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1087. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIIe entretien. Littérature italienne. Dante. » pp. 329-408

Ces divisions, après la mort de l’empereur Frédéric, finirent par se réduire à peu près à deux grands partis, les Guelfes et les Gibelins : l’un favorisant de ses vœux et de ses armes la domination des papes ; l’autre, par haine de cette domination pontificale, se dévouant aux empereurs d’Allemagne, comme si le patriotisme se fût senti moins humilié et moins oppressé de s’asservir à un dominateur étranger qu’à un dominateur sacré qui ajoutait un droit divin au droit temporel ! […] Je lançai ces deux âmes sœurs, mais devenues étrangères l’une à l’autre, dans la carrière de leur évolution à travers les modes de leur vie renouvelée. […] Il est glorieux sans doute pour l’Italie comme pour l’Angleterre que les deux plus grands prosateurs français de ce siècle n’aient pas jugé au-dessous de leur talent de copier ces deux modèles étrangers et d’écrire leurs noms sur les piédestaux éternels de Milton et de Dante ; mais le système de traduction qu’ils ont adopté l’un et l’autre est, selon nous, un faux système, un jeu de plume plutôt qu’une fidélité de traducteur.

1088. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

Le tyran qui les épie à leur insu, et qui, les perçant à la fois du même glaive, confond dans un même ruisseau leur sang sur la terre et dans un même soupir leur première et leur dernière respiration d’amour ; Le ciel qui les châtie avec une sévérité morale, mais avec un reste de divine compassion, dans un autre monde, et qui leur laisse au moins, à travers leur expiation rigoureuse, l’éternelle consolation de ne faire qu’un dans la douleur, comme ils n’ont fait qu’un dans la faute ; La pitié du poète ému qui les interroge et qui les envie (on le reconnaît à son accent) tout en les plaignant ; Le principal coupable, l’amant, qui se tait, qui sanglote de honte et de douleur d’avoir causé la mort et la damnation de celle qu’il a perdue par trop d’amour ; la femme qui répond et qui raconte seule pour tous les deux, en prenant tout sur elle, par cette supériorité d’amour et de dévouement qui est l’héroïsme de la femme dans la passion ; Le récit lui-même, qui est simple, court, naïf comme la confession de deux enfants ; Le cri de vengeance qui éclate à la fin de ce cœur d’amante contre ce Caïn qui a frappé dans ses bras celui qu’elle aime ; Cette tendre délicatesse de sentiment avec laquelle Francesca s’abstient de prononcer directement le nom de son amant, de peur de le faire rougir devant ces deux étrangers, ou de peur que ce nom trop cher ne fasse éclater en sanglots son propre cœur à elle si elle le prononce, disant toujours lui, celui-ci, celui dont mon âme ne sera jamais « désunie » ; Enfin la nature du supplice lui-même, qui emporte dans un tourbillon glacé de vent les deux coupables, mais qui les emporte encore enlacés dans les bras l’un de l’autre, se faisant l’amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur joie ici-bas, flottant dans le froid et dans les ténèbres, mais se complaisant encore à parler de leur passé, et laissant le lecteur indécis si un tel enfer ne vaut pas le ciel… Quoi de plus dans un récit d’amour ? […] » On ne peut invoquer plus clairement l’invasion de sa patrie par l’étranger. […] — Tu éprouveras combien le pain de l’étranger est âpre à la bouche, et combien c’est un rude effort que de monter et de descendre l’escalier d’autrui ! 

1089. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre III. Le roman » pp. 135-201

Rien ne lui est étranger. […] Le fatalisme, qui plane sur les Sortilèges, ne traduit que l’instinct même du Chinois, du Malgache, du Cafre ou de l’Indien, qui se replient sur eux-mêmes en présence des races étrangères. […] L’Impossible sincérité de Mme Hélène de Zuylen de Nyevelt marque un poète douloureux et humble devant l’éternel mystère des âmes étrangères l’une à l’autre.

1090. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVIII. J.-M. Audin. Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc. » pp. 369-425

… Quand le jeune Audin eut passé sa licence, il se détourna tout à coup du barreau, « obéissant, a dit un de ses biographes, à cette timidité naturelle, venant d’une modestie extrême, qu’il conserva jusqu’à sa mort, et qui, même après tous ses succès, paralysait cet esprit si vif, si pénétrant, devant des étrangers, étonnés qu’on pût ignorer ainsi sa propre valeur ». […] Le protestantisme, c’est-à-dire l’étranger, gagnait chaque jour un terrain énorme. […] Quoiqu’il fût de l’Académie de Lyon, on peut dire que les pays étrangers lui avaient été meilleurs que son pays.

1091. (1853) Portraits littéraires. Tome I (3e éd.) pp. 1-363

Il parle naturellement la langue des vers, et dès qu’il est libre de toute contrainte, dès qu’il tente la prose, il a l’air de bégayer un idiome étranger. […] Dérober ainsi que l’a fait l’interprète mélodieux de mademoiselle de Coigny, ce n’est pas commettre un plagiat ni se parer d’une richesse étrangère, c’est conquérir, et légitimer sa conquête en la fécondant. […] Si la rime a livré les Orientales à toutes les chances de la loterie, la doctrine de l’auteur sur la valeur des images n’est pas non plus étrangère à ce malheur. […] Malheureusement il est facile de prouver qu’ils sont aussi étrangers à la réalité qu’à l’interprétation. […] Ils s’adressent à des esprits énervés par l’ennui, étrangers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à toutes les délicatesses du goût littéraire.

1092. (1932) Les idées politiques de la France

Or le référendum est aussi étranger et aussi indifférent à notre démocratie traditionnelle que le suffrage féminin. […] Et pourtant le radicalisme ne s’explique pas sans un oxygène proudhono-alanien : la Justice dans la Révolution et dans l’Église, les Éléments d’une doctrine radicale sont les deux livres qu’il faudrait faire lire à un étranger pour lui éclairer le mot du Barrès de 1923. […] Mais derrière l’action syndicale il y a un esprit syndicaliste ancien, tenace, bien antérieur aux syndicats proprement dits, de plain-pied avec les militants locaux, plus proudhonien que marxiste, et qui, indépendant des importations étrangères, de la presse officielle du Parti, a maintenu une tradition ouvrière historique. […] Et alors, d’autre part nous le voyons, en France comme dans tous les pays, se prononcer énergiquement contre l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, et pour la protection des intérêts de l’ouvrier national contre les intérêts de l’ouvrier étranger. […] Toutes celles du traditionalisme se trouvent dans Chateaubriand et Bonald, sauf le nationalisme étranger à la littérature de l’émigration qui se relierait alors à la réaction contre les traités de 1815 et à la mystique du drapeau tricolore.

1093. (1893) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Cinquième série

Les étrangers ne l’ignorent pas, et qu’aucune autre ne saurait se vanter d’avoir exercé pendant cent cinquante ans une pareille action dans le monde. […] Le Français qui les vantait n’apprenait rien alors à l’étranger ! Aujourd’hui, je commence à craindre que ce ne soit bientôt l’étranger qui nous les rapprenne ; « C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Église. […] Édouard Sayous, dans son Histoire de la littérature française à l’étranger, dont elle fait l’un des meilleurs chapitres. […] Il est permis de croire que, si rien n’a contribué davantage à le faire accuser de scepticisme, rien n’a dû plus contribuer à nous le rendre indifférent et comme étranger.

1094. (1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409

Est-il de plus flatteuse espérance que de laisser à ses parents, à ses amis, à ses descendants, aux étrangers, aux siens, à l’univers, un sujet d’admiration, d’entretien et de regrets ? […] Si ces calomniateurs des gens de bien n’étaient pas étrangers à tout sentiment honnête, ils rougiraient de placer ce nom justement décrié, à côté des noms les plus respectables et les plus respectés. […] je n’envisage que mon action ; ces accessoires lui sont étrangers, et je mourrai… » Voilà l’esprit qui domine dans toute la morale de Sénèque. […] J’avoue que, s’il y a des questions oiseuses et étrangères à la sagesse, ce s’ont celles-là. […] Ces contradictions, qui ne sont pas inexplicables pour nous, sont autant de scandaleuses énigmes pour les étrangers.

1095. (1859) Moralistes des seizième et dix-septième siècles

Quand il s’agit de créer une morale, la science n’y peut rester étrangère ; toutes ses branches s’y trouvent intéressées. […] Il avait d’ailleurs le privilège de se gêner moins qu’un autre avec la langue, son éducation en ayant presque fait un étranger dans la littérature française. […] pourquoi introduire dans la morale un élément qui lui est étranger ? […] Nous la voyons enfin chez Moïse lui-même ; car, si je n’admets pas que son œuvre spéciale fut une religion, je suis loin d’admettre que la religion fut étrangère, non pas à son cœur, cela va sans dire, mais à ce que Dieu le destina à opérer. […] Quant à l’ensemble des jugements de La Rochefoucauld, tous les temps, sans doute, ont pu offrir des circonstances analogues ou équivalentes ; il est trop évident que jamais la vertu humaine n’apparaît pure du mélange d’éléments étrangers.

1096. (1922) Gustave Flaubert

As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? […] L’atticisme lui sera toujours étranger, et Racine demeurera sa bête noire. […] On nous écrivait des lettres d’une politesse douteuse ; on nous accusait de calomnier la France et de l’avilir aux yeux de l’étranger. […] De sorte que Flaubert prend ici un sujet qui soit étranger à la continuité humaine d’Occident, comme il avait pensé prendre dans Madame Bovary un sujet étranger à son courant intérieur, un sujet qui se tienne suspendu par lui-même, pur de toute attache d’actualité, et qu’on puisse traiter du point de vue unique du style. […] Férocité barbare, férocité punique, l’une contre l’autre, que celle-ci soit victorieuse ou celle-là, rien ne nous est plus étranger.

1097. (1895) Nouveaux essais sur la littérature contemporaine

Renan, il savait bien qu’il existait une Chine et des Indes ; il connaissait l’œuvre des Missions étrangères ; et il est vrai qu’il n’eût pas pu écrire sur le bouddhisme les éloquentes études que nous devons à M.  […] Une autre cause d’affaiblissement ou d’éclipse de l’idée monothéiste en Israël, ce fut le contact, la fréquentation, l’imitation des nations étrangères, de l’Égypte ou de l’Assyrie. […] Quelle influence l’exemple de l’étranger a-t-il peut-être exercée sur elle ? […] Le Français qui le dit n’apprend rien à l’étranger : je serais heureux qu’il le rappelât à quelques Français qui l’ont trop oublié. […] Trois ans entiers, messieurs, — je dis trois ans, — sous l’œil d’Armand Carrel, la besogne de cet helléniste, de ce philologue, de ce philosophe, de ce savant, fut d’extraire les journaux étrangers.

1098. (1927) Approximations. Deuxième série

se disait-il en écoutant le son des vaines paroles que prononçait sa bouche, comme il eût fait un bruit étranger ; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas ! […] » Le poète était très en train, parlait vite et assez haut, ponctuant ses propos de ces gesticulations qui lui donnaient souvent un certain air étranger. […] Chez nous le problème se complique encore du fait que le public français voit dans l’écrivain étranger avant tout un exotique : or, tant qu’en un écrivain étranger n’est pas senti le prochain (dans l’acception évangélique du terme), on possède peut-être un bibelot de plus, mais non une authentique richesse spirituelle70. […] Qualité plus rare chez un Français : de l’œuvre des grands romanciers étrangers il n’ignore rien d’essentiel, — et il les lit pour eux-mêmes, libre de cette obsession qui s’empare de tant de nos compatriotes dès qu’ils abordent les littératures étrangères, et qui consiste à vouloir tout évaluer d’après nos propres poids et mesures. […] Il semblait que l’idée de son propre intérêt lui fût tout à fait étrangère.

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