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914. (1890) L’avenir de la science « II »

Dans le beau mythe par lequel s’ouvre le livre des Hébreux, c’est le génie du mal qui pousse l’homme à sortir de son innocente ignorance, pour devenir semblable à Dieu par la science distincte et antithétique du bien et du mal. […] La science, en effet, ne valant qu’en tant qu’elle peut remplacer la religion, que devient-elle dans un pareil système ? […] La différence des individus médiocres ou distingués est ainsi devenue presque insignifiante ; l’administration est devenue comme une machine sans âme qui accomplirait les œuvres d’un homme. […] Et puis l’on est devenu difficile ; on ne veut pas s’être fatigué en pure perte. […] Le Golgotha ne devint sacré que deux ou trois siècles après Jésus.

915. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre IX. La littérature et le droit » pp. 231-249

La France, victime de cette politique de conquête, en est devenue bientôt la complice, et on a pu la voir figurer au nombre des puissances européennes, qui, fières de leur haute culture attestée par des millions de soldats et des canons d’acier, se sont ruées (de quel appétit !) […] Puis elle devient thème à discussion passionnée ; la vertu des sacrifices humains est mise en doute ; on se demande si la suppression du criminel est utile et légitime, si au contraire elle ne doit pas être condamnée au nom de l’Évangile, de la pitié, de la justice largement comprise, si la rosée sanglante tombée des échafauds n’est pas une semence de haine et de cruauté. […] L’adultère devient sous leur plume quelque chose de poétique ou tout au moins de sympathique  ; car il a l’excuse d’une quasi-nécessité en certains cas de tyrannie masculine et d’impossible union ; il prend une certaine grandeur par le danger bravé ; il émeut par le malheur presque inévitable où il mène. […] Si elle n’est pas nouvelle, si elle existe plus grave, plus triste encore dans les cas de séparation, correctifs déjà anciens des mariages mal assortis, elle est devenue plus frappante, surtout plus fréquente ; elle a été compliquée par la faculté laissée aux deux divorcés de se remarier chacun de son côté. […] Que sont devenus ces énormes in-folio qui donnent une si haute idée de la patience de nos pères ?

916. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque » pp. 463-482

Il est visible d’autre part que les grands écrivains du xviie  siècle, au nom desquels les modernes disputent la préséance aux anciens, tendent à devenir une seconde antiquité, rivale de la première. […] Racine est sur le point de se faire chartreux, de même que La Vallière est devenue sœur Louise de la Miséricorde. […] Le bon sens est sa Muse, et s’il lui inspire des ouvrages bien ordonnés, des vers solides et pleins qui deviennent facilement proverbiaux, il ne peut, hélas ! […] La prose deviendra peu à peu tendue et subtile, et, dès le début de l’époque suivante, La Bruyère pourra écrire : « On a mis dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable ; cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit.  » Cette même tendance de la littérature à devenir de plus en plus raisonnable et raisonneuse se montre sous une autre forme au théâtre. […] Clovis, roi des Francs, leur apparaît comme un petit Louis XIV ; ils lui prêtent une cour, des palais splendides, un pouvoir presque absolu ; ils suppriment si bien l’élément pittoresque, ils se donnent si peu la peine de se figurer le costume et les usages des hommes d’autrefois, et surtout ils imaginent si naïvement la persistance à travers les âges d’un « cœur humain » identique à lui-même, que le tissu de l’histoire devient quelque chose de terne et de grisâtre où rien ne se détache en relief.

917. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Huet, évêque d’Avranches, par M. Christian Bartholmèss. (1850.) » pp. 163-186

On avait peu de secours à attendre autour de soi ; il fallait de grands efforts et une rare vigueur d’esprit pour surmonter les obstacles, pour conquérir la science ; il fallait jusqu’à un certain point être inventeur, avoir le zèle et le génie de la découverte, pour devenir savant : Dans ces premiers temps d’obscurité et de ténèbres, ces grandes âmes (comme Huet appelle les savants de cette date primitive) n’étaient aidées que de la force de leur esprit et de l’assiduité de leur travail… Je trouve, disait-il spirituellement, la même différence entre un savant d’alors et un savant d’aujourd’hui, qu’entre Christophe Colomb découvrant le Nouveau Monde et le maître d’un paquebot qui passe journellement de Calais à Douvres. […] Chaque savant personnage que rencontrait le jeune homme sur son chemin (et l’Académie de Caen en réunissait alors un grand nombre) lui devenait ainsi un nouvel instigateur d’étude ; il absorbait avidement chaque source vive qui lui était offerte, et, toujours altéré, il en demandait encore. […] Huet ne devint un personnage officiel, le sous-précepteur du Dauphin, qu’en 1670, c’est-à-dire à l’âge de quarante ans ; il ne prit pas les ordres sacrés avant quarante-six ans, et ne fut nommé évêque qu’à cinquante-cinq. […] Vous êtes si prompt, et vous soutenez vos opinions avec une impétuosité si grande, qu’il semble qu’elles vous deviennent une passion. […] Un jour, Huet, devenu prélat et l’oracle de l’érudition, eut affaire à Boileau lui-même.

918. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

En 1748, Galiani, âgé de vingt ans, devint célèbre dans son pays par une plaisanterie poétique, une oraison funèbre du bourreau qui venait de mourir : c’était une parodie burlesque des éloges académiques, encore plus emphatiques en Italie qu’ailleurs. […] Sur l’une des caisses d’envoi à l’adresse du Très-Saint-Père, Galiani avait eu soin d’écrire ces mots de l’Évangile : « Fais que ces pierres deviennent des pains : Fac ut lapides isti panes fiant. […] Il eût dit très volontiers avec quelqu’un de son école : Il arrive bien souvent que l’idée qui triomphe parmi les hommes est une folie pure ; mais, dès que cette folie a éclaté, le bon sens, le sens pratique et intéressé d’un chacun s’y loge insensiblement, l’organise, la rend viable, et la folie ou l’utopie devient une institution qui dure des siècles. […] De retour à Naples, devenu magistrat et conseiller du Commerce, tout en insistant sur certaines réformes positives et utiles, et en s’appliquant à les introduire dans son pays, il ne chercha point du tout, comme on disait en France, à propager les lumières. […] Que lui importe que son ami Sambuca devienne ministre à la place de Tanucci ?

919. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mademoiselle de Scudéry. » pp. 121-143

Conrart est devenu Cléodamas, et il a, près d’Agrigente, une jolie maison de campagne qu’on nous décrit au long, et qui n’est autre que celle d’Athis, près de Paris. […] Les actions et la conduite de tous ces personnages (tant elle les travestit) deviennent presque d’accord avec cette manière factice de nous les présenter ; une même nuance de faux couvre le tout. […] Mais qu’un homme entre, un seul, et non pas même des plus distingués, cette même conversation va se relever et devenir tout d’un coup plus réglée, plus spirituelle et plus agréable. […] Ce dernier, qui désola et supplanta Conrart, devint, comme on sait, l’amoureux en titre de Mlle de Scudéry, son adorateur platonique, et il l’a célébrée en vingt pièces galantes sous le nom de Sapho. […] Elle ne se doutait point que par là elle fournirait un jour des arguments aux discussions militaires des Feuquières et des Jomini futurs, et qu’elle deviendrait une autorité d’état-major.

920. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Il est resté deux semaines à Paris ; je l’ai eu tous les jours chez moi ; il était devenu doux, souple, humble, décent jusqu’à la pudeur. […] Il était resté quelque chose de ces souvenirs de Lausanne dans l’esprit de Voltaire, lorsque, dix ans plus tard, il écrivait à Mme Necker, devenue grande dame à Paris, et qui réunissait alors à son dîner des vendredis les beaux esprits philosophes : Vous qui, chez la belle Hypatie, Tous les vendredis raisonnez De vertu, de philosophie, etc. […] Mais à peine eut-il vu chez Mme de Vermenou la jeune personne qu’elle amenait de Suisse, qu’il sentit son choix changer d’objet, et ce fut Mlle Curchod qui, après quelques mois de séjour à Paris, devint Mme Necker (1764). […] Faisant l’éloge de son mari et montrant que son existence est devenue inséparable du bien public : « C’est, dit-elle, le tison de Méléagre, auquel sa vie ministérielle est attachée. » Ce tison de Méléagre se retrouve en plus d’un endroit. […] La nature, qui devient ainsi le garant et l’interprète de l’amour conjugal, se plaît à consacrer de son inimitable pinceau les chastes sentiments d’une femme fidèle ; et tous les regards que jette un père attendri sur des fils qui lui ressemblent, retombent sur leur mère avec une nouvelle douceur.

921. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « L’abbé Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. (Collection Lefèvre.) » pp. 263-286

Les libellistes qui s’attaquèrent à Maury, devenu célèbre, ont ignoblement fouillé dans les années de sa jeunesse et dans les premières circonstances de son séjour à Paris. […] Dieu, qui n’était qu’un père dans la première version, deviendra dans la seconde un père et un juge : les pauvres, qui étaient d’abord des créanciers et des juges, ne seront plus, toute réflexion faite, que des créanciers et des médiateurs auprès de Dieu. La religion chrétienne, qui n’était d’abord que celle qui connaît seule l’art de consoler, deviendra de plus celle qui n’abuse jamais l’homme. […] Aujourd’hui elle est devenue vulgaire. […] Confiné pendant plusieurs années dans son petit évêché de Montefiascone, il vécut trop avec lui-même : les vices en nous sont des hôtes qui deviennent les maîtres du logis avec les années, si on ne les réprime à temps et si on ne les met vigoureusement à la raison.

922. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522

Bonneval justifia cette confiance et devint l’un des premiers lieutenants du prince dans ses diverses entreprises militaires en Italie, en Dauphiné, en Flandre. […] Je ne puis vous parler que de moi pour aujourd’hui, car je ne pense qu’à vous, et tout le reste me devient insupportable. […] Ce qu’il y a même de plus cruel, mon cher maître, c’est qu’il peut le devenir aux autres pour être trop tendre. […] La comtesse de Bonneval, informée de cette brouillerie, pressentit de loin l’orage ; elle écrivait à son mari avec ce sens de prudence que le cœur développe chez les femmes : « J’ai beaucoup souffert des bruits qui se sont répandus ici de votre brouillerie avec le prince Eugène… Quand nos amis deviennent nos ennemis, je les crois les plus dangereux. […] Bonneval, devenu le pacha Osman, ne donna pas sur les oreilles au prince Eugène ; il fit des mémoires très nets et très bien motivés sur les changements de tactique à introduire dans les armées du sultan ; il proposa des projets d’alliance et de guerre : mais tout cela échoua dans les intrigues du sérail et devant l’apathie musulmane.

923. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Beaumarchais. — II. (Suite.) » pp. 220-241

L’auteur, en introduisant pour cette première fois Figaro, n’avait pas encore prétendu en faire ce personnage à réflexion et à monologue, ce raisonneur satirique, politique et philosophique qu’il est devenu plus tard entre ses mains : Me livrant à mon gai caractère, dit-il, j’ai tenté dans Le Barbier de Séville de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle ; mais, comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. […] Le Figaro du Mariage affecte la gaieté plus encore qu’il ne l’a ; il est devenu un personnage, et il le sent ; il régente et dirige tout un monde, et il s’en pique. […] Une telle pièce où la société entière était traduite en mascarade et en déshabillé comme dans un carnaval de Directoire ; où tout était pris à partie et retourné sens-dessus-dessous, le mariage, la maternité, la magistrature, la noblesse, toutes les choses de l’État ; où le maître-laquais tenait le dé d’un bout à l’autre, et où la licence servait d’auxiliaire à la politique, devenait un signal évident de révolution. […] … Comment n’avez-vous pas pressenti que ce nom, prodigué à ce qu’il y a de plus bas et de plus ridicule, devenait une insulte, pour une brave femme à qui on l’applique si légèrement ? […] On parlera encore de gloire ; mais, au milieu de tout cela, qu’est devenu ce qu’on appelait la considération ?

924. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — I. » pp. 414-435

L’utopiste à bout de voie saisit la plume et devint un peintre. […] Rentré en France (1766), sans ressources, chargé de dettes, il devient plus que jamais solliciteur auprès des ministres et de ceux qui les entourent. […] Son édifice deviendrait aisément immense si le temps, les matériaux et la tranquillité d’esprit ne lui manquaient pas : « C’est ainsi que je file ma soie, dit-il ; j’en verrai la fin avec celle de mes forces. » Cette vie, bien que mélancolique, lui plairait assez si elle pouvait durer. […] Hennin, de résident qu’il était à Genève, était devenu, en mars 1778, premier commis aux Affaires étrangères sous M. de Vergennes. […] En vérité, vous devenez pour moi inconcevable, et je ne puis m’expliquer votre conduite autrement qu’en considérant que vous vous êtes longtemps aigri contre l’injustice de ceux qui auraient pu vous faire du bien, et que le point de votre cerveau où cette idée est classée est vicié par une humeur caustique qui le dénature au point de rapprocher le bien du mal, la bienfaisance de l’insulte ; d’où il résulte que, juste et bon dans tous les autres points de votre vie, dès qu’on touche cette corde vous devenez soupçonneux et injuste.

925. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Seule, elle dira le pourquoi et le comment de cette œuvre, de cette volonté devenue fait. […] Mais cependant allons au fond des rapports de Mercy-Argenteau et des lettres de Marie-Thérèse, lettres devenues des armes aux mains des ennemis de la mémoire de la Reine, etc. […] Bientôt la famille humaine devient la patrie ; et sous les regards satisfaits de cette Providence que les anciens voyaient sourire du haut du ciel aux sociétés d’hommes, les hommes se lient par la loi et le droit, et se transmettent le patrimoine de la chose publique. […] Le rapsode est devenu citoyen, et le conte épique devient un discours : l’histoire est une tribune où un homme, doué de cette harmonie des pensées et du ton que les Latins appelaient uberté, vient plaider la gloire de son pays et témoigner des grandes choses de son temps. […] Négligé par l’histoire, le xviiie  siècle est devenu la proie du roman et du théâtre, qui l’ont peint avec des couleurs de vaudeville, et ont fini par en faire comme le siècle légendaire de l’opéra-comique.

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