut une révolution jusqu’au fond des imaginations et des cœurs. […] Le succès du Génie du Christianisme tenait aux idées religieuses qui faisaient encore le fond des âmes, et que la révolution avait comprimées et blessées. […] Puisqu’il parlait de Lamartine, il ne pouvait pas taire absolument le poète, mais le républicain l’emporte, pour lui, sur le poète, comme la forme l’emporte sur le fond.

619. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Sainte Térèse » pp. 53-71

Il y a celle de la perfection même de l’âme qui parle ce langage, inouï d’humilité dans le fond, comme il est inouï de simplicité dans la forme. […] À certaines places de ce récit merveilleux où le surnaturel a complètement remplacé la nature, on voit surgir du fond de cette Contemplative, éperdue et perdue dans son Dieu, une raison plus forte que toutes ces flammes, qui met la main sur le cœur qui palpite et dit à ce cœur : « N’es-tu pas ta proie à toi-même ? […] Alors apparaît et s’annonce cette grande conductrice d’âmes qui devait littéralement gouverner, du fond de son monastère d’Avila, tout un peuple de religieux et de religieuses, et déployer dans cette conduite une prudence, une fermeté, une science des obstacles, et enfin un bon sens (ce bon sens maître des affaires, a dit Bossuet) qu’aucun chef d’État n’eut peut-être au même degré que sainte Térèse, l’Extatique, la Sainte de l’Amour.

620. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le comte de Gasparin » pp. 100-116

Puis, c’est la suppression obligée de ces détails qui vont au fond des choses. […] Au fond, il s’agit bien, historiquement, d’Innocent III ! […] Il ne concevait pas que la grande histoire se fît debout, et fût jamais une affaire de bec… L’ambitieuse forme oratoire, qui, comme toutes les ambitions, cache beaucoup de bassesse, ne peut pas aller au fond d’une histoire quelconque, puisqu’elle exclut la profondeur.

621. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [M. de Latena, Étude de l’homme.] » pp. 523-526

La Bruyère et La Rochefoucauld ont eu leur métaphysique, au fond et au-dessus de leur morale ; cette métaphysique seulement, ils ne l’ont pas dite ; ils ont jugé plus prudent de la sous-entendre, ou de ne la laisser voir, comme La Bruyère, que sous un jour qui n’est peut-être pas le plus en accord avec l’ensemble de leur observation pratique. […] Joubert, et que j’en voudrais retrancher, ne m’ont pas empêché de le reconnaître dès l’abord pour un de nos premiers moralistes, et de le voir tout proche de Vauvenargues et de La Bruyère, avec le cachet de notre temps, ce qui est un mérite selon moi, et une originalité. — Cela dit, ces réserves posées et ma prédilection ainsi confessée pour ce qui est neuf dans le fond ou piquant dans la forme, je citerai quelques-unes des pensées, toujours justes plutôt que vives, que je note au crayon dans le volume de M. de Latena, etc., etc.

622. (1874) Premiers lundis. Tome II « Deux préfaces »

Et c’est envers des contemporains connus de près qu’on peut s’acquitter avec le plus de certitude de cette justice de détail, qui n’est qu’un fond plus vrai donné au tableau littéraire d’un temps. […] Sans qu’au fond nos jugements du passé et nos prévisions de l’avenir se soient détournés ni déconcertés, l’expérience plus vraie que nous avons faite des choses, dans le sens même de nos convictions, nous a rendu plus tolérant pour tous.

623. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage »

Voilà ce qui fait le fond de nos conversations et de nos lettres, et nous prenons dès le collège l’habitude d’appliquer ainsi sur tous les sujets qu’on nous propose des pensées reçues, des phrases faites, où nous n’avons aucun intérêt de cœur ni d’esprit. […] Au fond, on n’est pas méchant, ni même sot, on n’est que pauvre d’idées ; et, comme il faut parler, on médit.

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