L’un accepte et comprend les choses comme elles sont dans la nature et dans l’humanité ; il prend, sans les disjoindre (car tout cela se tient, se correspond et, pour ainsi dire, se double), le rat et le cygne, le reptile et l’aigle, le crapaud et le lion ; il prend le cœur à pleines mains, tel qu’il est au complet, or et boue, cloaque ou Éden, et il laisse à chaque objet sa couleur, à chaque passion son cri et son langage. […] Il eut le mérite cependant de suivre un des mouvements de l’époque, et d’introduire pour sa part des commencements de littérature étrangère et comparée ; il apprécia et traduisit le Paradis perdu de Milton : quant à comprendre l’œuvre de Dante, il y échoua ; le contraire eût été trop fort pour son siècle et pour son esprit. […] Je crois comprendre autant qu’un autre les douceurs de la stabilité littéraire, et je ne les contesterai pas. […] Après le siècle du génie et du goût, on a eu le siècle de l’esprit et de la philosophie ; après le siècle de l’Encyclopédie, aboutissant à la plus terrible des Révolutions qui a remis les fondements de la société à nu, on a le siècle de la critique historique, du passé admirablement compris sous toutes ses formes, de l’art réfléchi et intelligent : voilà les vraies successions, les vraies suites, les grandes routes et les larges voies.
Daignons donc nous bien figurer l’effet que devaient produire de telles représentations, réglées en quelque sorte sur l’hymne, contenues au sanctuaire, graves, pathétiques, touchantes et toujours augustes, — je ne dis pas précisément sur le peuple, il ne comprenait que l’ensemble, le mouvement et la mimique en quelque sorte, l’image majestueuse des choses, il ne savait pas les langues savantes, — mais sur tout ce qui était clerc et lettré. […] On comprend très-bien que ce n’est plus ici le drame en langue vulgaire qui essaye d’entrer timidement dans l’église et de s’y faire tolérer en se faufilant tant bien que mal à travers le latin, c’est la liturgie cette fois qui sort du sanctuaire : pour, aller au-devant du drame, pour lui donner comme une première consécration, et bénédiction sur la place publique. […] Mais, en revanche, le bourgeois qui comprend et qui s’apitoie sur le sort de nos premiers parents verse une larme qui aura plus d’une occasion de couler encore durant ce tableau parlant. […] Ainsi, dans la seconde partie ou, comme nous dirions, dans l’acte suivant, lorsque Abel est tué par Caïn, notre vieil auteur lui avait compris que le premier crime, effet de la chute, étant celui de Caïn, il en devait faire son second tableau, a manqué cette idée si naturelle dans un drame d’Adam où l’on met en scène le meurtre d’Abel, de nous montrer notre premier père auprès du cadavre de son fils et contemplant avec effroi ce que c’est que cette mort que sa désobéissance a introduite dans sa race.
J’en pourrais citer ici à l’appui ; je les ai lus, et j’ai compris votre sentiment sur les Anciens. […] J’accorde tout à fait que, « dès qu’on ouvre Homère, on se sent transporté dans le monde de l’instinct » ; qu’on sent qu’on a affaire à des passions du monde enfant ou adolescent ; que lorsqu’on se laisser aller au courant de ces poèmes, « c’est moins encore telle ou telle scène qui nous émeut, que le ton général et, en quelque sorte, l’air qu’on y respire et qui nous enivre. » J’accorde que « les descriptions d’Homère n’étant que des copies des impressions les plus générales, nous nous trouvons en face de ces descriptions dans la même situation qu’en face de la nature », c’est-à-dire d’un objet et d’un spectacle inépuisable : « Il est dès lors facile de comprendre pourquoi on peut toujours relire Homère sans se lasser. […] Mais aussi, que le présent, que l’avenir le plus prochain, ne nous possèdent point tout entiers ; que l’orgueil et l’abondance de la vie ne nous enivrent pas ; que le passé, là où il a offert de parfaits modèles et exemplaires, ne cesse d’être considéré de nous et compris. […] Un moraliste à la façon de Nicole les a très-bien définis en ces mots : « Ce sont des esprits trop remplis d’eux-mêmes et des images présentes qui les occupent, pour pouvoir s’ouvrir et faire place en eux à d’autres idées que les leurs, et surtout quand il s’agit d’admettre et de comprendre les choses du passé. » De ces esprits exclusivement voués au monde moderne, aux impressions actives de chaque jour, et qui ne sauraient s’en déprendre, il en est, d’ailleurs, je le sais, de bien fermes et, à tous autres égards, d’excellents.
Leroux et Reynaud, c’est à cause de l’aspect parfois exclusif et répulsif que se donne dans l’expression une doctrine si vaste, si patiente au fond, si faite en définitive pour comprendre et tolérer. […] Il y a ainsi, au fond de la plupart des talents, un pis aller honorable, s’ils savent n’en pas faire fi et comprendre que c’est un progrès. Il faut tôt ou tard, bon gré, mal gré, y consentir : la critique hérite finalement en nous de nos autres qualités plus superbes ou plus naïves, de nos erreurs, de nos succès caressés, de nos échecs mieux compris. […] , je penserais que c’est le moment ou jamais, pour tous les hommes qui ont cette conservation à cœur et qui ne sont pas disposés à se confier immédiatement aux ressources de l’inconnu, — que c’est le moment pour eux de s’unir, de comprendre que la chose publique s’en va dans un morcellement misérable d’intrigues, dans une diminution sans terme de tous les pouvoirs et de toutes les fonctions.
André Chénier, s’il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu’il n’est compris de lui. […] Or j’ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces premières et profondes souffrances ; je n’y ai trouvé d’abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose ; puis, en regardant de plus près, l’idylle intitulée Liberté m’est revenue à la pensée, et j’ai compris que ce berger aux noirs cheveux épars, à l’œil farouche sous d’épais sourcils, qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées ; qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrifices ; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu’il est esclave ; j’ai compris que ce berger-là n’était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de Londres, et de l’espèce de servitude qu’y avait subie André ; et je me suis demandé alors, tout en admirant du profond de mon cœur cette idylle énergique et sublime, s’il n’eût pas encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène ; qu’il eût osé en vers ce qui ne l’avait pas effrayé dans sa prose naïve ; qu’il se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et d’indifférents, accoudé sur sa table, et rêvant, — rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu’il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains ; rêvant aux maux de la solitude, à l’aigreur qu’elle engendre, à l’abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance ; — pourquoi non ?
XVI Ai-je bien fait comprendre la possibilité d’une philosophie scientifique, d’une philosophie qui ne serait plus une vaine et creuse spéculation, ne portant sur aucun objet réel, d’une science qui ne serait plus sèche, aride, exclusive, mais qui, en devenant complète, deviendrait religieuse et poétique ? […] Je me suis souvent servi avec succès de la comparaison suivante pour faire comprendre cette vue. […] C’est pour cela que la France ne verra jamais de milieu entre le catholicisme le plus sévère et l’incrédulité ; c’est pour cela qu’on a tant de peine à y faire comprendre que, pour n’être pas catholique, l’on n’est pas voltairien. […] Un système tout fait, qu’il ne soit pas nécessaire de comprendre et qui nous épargne la peine de chercher, voilà bien ce que la France demande en religion, parce qu’elle sent fort bien qu’elle n’a pas le sens délicat des choses de cet ordre.
Une telle institution bien comprise est plus qu’aucune autre selon l’esprit de la société actuelle, aux yeux de quiconque accepte franchement celle-ci et la veut dans sa marche modérée et régulière. […] La biographie bien comprise et bien maniée est un instrument sûr pour initier à l’histoire des hommes et des temps, même les plus éloignés de nous. […] S’améliorer, pour la classe laborieuse, ce n’est pas, selon moi, avoir telle ou telle idée politique, incliner vers tel ou tel point de vue social (j’admets à cet égard bien des dissidences), c’est tout simplement comprendre qu’on s’est trompé en comptant sur d’autres voies que celle du travail régulier ; c’est rentrer dans cette voie en désirant tout ce qui peut la raffermir et la féconder. […] C’est à ce prix seulement qu’on se montrera tout à fait digne de les aimer en elles-mêmes et de les comprendre ; car c’est le seul moyen de les sauver désormais et d’en assurer à quelque degré la tradition, que d’y faire entrer plus ou moins chacun et de les placer sous la sauvegarde universelle.
Pour Saumaise, Eschyle n’est que farrago 8, Quintilien ne comprend rien à l’Orestie. […] IV Saumaise, ce Scaliger pire, ne comprend pas Eschyle, et le rejette. […] L’homme attentif qui lit les grands livres éprouve parfois au milieu de la lecture de certains refroidissements subits suivis d’une sorte d’excès de chaleur. — Je ne comprends plus. — Je comprends !
Chapitre V Le génie et la folie Quelque obscur que soit par lui-même le phénomène de la folie, quelques médecins ont cru que ce fait pouvait servir à nous faire comprendre un autre état d’esprit non moins obscur et non moins étonnant, à savoir le génie. […] Si l’on admet ces prémisses, on comprend que la thèse soit facilement prouvée ; car, lorsque l’on a commencé par décrire le génie comme une sorte de folie, il n’est pas difficile plus tard de conclure que le génie et la folie sont identiques en essence. […] Aristote, dit-on, s’est précipité dans les eaux de l’Europe, faute de pouvoir en comprendre le flux et le reflux. […] Or, il est facile de comprendre que parmi ces états si nombreux il s’en trouve vraisemblablement un certain nombre dans les parents d’un homme de génie.
C’est dans un haut dessein qu’il publie son erreur éphémère et le démenti qu’il se donne ; c’est pour que les poètes parnassiens (il ne s’adresse pas à d’autres) qui le liront, sachent qu’il faut obéir aux règles dans leur esprit et non dans leur lettre ; c’est pour leur faire comprendre qu’il n’est point de règles immuables, que demain peut toujours bouleverser hier. […] brièvement, voici : Il fallait d’abord comprendre la vérité profonde des tentatives antérieures et se demander pourquoi les poètes s’étaient bornés dans leurs essais de réforme. […] Ces jeunes écrivains sont donc très intéressants à consulter de ce chef et c’est une excellente initiative qu’ont prise Vildrac et Duhamel de nous renseigner sur ce qu’ils trouvent de bon chez les premiers vers-libristes, et de nous indiquer non seulement comment ils les comprennent, mais ce qu’ils y ajoutent et quelle est pour eux la suite logique du principe. […] Ils s’en garderaient bien : ils ont trop foncièrement compris notre conseil de liberté et de franchise vis-à-vis de soi-même.
J’ai entendu une femme de trente ans dire : « Je n’ai jamais pu comprendre ce qu’on trouve d’intéressant dans Madame Bovary. » J’ai pensé à lui répondre : « Ce qu’on trouve d’intéressant dans Madame Bovary, c’est vous », car il n’y a pas de femme de trente ans, je ne dis point qui ne soit Madame Bovary, mais qui ne contienne en elle une Madame Bovary avec toutes ses aspirations et tous ses rêves et toute sa conception de la vie ; une Madame Bovary latente, qui n’éclora point, comprimée et déroutée par toutes sortes d’autres éléments psychiques, mais qui existe. […] Du jour, où déjà, bon lecteur, nous nous avisons de comparer les personnages d’une fiction, non aux gens connus de nous, mais à nous-mêmes, nous prenons cette habitude, et nous nous lisons comme un livre, du moins comme un manuscrit difficile, avec attention et application, et quand nous revenons aux livres, nous avons acquis une aptitude plus grande à les comprendre et à les juger, ce qui, du reste, est la même chose. […] Dans les livres de philosophie, on va chercher des idées générales, dans les romans réalistes des observations, dans les romans idéalistes de beaux sentiments, dans les poètes tout cela et de plus des inventions de rythme, des trouvailles de mélodie, d’harmonie, toute une technique, qui ici, a autant d’importance que le fond ; et de cette technique on ne jouit, à cette technique on ne se plaît, à cette technique on ne se joue amoureusement, que si soi-même on s’en est mêlé, que si on s’y est essayé, que si l’on en a mesuré les difficultés, que si l’on y a atteint soi-même à quelques petits succès relatifs ; comme il n’y a que les musiciens qui comprennent la musique, et les autres, quand ils croient y entendre quelque chose, sont des snobs, il n’y a que les hommes qui ont été un peu versificateurs qui comprennent les poètes.
Nous ne nous livrerons point, sur ce sujet, à un examen étendu et approfondi ; nous tâcherons seulement de faire sentir ce que produirait cette partie de la discussion, si nous pouvions l’embrasser tout entière ; mais le peu que j’en dirai servira du moins à compléter le tableau de cette lutte des idées anciennes contre les idées nouvelles, et à me faire ainsi mieux comprendre. […] Si l’on eût d’abord compris que la majorité ne doit pas être évaluée par le nombre des voix, mais par la qualité des suffrages, on aurait évité beaucoup de crimes et on se serait épargné beaucoup d’embarras. […] Les classes qui n’ont pas compté dans cette évaluation morale doivent arriver à y être comprises ; et les femmes, dans ces classes, obéiront à leur tour à cette impulsion progressive. […] La légitimité, dont le discrédit dans l’opinion vient uniquement de ce qu’elle est peu comprise, la légitimité est le seul asile qui reste à nos mœurs ; c’est là qu’elles doivent se réunir et se concentrer.