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665. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DE BARANTE. » pp. 31-61

Pourtant, de cette habitude générale de continuellement juger le passé au point de vue du présent, était né en quelques esprits élevés le désir bien naturel d’une méthode contraire, où l’on irait d’abord à l’objet pour l’étudier en lui-même et en tirer tout ce qu’il contient. […] Arrivé d’hier de Versailles, tout plein des habitudes du bel air, il mettait au service de la cause, les jours de combat, la plus brillante valeur, après quoi il ne se souciait guère de rien de sage ; et, pour ne citer qu’un trait qui le peint, un jour, après ce fatal passage de la Loire, qu’il avait surtout conseillé pour se rapprocher de ses vassaux, ayant trouvé au château de Laval une ancienne bannière de famille, une bannière des La Trémouille, bleu et or, il imagina de la faire porter devant lui.

666. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

Pierre Corneille En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes : non pas ces biographies minces et sèches, ces notices exiguës et précieuses, où l’écrivain a la pensée de briller, et dont chaque paragraphe est effilé en épigramme ; mais de larges, copieuses, et parfois même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres : entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelque temps, et où ils retombent sans cesse. […] Dans les diverses pièces qu’il composa en cet espace de cinq années, Corneille s’attacha à connaître à fond les habitudes du théâtre et à consulter le goût du public ; nous n’essaierons pas de le suivre dans ces tâtonnements.

667. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Madame de Krüdner et ce qu’en aurait dit Saint-Évremond. Vie de madame de Krüdner, par M. Charles Eynard »

Dès cette époque, elle avait l’habitude de mêler Dieu à toutes choses, à celles même auxquelles sans doute il aime le moins à être mêlé. […] On le quitte lorsque ses charmes sont usés, et qu’une habitude ennuyeuse nous a fait tomber insensiblement dans la langueur.

668. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Quand nous lisons : Tes bons mots, autrefois délices des ruelles, Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles, Hors de mode aujourd’hui chez nos plus grands badins, Sont des collets montés ou des vertugadins : nous ne pouvons nous figurer que cela a la même valeur, relativement aux habitudes du langage et du goût de son siècle, qu’ont à notre égard les vers de V.  […] Son éducation, les habitudes et l’esprit de son siècle, tout conspirait à l’empêcher de prendre conscience de son originalité artistique.

669. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre IV. Le patriarche de Ferney »

Il n’a cru qu’à la raison : mais il a trop cru que ses habitudes, ses préjugés, ses partis pris étaient la forme universelle, éternelle de la raison. […] C’est bien Voltaire qui a tué chez nous la religion : il a révélé à la masse des esprits moyens qu’ils n’avaient pas besoin de croire, qu’ils ne croyaient que mécaniquement, par préjugé, habitude et tradition : et c’était vrai.

670. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre premier »

La Réforme, en leur prouvant qu’elle savait mieux lire qu’eux-mêmes dans leurs propres livres, les força d’y regarder ; et la science s’ajoutant à l’autorité de la possession et à l’habitude, ils furent désormais invincibles. […] L’habitude des grandes affaires, auxquelles elle ne se mêla d’ailleurs qu’avec la réserve d’une femme soumise à son mari, ou d’une sœur qui aima dans François Ier le roi, le frère, et peut-être l’homme, la préserva des superstitions du savoir et de l’imitation servile de l’antiquité.

671. (1902) L’œuvre de M. Paul Bourget et la manière de M. Anatole France

Mais il est évident que l’esprit a sa manière, opportune et logique, alors que l’habitude et un certain pouvoir de concentration l’arment de la volonté et du goût de l’entreprise idéale, — et qu’il a dès lors ses maîtrises. […] France, si telle de ses attitudes est voulue ou instinctive, mais voir si, dans le détail des dispositions quotidiennes, l’on n’est pas au moins aussi coutumier que conscient, et si l’on cesse d’être conscient quand on est coutumier, ou jusqu’où l’habitude remonte dans l’origine des façons d’être et des façons de dire, et ce qu’elle paralyse ; — qu’il le faille, nous le voyons bien.

672. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XII. La littérature et la religion » pp. 294-312

Aux catholiques l’habitude de s’adresser à l’imagination ; le goût des pompes théâtrales et des arts qui parlent aux yeux ; un style volontiers sensuel, coloré, voluptueux. […] Elles sont si puissantes, ces habitudes imposées à la pensée par le catholicisme et le protestantisme, que la foi peut disparaître sans que le caractère national ou individuel perde le pli ainsi contracté.

673. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque » pp. 463-482

Les uns gardent fidèlement les traditions et les habitudes de l’époque précédente ; les autres préparent les idées et les formes de l’époque suivante ; et comme l’art d’une nation oscille toujours entre deux pôles, idéalisme et réalisme, analyse et synthèse, pessimisme et optimisme, etc., comme sa pensée se développe par actions et réactions, il arrive souvent que les attardés sont en même temps des précurseurs partiels, qu’en demeurant attachés aux conceptions d’hier ou d’avant-hier ils annoncent déjà celles de demain ou d’après-demain. […] L’action semble se passer n’importe où, n’importe quand, entre des âmes qui n’ont des corps que par une vieille habitude ; le décor est réduit au minimum ; la mise en scène est simplifiée à l’extrême ; l’extérieur des personnages n’est pas ce qui doit intéresser, leur vie interne a seule droit à l’attention ; et encore dans la peinture de leurs pensées et de leurs sentiments ne veut-on exprimer par des formules définitives que l’essence de la nature humaine.

674. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Gil Blas, par Lesage. (Collection Lefèvre.) » pp. 353-375

Je sais la part qu’il faut faire, en pareil cas, à la plaisanterie du roman, aux habitudes du genre, et aussi à cette morale facile d’un temps où l’on pardonnait aux friponneries du chevalier Des Grieux, où l’on riait à celles du chevalier de Grammont. […] Il lui faut la disgrâce pour se reconnaître, et pour rentrer dans le vrai de son habitude et de sa nature.

675. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Elle fit si bien qu’insensiblement Mme de Caylus, jeune veuve, laissa le directeur en même temps que l’austérité, et reprit ses habitudes mondaines. […] Ce terme de Néron revient souvent sous sa plume pour exprimer avec enjouement cette habitude négative de Mme de Maintenon, inexorable dans les privations qu’elle imposait aux autres comme à elle-même8.

676. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Biographie de Camille Desmoulins, par M. Éd. Fleury. (1850.) » pp. 98-122

Et, selon sa détestable habitude de ne point respecter les croyances d’autrui, il apostrophe les ecclésiastiques qui ont voté pour le décret ; après mainte épithète injurieuse : « Ne voyez-vous donc pas, leur crie-t-il, que votre Dieu n’aurait pas été éligible ?  […] comme, après la lecture de ces pages bigarrées, toutes tachées encore de boue et de sang, et convulsives, image vivante (jusque dans les meilleurs endroits) du dérèglement des mœurs et des âmes, comme on sent le besoin de revenir à quelque lecture judicieuse où le bon sens domine, et où le bon langage ne soit que l’expression d’un fonds honnête, délicat, et d’une habitude vertueuse !

677. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La duchesse du Maine. » pp. 206-228

Il avait de l’esprit, un langage excellent, de la douceur et de l’agrément dans l’intimité, l’habitude de la sagesse et de la soumission ; en un mot, c’était un de ces sujets parfaits de bonne heure, qui ne s’émancipent jamais et ne deviennent pas tout à fait des hommes. […] Voltaire y travaillait aux bougies ; il y composa pendant deux mois quantité de ses jolis Contes, notamment Zadig, et il descendait chaque soir en régaler la princesse, qui, n’ayant pas l’habitude de dormir, dormait ces nuits-là moins que jamais.

678. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

» Évidemment ce Voyez ne s’adresse pas à Sophie, qu’il tutoie d’habitude : c’est l’écrivain, c’est l’orateur, et non plus l’amant, qui s’adresse ici à cet auditoire absent et idéal que son imagination ne perd jamais de vue. […] Mirabeau, de plus, avait pris de bonne heure et d’instinct cette habitude, j’ai presque dit cette méthode de copier les autres ou de se copier lui-même, de se compiler à l’avance des provisions de pensées et de tirades dont il usait sans scrupule, selon l’occurrence, jusqu’à en faire double et triple emploi.

679. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur. » pp. 97-120

En un mot, il n’avait ni les formes ni le langage de la société dans laquelle il se trouvait ; et quoique, par sa naissance, il allât de pair avec ceux qui le recevaient, on voyait néanmoins tout de suite à ses manières qu’il manquait de l’aisance que donne l’habitude du grand monde. […] Au monde de Versailles, il pouvait sembler, à première vue, n’avoir pas l’habitude du grand monde ; mais au monde de Paris et à tout ce qui n’était pas de la Cour et des petits appartements, il semblait dans sa mise, dans son geste et dans ses manières, et même en ses familiarités, un grand seigneur d’autrefois qui se mettait avec luxe et caprice.

680. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — I. » pp. 389-410

Il est plus favorable à la Syrie et se déride quelquefois en nous en parlant : c’est par la Syrie qu’il entre davantage dans l’esprit de l’Orient, et que, devenu maître de la langue, il reçoit son impression tout entière : il parle du désert et des Bédouins avec quelque chose de plus senti que d’habitude, bien que de sobre également et d’inflexible. […] Il ne laisse pas d’être misanthropique pourtant, et le besoin d’aller toujours au fond des ressorts humains l’empêche de voir ce qui les recouvre souvent dans l’habitude, et ce qui en rend le jeu plus tolérable et plus doux.

681. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre premier. Existence de la volonté »

Cette théorie spencérienne suppose que nous enregistrons passivement par la sensation les séquences et coexistences extérieures, alors qu’en réalité nous réagissons par notre organisme : nous ne reproduisons pas exactement les séries externes, mais nous les combinons avec nos appétits, avec nos plaisirs et nos peines, avec nos habitudes, etc. […] Par l’habitude, il se forme des voies de communication directes et faciles, par cela même des centres relativement moteurs, correspondant aux divers membres.

682. (1889) L’art au point de vue sociologique « Introduction »

Le réalisme bien entendu en est juste le contraire, car « il consiste à emprunter aux représentations de la vie habituelle toute la force qui tient à la netteté de leurs contours, mais en les dépouillant des associations vulgaires, fatigantes et parfois repoussantes. » Le vrai réalisme consiste donc à dissocier le réel du trivial ; c’est pour cela qu’il constitue un côté de l’art si difficile : « il ne s’agit de rien moins que de trouver la poésie des choses qui nous semblent parfois les moins poétiques, simplement parce que l’émotion esthétique est usée par l’habitude. Il y a de la poésie dans la rue par laquelle je passe tous les jours et dont j’ai, pour ainsi dire, compté chaque pavé, mais il est beaucoup plus difficile de me la faire sentir que celle d’une petite rue italienne ou espagnole, de quelque coin de pays exotique. » Il s’agit de rendre de la fraîcheur à des sensations fanées, « de trouver du nouveau dans ce qui est vieux comme la vie de tous les jours, de faire sortir l’imprévu de l’habituel ;  » et pour cela le seul vrai moyen est d’approfondir le réel, d’aller par-delà les surfaces auxquelles s’arrêtent d’habitude nos regards, d’apercevoir quelque chose de nouveau là où tous avaient regardé auparavant. « La vie réelle et commune, c’est le rocher d’Aaron, rocher aride, qui fatigue le regard ; il y a pourtant un point où l’on peut, en frappant, faire jaillir une source fraîche, douce à la vue et aux membres, espoir de tout un peuple : il faut frapper à ce point, et non à côté ; il faut sentir le frisson de l’eau vive à travers la pierre dure et ingrate. » Guyau passe en revue et analyse finement les divers moyens d’échapper air trivial, d’embellir pour nous la réalité sans la fausser ; et ces moyens constituent « une sorte d’idéalisme à la disposition du naturalisme même ».

683. (1888) La critique scientifique « La critique et l’histoire »

Ainsi l’habitude des plaisirs esthétiques favorable à la solidarité humaine, est nuisible à l’existence des nations : et en fait les Etats les plus policés sont les plus faciles à conquérir. […] — On aura puisé dans les pages qui précèdent une représentation de la critique qui diffère dans une large mesure de la façon dont on la conçoit d’habitude.

684. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Introduction »

Je n’en disconviens pas ; mais je fais remarquer que pour retrouver ces vérités primitives, mêlées à tant de chimères, de superstitions et de préjugés, il faut une analyse éclairée qui sépare le vrai du faux, et les vérités vraiment naturelles des illusions de l’ignorance et de l’habitude. […] Comment donc distinguer ici l’habitude de la nature, le conventionnel du primitif, si ce n’est par l’examen et la discussion, qui nous apprennent que parmi ces affirmations spontanées il en est de nécessaires et d’indispensables ?

685. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Loutherbourg » pp. 258-274

L’étude, le goût acquis, la réflexion saisiront fort bien la place d’un vers spondaïque, l’habitude dictera le choix d’une expression, elle séchera des pleurs, elle laissera couler les larmes ; mais frapper mes yeux et mon oreille, porter à mon imagination, par le seul prestige des sons, le fracas d’un torrent qui se précipite, ses eaux gonflées, la plaine submergée, son mouvement majestueux et sa chûte dans un gouffre profond, cela ne se peut. […] Toutefois sans la facilité de trouver ce chant, cette espèce de musique, on n’écrit ni en vers ni en prose : je doute même qu’on parle bien ; sans l’habitude de la sentir ou de la rendre, on ne sait pas lire ; et qui est-ce qui sait lire ?

686. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 35, de la mécanique de la poësie qui ne regarde les mots que comme de simples sons. Avantages des poetes qui ont composé en latin sur ceux qui composent en françois » pp. 296-339

Voilà pourquoi nous sommes choquez machinalement par la prononciation d’un homme qui profere avec peine certains mots d’une langue étrangere, et qui est obligé à forcer souvent ses organes pour en arracher des sons qu’ils ne sont point en habitude de former. […] Ceux qui ont élevez des enfans sçavent combien il faut de soin pour les corriger du penchant qu’ils ont à se servir de ces sons inarticulez dont nous regardons l’usage comme une mauvaise habitude.

687. (1860) Ceci n’est pas un livre « Hors barrières » pp. 241-298

D’abord, il fit mine de se diriger vers l’autre extrémité de la salle, mais, la force de l’habitude l’emportant, il tourna lentement sur sa canne et son parapluie, — et vint s’asseoir tout à côté de moi, à la table accoutumée. — N’y aurait-il pas des attractions irrésistibles entre certains objets et certaines personnes ? […] Il entama le bulletin politique ; mais je remarquai bientôt que son attention n’était pas centralisée comme d’habitude.

688. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265

Le dard de sa flèche ressemble un peu trop aux plumes dont elle est empennée… Polémiste par habitude et par situation plus que par la nature de son intelligence, c’est en vain qu’il a été rompu à ces luttes incessantes du journalisme qui donnent à l’esprit tant de fil et tant de trempe, et l’assouplissent et l’affermissent comme une épée dont on passerait la lame au feu. […] Parfois dupe de cette forme dont les regains, quand elle en a, sont dus à l’habitude d’une plume longtemps exercée, l’esprit du lecteur s’imagine que quelque chose va enfin sortir de cette intelligence qui a des velléités de vérité, mais rien ne vient.

689. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’art et la sexualité »

Des raisons de différent ordre peuvent expliquer cette fécondation de l’individu par lui-même, par exemple de graves imperfections physiques du sujet, l’influence d’un milieu puritain ou idéaliste, l’habitude de travaux spécialement intellectuels pervertissant la vie corporelle. […] S’il s’efforce par hasard de suivre un moment l’exemple du vulgaire, pour une action usuelle dont il reconnaît temporairement la nécessité, c’est au prix d’efforts inouïs qu’il pourra dompter son habitude de s’approcher des choses de la vie par la route la plus longue, la plus ténébreuse et la plus compliquée ; et même sil y parvient, sa jouissance sera médiocre.

690. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVIII. Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès. »

Dans la suite, elle devait réparer une partie de ces pertes, par les ouvrages des grands écrivains du siècle de Louis XIV, et par ce don puissant qu’ont les hommes de génie de féconder les langues, en jetant dans le public une foule d’expressions neuves et pittoresques, que les hommes médiocres ou froids ne manquent pas de censurer d’abord, parce qu’ils sont gouvernés par l’habitude, et qu’il est plus aisé en tout genre de critiquer que d’inventer. […] C’est là, en effet, que les hommes réunis et opposés s’essaient, s’observent et se jugent ; là, en comparant toutes les manières de juger, on apprend à réformer la sienne ; là, les teintes rudes s’adoucissent, les nuances se distinguent, les esprits se polissent par le frottement, l’âme acquiert par l’habitude une sensibilité prompte ; elle devient un organe délicat, à qui nulle sensation n’échappe, et qui, à force d’être exercée, prévoit, ressent et démêle tous les effets.

691. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Réception du père Lacordaire » pp. 122-129

Ce sont des habitudes d’un autre genre et d’une autre enceinte qu’il apportait dans une enceinte nouvelle.

692. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Post-scriptum sur Alfred de Vigny. (Se rapporte à l’article précédent, pages 398-451.) »

La vie de garnison n’allait pas plus à de Vigny qu’à moi ; les habitudes des autres officiers qui passaient une grande partie de leurs journées dans les cafés ou ailleurs ne lui convenaient pas.

693. (1874) Premiers lundis. Tome I « Walter Scott : Vie de Napoléon Bonaparte — II »

Tous ceux qui faisaient partie de ces deux tiers, « véritables comédiens ambulants qui changèrent de nom et d’habit en même temps que de rôle »,lui paraissent « indignes non-seulement de gouverner, mais encore de vivre. » Il reconnaît pourtant qu’en voyant meilleure compagnie ils se sont amendés sous quelques rapports, et que, pour tout dire, « ils ont fait à peu près comme ces malheureuses femmes, qui, ramassées dans les carrefours et dans les prisons de la capitale, sont envoyées dans les colonies Étrangères, où, quoique leur jeunesse se soit écoulée dans le désordre, elles adoptent une nouvelle vie, redeviennent honnêtes, et, grâce à de nouvelles habitudes, dans une position nouvelle, sont encore des membres tolérables de la société. » Le rapprochement n’a rien de flatteur ni de délicat ; mais l’illustre baronnet n’y regarde pas de si près ; il a même tant d’affection pour ces sortes d’images, que plus tard l’arrangement du premier consul avec ses ministres lui semblera « pareil aux mariages contractés par les colons espagnols ou les boucaniers avec les malheureuses créatures envoyées pour peupler les colonies », et qu’il trouvera les moyens en un endroit de comparer, je ne sais trop pour quelle raison, M. de Talleyrand à une vivandière.

694. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IX. De l’esprit général de la littérature chez les modernes » pp. 215-227

Les habitudes ou les préjugés, dans les pays gouvernés despotiquement, peuvent encore souvent inspirer des actes brillants de courage militaire ; mais le pénible et continuel dévouement des emplois civils et des vertus législatives, le sacrifice désintéressé de toute sa vie à la chose publique, n’appartient qu’à la passion profonde de la liberté.

695. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VII. Éducation de la sensibilité »

Enfin je ne sais si, au xviie  siècle, les habitudes religieuses, le souci de la perfection intérieure, l’obligation de déclarer ses fautes, entretenant dans l’âme une inquiétude qui la ramenait sans cesse en elle-même, ne contribuaient pas fortement à donner à l’esprit une vue nette et fine des faits moraux et le don de les exprimer aisément avec précision.

696. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre I. La poésie »

Cependant les idées de La Motte choquaient trop les habitudes d’esprit de la bonne société, les préjugés de l’éducation et du monde, pour avoir chance d’être reçues.

697. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Paul Bourget, Études et portraits. »

Mais comme dans ce mouvement d’habitude qui le fait remonter continuellement d’un groupe de faits à un autre groupe, il arrive en un rien de temps au fin fond des choses et à des questions comme celle-ci : « L’univers existe-t-il en dehors de nous ? 

698. (1887) Discours et conférences « Discours lors de la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand »

L’habitude de l’application s’acquiert par les fortes disciplines, dont l’éducation scientifique et littéraire possède le secret.

699. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre premier. Prostitués »

J’ai perdu l’habitude de travailler et pourtant ça m’embêtait de marcher toujours et avec tous.

700. (1897) Manifeste naturiste (Le Figaro) pp. 4-5

* *   * Dans cette situation d’esprit, la jeunesse contemporaine que brûlent les plus violentes ardeurs, n’était guère préparée aux légendes, germaniques, et aux délicates chevaleries à l’aide desquelles les poètes précédents (Henri de Régnier, Maurice Maeterlinck) ont pris l’habitude de se célébrer et d’éclaircir leur position morale.

701. (1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre I. Les travaux contemporains »

Les physiologistes positifs ont l’habitude de reprocher aux philosophes de ne pas aborder ces questions avec assez d’impartialité : ils leur reprochent de partir de certaines idées préconçues, de certaines hypothèses métaphysiques, et au nom de ces hypothèses, d’opposer une sorte de fin de non-recevoir à toutes les recherches expérimentales sur les conditions physiologiques de la pensée.

702. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 21, du choix des sujets des comedies, où il en faut mettre la scene, des comedies romaines » pp. 157-170

Ceux qui transplantent quelqu’art que ce soit d’un païs étranger dans leur patrie, en suivent d’abord la pratique de trop près, et ils font la méprise d’imiter chez eux les mêmes originaux que cet art est en habitude d’imiter dans les lieux où ils l’ont appris.

703. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 16, objection tirée du caractere des romains et des hollandois, réponse à l’objection » pp. 277-289

Il faut même renouveller toutes les années l’habitude de supporter la corruption de l’air en commençant à le respirer dès les premiers jours de son altération.

704. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 23, que la voïe de discussion n’est pas aussi bonne pour connoître le mérite des poëmes et des tableaux, que celle du sentiment » pp. 341-353

L’expérience leur a fait connoître qu’on est trompé rarement par le rapport distinct de ses sens, et que l’habitude de raisonner et de juger sur ce rapport conduit à une pratique simple et sûre, au lieu qu’on se méprend tous les jours en operant en philosophe, c’est-à-dire, en posant des principes generaux et en tirant de ces principes une chaîne de conclusions.

705. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 14, de la danse ou de la saltation théatrale. Comment l’acteur qui faisoit les gestes pouvoit s’accorder avec l’acteur qui récitoit, de la danse des choeurs » pp. 234-247

Il est vrai que l’habitude d’assister aux spectacles l’avoit rendu si délicat qu’il trouvoit à redire même aux infléxions et aux accords faux lorsqu’on les repetoit trop souvent, quoique ces accords produisent un bon effet lorsqu’ils sont menagez avec art.

706. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Μ. Jules Levallois » pp. 191-201

III Ni l’un ni l’autre ne sont des misanthropes, des atrabilaires comme Rousseau, cet ermite contre le monde, « ce chien — disait Voltaire, pas toujours poli, — qui s’était mis dans le fond du tonneau de Diogène pour aboyer », mais qui, par habitude, aboyait encore à la lune dans le fond des bois ; Rousseau, qui s’est plus blessé au monde que le monde ne l’a blessé réellement ; Rousseau, bien moins un solitaire qui herborisait qu’un malade qui cherche des simples pour les mettre sur ses blessures.

707. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »

À la profondeur de son sentiment, à la teinte passionnée de ses superstitions, à la couleur de sépia répandue dans ses poèmes et qui rappelle la vieille « Aikie », la vieille enfumée, on reconnaît dans Burns cette virginité du génie que Dieu met sous la garde de l’ignorance pour les plus aimés de ses poètes, et que Hebel — littéraire d’habitude, de sentiment, d’horizon, comme La Fontaine lui-même, — n’avait pas.

708. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Leopardi »

Et Leopardi n’a rien de tout cela, C’est un rhétoricien qui fait des vers à la petite mécanique de l’habitude et du souvenir.

709. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VII. De la physique poétique » pp. 221-230

Dans ces premiers temps où l’esprit humain n’avait point tiré de l’art d’écrire, de celui de raisonner et de compter, la subtilité qu’il a aujourd’hui, où la multitude de mots abstraits que nous voyons dans les langues modernes, ne lui avait pas encore donné ses habitudes d’abstraction continuelle, il occupait toutes ses forces dans l’exercice de ces trois belles facultés qu’il doit à son union avec le corps, et qui toutes trois sont relatives à la première opération de l’esprit, l’invention ; il fallait trouver avant de juger, la topique devait précéder la critique, ainsi que nous l’avons dit page 163.

710. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. de Fontanes »

Garat, rendant compte de l’Almanach des Muses dans le Mercure (avril 1780), s’arrêta longuement sur le poëme de Fontanes, et le critiqua avec une sévérité indirecte et masquée, qui put sembler piquante dans les habitudes du temps. […] On a pour habitude, dans les jugements vagues et dans les à-peu-près courants, de faire de lui, à proprement parler, un poëte de l’Empire. […] Quand ils avaient créé des habitudes et des sentiments dans l’esprit et dans l’âme de leurs concitoyens, ils croyaient leur tâche presque achevée. […] Ils avaient tant de respect pour la toute-puissance des habitudes, qu’ils ménagèrent même d’anciens préjugés peu compatibles en apparence avec un nouvel ordre de choses. […] Rien d’étonnant, quand il eut cessé d’écrire aux journaux, que son habitude de plume le fasse soupçonner derrière plus d’un acte public, dans un temps où M. de Talleyrand, avec tout son esprit, ne sut jamais rédiger lui-même deux lignes courantes.

711. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre IV. Shakspeare. » pp. 164-280

L’attirail des décors, la friperie et le pêle-mêle des costumes, la puanteur des graisses et des chandelles, qui font contraste avec les parades de délicatesse et de grandeurs, toutes les tromperies et toutes les saletés de la mise en scène, la poignante alternative des sifflets et des applaudissements, la fréquentation de la plus haute et de la plus basse compagnie, l’habitude de jouer avec les passions humaines, mettent aisément l’âme hors des gonds, la poussent sur la pente des excès, l’invitent aux manières débraillées, aux aventures de coulisses, aux amours de cabotines. […] Un poëte ne copie pas au hasard les mœurs qui l’entourent ; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui conviennent le mieux à son talent. […] Ainsi fait la nourrice, et quand elle rapporte à Juliette des nouvelles de son amant, elle la tourmente et la fait languir, moins par taquinerie que par habitude de divagation. […] Désormais la mort, la vie, tout lui est égal ; l’habitude du meurtre l’a mis hors de l’humanité. […] Les voilà toutes réunies et toutes marquées du même signe, dépourvues de volonté et de raison, gouvernées par le tempérament, l’imagination ou la passion pure, privées des facultés qui sont contraires à celles du poëte, maîtrisées par le corps que se figurent ses yeux de peintre, douées des habitudes d’esprit et de la sensibilité violente qu’il trouve en lui-même317.

712. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre IV. Le mécanisme cinématographique de la pensée  et l’illusion mécanistique. »

Elle tient, comme la première, aux habitudes statiques que notre intelligence contracte quand elle prépare notre action sur les choses. […] Mais la première manière de s’exprimer est seule conforme à nos habitudes de langage. […] Seulement, la première manière de voir est conforme aux procédés de l’esprit humain ; la seconde exige au contraire qu’on remonte la pente des habitudes intellectuelles. […] Comme le devenir choque les habitudes de la pensée et s’insère mal dans les cadres du langage, ils le déclarèrent irréel. […] On eût exigé de l’esprit qu’il renonçât à ses habitudes les plus chères.

713. (1894) Écrivains d’aujourd’hui

Nulle légèreté de main : il n’a jamais pu se débarrasser de certaines habitudes d’école et d’un tour d’esprit de professeur. […] Elles dénotent chez celui qui les a écrites l’habitude de se mouvoir à travers les systèmes et leurs abstractions. […] Mais il est d’habitudes vulgaires, avec une certaine épaisseur d’esprit. […] Soi-même des anciennes pratiques on a gardé des habitudes de vie intérieure avec le souci de la direction de conscience. […] C’est un personnage avec qui on a pris l’habitude de compter, une sorte de grand électeur de l’Université.

714. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « PARNY. » pp. 423-470

Ces jeunes créoles, plus ou moins mousquetaires, se montraient fidèles en cela aux habitudes de leur siècle comme aussi aux instincts de leur origine. […] Dussault170, parurent s’approfondir en lui par le progrès des ans ; et, sans avoir jamais été peut-être pour M. de Parny des règles bien arrêtées, elles devinrent d’insurmontables habitudes. […] Dans l’habitude de la vie, surtout vers la fin, il restait assez volontiers silencieux, et pouvait paraître mélancolique, ou même quelquefois sévère.

715. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre cinquième. De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue. »

L’usage, qui doit être une sorte d’habitude, où l’on incline insensiblement, et un peu plus chaque jour, était devenu le caprice, qui est un mouvement brusque et irréfléchi de l’esprit. […] L’habitude qu’on avait des matières théologiques en fit rechercher la lecture. […] Et quand la nature et la mauvaise habitude ont été les plus fortes, ne lui dois-je pas d’avoir senti ces regrets qui sont le commencement de la réforme ?

716. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Introduction, où l’on traite principalement des sources de cette histoire. »

Mais je n’ai pas l’habitude de refaire ce qui est fait et bien fait. […] Il ne faut pas juger de ces sortes d’états intellectuels d’après les habitudes d’un temps où l’on écrit beaucoup. […] Il y faut de grandes précautions et une longue habitude des recherches scientifiques.

717. (1856) Cours familier de littérature. II « XIe entretien. Job lu dans le désert » pp. 329-408

À peine avez-vous respiré quelques vagues d’air respirable qu’on appelle vie, à peine avez-vous pris l’habitude de cet inexplicable mystère appelé l’existence, à peine vous êtes-vous attaché, par l’habitude, à cette existence, comme le malade finit par s’attacher même à son lit de douleur en s’y retournant, qu’il faut penser à en sortir. […] … ………………………………………………………… ………………………………………………………… ………………………………………………………… ………………………………………………………… VII Le désert donne à l’homme un affranchissement Tout pareil à celui de ce fier élément ; À chaque pas qu’il fait sur sa route plus large, D’un de ses poids d’esprit l’espace le décharge ; Il soulève en marchant, à chaque station, Les serviles anneaux de l’imitation ; Il sème, en s’échappant de cette Égypte humaine, Avec chaque habitude, un débri de sa chaîne… ………………………………………………………… ………………………………………………………… Ces murs de servitude, en marbre édifiés, Ces balbeks tout remplis de dieux pétrifiés, Pagodes, minarets, panthéons, acropoles, N’y chargent pas le sol du poids de leurs coupoles ; La foi n’y parle pas les langues de Babel ; L’homme n’y porte pas, comme une autre Rachel, Cachés sous son chameau, dans les plis de sa robe, Les dieux de sa tribu que le voleur dérobe !

718. (1870) La science et la conscience « Chapitre I : La physiologie »

L’emploi de la langue physiologique dans les matières qui ne la comportent pas est comme une habitude à laquelle obéissent, parfois à leur insu, tous les physiologistes, même les plus réservés sur les questions psychologiques et métaphysiques, même les plus franchement spiritualistes. […] Ce qui n’est pas douteux, c’est que la constitution ou la conformation de l’organe entre pour une large part dans l’explication de l’état supérieur ou inférieur de la vie psychique, quel que soit d’ailleurs le rôle des causes morales, comme l’éducation, l’habitude, la société. […] Faire de l’organe le sujet et la cause des phénomènes psychiques, c’est confondre l’organe avec l’être lui-même, et trancher ainsi la question contrairement aux révélations de la conscience et à toutes les habitudes du langage.

719. (1915) Les idées et les hommes. Deuxième série pp. -341

Les destinées ont, les unes et les autres, une habitude, un cours régulier, où la mort a sa place. […] Or, d’habitude, à la maison, je vantais comme des hauts faits la gaieté du lycée. […] La substance, derrière les phénomènes, s’est anéantie ; il ne reste qu’une fantasmagorie inconsistante et bien réglée, à laquelle notre habitude sert de loi, notre habitude ou, en d’autres termes, la nécessité constitutive de notre esprit. […] Le scepticisme qui fut, je n’ose dire la formule, mais l’habitude de notre jeunesse, ne nous était pas du tout pénible. […] Et l’on nous dérange sans pitié de nos habitudes archéologiques.

720. (1891) Essais sur l’histoire de la littérature française pp. -384

Avec des mœurs et des habitudes, tout peut recommencer. […] changeons de point de vue ; prenons habitude avec Ophélia ou avec Marguerite, et un beau jour, repassons le Rhin et la Manche ! […] Une manivelle dont l’habitude meut le ressort, rien de plus. […] Barrière, réduits à la seule habitude, finissaient par s’immobiliser dans un geste. […] Ainsi, la richesse prenait l’habitude de se considérer comme sacro-sainte.

721. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. de Rémusat (passé et présent, mélanges) »

Charles de Rémusat est né à Paris sous le Directoire (14 mars 1797) ; ses parents tenaient à l’ancien régime par les manières, par les habitudes, mais sans aucun de ces liens de naissance ou de préjugé qui enchaînent. […] C’est de cette époque, dit-il, qu’il commença à penser, à contracter un goût constant pour la philosophie, et qu’il prit l’habitude d’employer pour son propre compte les procédés analytiques recommandés dans l’école expérimentale. […] Les opinions ne demandent aujourd’hui qu’à devenir des lois, et ces lois n’ont point à briser des habitudes, des préjugés, des intérêts, toutes ces entraves inévitables et souvent légitimes qui gênent presque en tous lieux l’essor de la vérité. […] Quelle plus fine et plus piquante raillerie que celle qu’il fait de ces honnêtes bourgeois de la république des lettres, gens à idées rangées, bornés d’ambition et de désirs, satisfaits du fonds acquis, et trouvant d’avance téméraire qu’on prétende y rien ajouter : « Ce sont, dit-il en demandant pardon de l’expression, des esprits retirés, qui ne produisent et n’acquièrent plus ; mais ils ont cela de remarquable qu’ils ne peuvent souffrir que d’autres fassent fortune. » Relevant le besoin de nouveauté qui partout se faisait sourdement sentir, et qui s’annonçait par le dégoût du factice et du commun, ces deux grands défauts de notre scène  : « Qu’il paraisse, s’écriait-il, une imagination indépendante et féconde, dont la puissance corresponde à ce besoin et qui trouve en elle-même les moyens de le satisfaire, et les obstacles, les opinions, les habitudes ne pourront l’arrêter. » Bien des années se sont écoulées depuis, non pas sans toutes sortes de tentatives, et le génie, le génie complet, évoqué par la critique, n’a point répondu : de guerre lasse, un jour de loisir, M. de Rémusat s’est mis, vers 1836, à faire un drame d’Abélard, qui, lorsqu’il sera publié (car il le sera, nous l’espérons bien), paraîtra probablement ce que la tentative moderne, à la lecture, aura produit de plus considérable, de plus vrai et de plus attachant.

722. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Discours prononcé à la société des visiteurs des pauvres. » pp. 230-304

Il n’est pas seulement un effet de notre sensibilité : il dépend aussi un peu de notre raison, de notre goût, de notre expérience, même des dispositions et habitudes de notre conscience morale. […] Dans l’Affranchie, l’amant souffre moins d’un mensonge précis de sa maîtresse que de la découverte qu’il fait de son habitude de mentir, et il se débat moins contre tel ou tel mensonge que contre une menteuse. — Mais comme cette menteuse presque involontaire est une femme qui aime, cela forme quelque chose d’extrêmement complexe et embrouillé, qui demeure mal connu de celle même qui ment et de celui à qui elle ment ; quelque chose enfin de trop fuyant et de trop insaisissable pour être proprement dramatique. […] Il signifie, je crois, que l’« affranchie » Antonia a conservé des habitudes d’esclave. […] Toutes mes heures sont occupées ; c’est comme un réseau d’habitudes qui enveloppe et protège ma vie intérieure… » Mais elle n’a pas oublié l’avantageux pasteur Mikils.

723. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre cinquième. Le réalisme. — Le trivialisme et les moyens d’y échapper. »

Le vrai réalisme consiste donc à dissocier le réel du trivial ; c’est pour cela qu’il constitue un côté de l’art si difficile ; il ne s’agit de rien moins que de trouver la poésie des choses qui nous semblent parfois les moins poétiques, simplement parce que l’émotion esthétique est usée par l’habitude. […] Il s’agit de rendre de la fraîcheur à des sensations fanées, de trouver du nouveau dans ce qui est vieux comme la vie de tous les jours, de faire sortir l’imprévu de l’habituel ; et pour cela le seul vrai moyen est d’approfondir le réel, d’aller par-delà les surfaces auxquelles s’arrêtent d’habitude nos regards, de soulever ou de percer le voile formé par la trame confuse de toutes nos associations quotidiennes, qui nous empêche de voir les objets tels qu’ils sont. […] D’habitude, les diverses époques de notre vie se trouvent dominées par tel ou tel sentiment qui leur communique leur caractère distinctif — et saillant. […] Paul et Virginie devait pourtant marquer dans la littérature française le début d’une phase plus importante qu’on ne le croit d’habitude, celle du roman réaliste à forme exotique et poétique.

724. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre dixième. Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. »

La métaphore ou la comparaison est un moyen de renforcer l’image mentale, qui s’use par l’effet de l’habitude, en la reliant à d’autres représentations qui ont encore toute leur vivacité et qui produisent par cela même la suggestion voulue. […] Toute la route semble marcher avec lui… Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d’averse. » Toute transposition de sensations cause d’habitude un certain plaisir par elle-même : c’est un moyen d’augmenter l’émotion que d’y faire collaborer à la fois plusieurs centres nerveux. Néanmoins, une bonne métaphore se reconnaît d’habitude à ce qu’elle ne transforme pas seulement une sensation en une autre, mais donne à la chose sentie une plus grande apparence de vie et constitue ainsi une sorte de progrès de l’inanimé vers, l’animé. […] C’est ainsi que tous les grands Etats se fondent sur une bataille298. » Seulement, nos contemporains ont encore trop l’habitude d’écrire la prose des romantiques, qui était souvent de la poésie disloquée, aux membres épars, ou de la musique irrégulière299.

725. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XI : Distribution géographique »

Dans ces mêmes plaines de la Plata vivent l’Agouti et la Viscache, représentants américains de nos Lièvres et de nos Lapins, ayant les mêmes habitudes et appartenant au même ordre des Rongeurs, mais présentant dans leur structure un type tout américain. […] Entourées d’étrangers, elles ont eu à soutenir la concurrence contre beaucoup de nouvelles formes vivantes ; et il est probable que des modifications avantageuses dans leur structure, leurs habitudes et leur constitution les auront successivement adaptées par sélection à leurs nouvelles stations en les transformant plus ou moins. […] Lorsqu’on nie la possibilité de la migration successive des espèces alpines d’une chaîne de montagnes à l’autre, c’est qu’on part du principe que les espèces sont invariables dans leur structure, leur constitution, leurs habitudes, enfin dans tous leurs caractères les plus importants ; car si, au contraire, les caractères spécifiques et même génériques des êtres organisés sont variables, leurs migrations peuvent devenir possibles au moyen de variations successives plus ou moins profondes. […] Ces changements, ces alternatives, qui pourraient être prévues par le calcul, comme celles des saisons de l’année solaire, cette fixité des mêmes mouvements et ce retour constant des mêmes phénomènes dans les mêmes lieux est certainement mieux d’accord avec les habitudes générales de la nature, que tous les accidents du hasard au moyen desquels on a voulu expliquer jusqu’ici le grand fait du changement des climats à la surface du globe.

726. (1880) Goethe et Diderot « Gœthe »

Résultat comique des habitudes de son esprit : à force de traduire, d’imiter et de remanier tout le monde, Gœthe va jusqu’à se traduire et se remanier lui-même ! […] Aussi, sachant son vide, connaissant son impossibilité d’être par lui-même, il se rejetait et se retrouvait dans sa nature et dans ses habitudes intellectuelles. […] Grec de fantaisie parce qu’il est extérieur, il se gendarme, dans ses Pensées poétiques (1er volume), contre les idoles indiennes et l’art indien de tempérament, — je ne dis pas de génie, le génie indou, et même tout le génie de l’Orient, étant ce qu’il y a de plus opposé à ce qu’en Occident ceux qui pensent ont l’habitude d’appeler du génie. […] Des vices, je ne lui en connais qu’un, — car le vice, c’est une habitude… Il fut un concubinaire pendant plus de quinze ans de sa vie.

727. (1884) Les problèmes de l’esthétique contemporaine pp. -257

Par l’effet de l’habitude et de l’association, tout mouvement a fini par représenter pour nous un sentiment, un état de conscience ; toute manifestation de la vie extérieure est devenue à nos yeux une manifestation de la vie intérieure. […] Au contraire, la bienveillance se traduit d’habitude par des mouvements onduleux et légers, sans rien de brusque, sans angles, sans violence ; de tels mouvements, par la disposition sympathique dont ils sont le signe, tendent toujours à exciter chez nous une sympathie réciproque. […] Aussi, quoi qu’il en ait dit plaisamment lui-même, rien d’habitude ne « patauge dans ses strophes51 ». […] D’abord la recherche de la rime, poussée à l’extrême, tend à faire perdre au poète l’habitude de lier logiquement les idées, c’est-à-dire au fond de penser ; car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. […] On ne tolère pas les rimes en ant sans consonne d’appui, et on accepte d’habitude les rimes en an (par exemple, dans V.

728. (1874) Premiers lundis. Tome I « Ferdinand Denis »

Mais c’est surtout aux détails de mœurs, à l’influence des lieux sur les habitudes et la littérature des peuples, que nous attachons du prix.

729. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VI. De la littérature latine sous le règne d’Auguste » pp. 164-175

Les habitudes républicaines se prolongèrent encore, pendant quelques années du règne d’Auguste ; plusieurs historiens en conservent les traces.

730. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre III. De l’étude. »

Il faut une grande puissance de caractère pour se déterminer aux premiers essais, mais les succès qu’ils assurent deviennent une sorte d’habitude, qui amortit lentement les peines de l’âme.

731. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre II. Recherche des vérités générales » pp. 113-119

Suit-on, durant quelques siècles le développement du vers français de douze syllabes ; on remarque facilement que chez les poètes de la Pléiade il est souple, libre, aisé, qu’il se permet beaucoup d’enjambements et de rejets en même temps qu’il est richement rime ; qu’à partir de Malherbe et de Boileau, surtout au xviiie  siècle, une césure presque immuable le divise en deux parties égales, tandis que la rime devient souvent pauvre et banale ; que les romantiques, en disloquant, comme ils disaient, « ce grand niais d’alexandrin », rendent à la rime une plénitude de sonorité dont elle avait perdu l’habitude ; que Musset semble, il est vrai, faire exception en lançant aux partisans de la consonne d’appui cette moqueuse profession de foi : C’est un bon clou de plus qu’on met à la pensée ; mais qu’aussi ses vers, sauf dans ses poésies de jeunesse où il s’abandonne à sa fantaisie gamine, sont restés, bien plus que ceux de Victor Hugo ou de Sainte-Beuve, fidèles à la coupe classique.

732. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Samuel Bailey »

Soyez sûr qu’ici l’investigation infatigable, la minutieuse analyse, la recherche exacte, la distinction attentive des choses qu’on peut confondre, le soin scrupuleux dans l’étude des procédés, la précision à enregistrer les résultats, sont aussi bien placés, aussi fructueux, aussi importants, aussi indispensables, aussi élevés en dignité, si vous voulez, qu’ils le sont (je le dis sans vouloir les déprécier) quand il s’agit de rechercher d’invisibles étoiles, de calculer les millions d’ondulations imperceptibles d’un rayon de soleil, de peser les atomes des éléments chimiques, d’observer les cellules des corps organiques, d’étudier l’anatomie des cousins et des mites, et même de rechercher les caractères spécifiques et les habitudes particulières de mollusques et d’animalcules273. » M. 

733. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXV » pp. 402-412

Madame de Caylus dit qu’elle avait pour elle le goût et l’habitude du roi ; c’est-à-dire sa familiarité.

734. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 239-252

En méditant, en approfondissant un Modele, on acquerra, non l’habitude d’inventer, de penser, de procéder & de s’exprimer comme lui ; mais la force nécessaire pour inventer, penser, procéder & s’exprimer, à son tour, aussi bien que lui : Les Ouvrages des Grands Maîtres, d’après Longin, sont comme autant de sources sacrées, d’où il s’éleve des vapeurs heureuses qui se répandent dans l’ame de leurs Imitateurs & animent les esprits les moins échauffés *.

735. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre quatrième. L’aperception et son influence sur la liaison des idées »

Au reste, nous avons l’habitude de grouper toujours nos sensations, parce que c’est pour nous une économie de force et d’attention.

736. (1894) Notules. Joies grises pp. 173-184

ces vers — l’habitude venue — se martellent avec une facilité combien déplorable, encore aggravée par la richesse de la rime : sonorités de cuivres éclatantes et belles, mais monotones.

737. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — M. de Voltaire, et l’abbé Desfontaines. » pp. 59-72

La stérile fécondité de son génie, la variété de ses connoissances, quoique superficielles, l’habitude du travail, cette promptitude avec laquelle il concevoit & exécutoit des plans d’ouvrages, & surtout son intelligence à tirer parti de ceux des autres, à partager le fruit de certaines productions auxquelles il n’avoit fait que présider & prêter quelquefois sa plume & son nom ; tous ces divers moyens l’empêcherent peut-être de sacrifier, comme tant d’autres à la bassesse & d’encenser les ridicules de la grandeur & de l’opulence.

738. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Mes pensées bizarres sur le dessin » pp. 11-18

Je n’ai jamais entendu accuser une figure d’être mal dessinée, lorsqu’elle montrait bien [dans] son organisation extérieure, l’âge et l’habitude ou la facilité de remplir ses fonctions journalières.

739. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 37, des défauts que nous croïons voir dans les poëmes des anciens » pp. 537-553

Mais on étoit encore en habitude de son temps de regarder les poesies comme des monumens historiques.

740. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 15, observations concernant la maniere dont les pieces dramatiques étoient représentées sur le théatre des anciens. De la passion que les grecs et les romains avoient pour le théatre, et de l’étude que les acteurs faisoient de leur art et des récompenses qui leur étoient données » pp. 248-264

Qui nous peut déterminer à croire que ces mêmes spectacles auroient deplû, si des acteurs excellens, et que nous eussions été déja dans l’habitude de voir joüer avec un masque, avoient bien executé la partie de la gesticulation qu’une marionnette ne pouvoit qu’executer mal ?

741. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 18, reflexions sur les avantages et sur les inconveniens qui resultoient de la déclamation composée des anciens » pp. 309-323

Aussi voïons nous que nos comédiens dont plusieurs n’ont d’autre guide que l’instinct et la routine, ne sçavent par où se tirer d’affaire lorsque l’acteur qui recite avec eux ne finit pas sur un ton qui leur permette de debuter par le ton auquel ils se sont preparez, autant par habitude que par reflexion.

742. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XVI. Mme de Saman »

Le diable fourre sa queue partout, dit gaiement le proverbe, mais nous n’avons pas besoin de cette queue-là pour expliquer les détails passionnés des Mémoires de cette tête romanesque, qui a l’habitude d’écrire des romans et d’en faire, cela suffisait !

743. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Alexandre Dumas fils » pp. 281-291

D’un autre côté, la Critique pourrait admettre encore que si Alexandre Dumas fils n’avait pas cette puissance de détails qu’ont les grands inventeurs dans l’ordre du roman comme Balzac, il était bien capable — lui qui passe pour l’esprit le plus dramatique de notre temps quand il s’agit de mettre en œuvre une idée quelconque, lui qui fait de l’arrangement d’un drame une espèce de création, lui, enfin, l’orthopédiste dramatique qui redresse les enfants mal venus, mal bâtis, bossus ou bancroches, et qui dernièrement a failli faire de ce talent-là une industrie, — de tailler quelque chose de grand, de profond et de nouveau, dans l’idée commune de son roman que lui ont soufflée ses habitudes de théâtre, et de se rattraper de son impuissance radicale de romancier sur son habileté de grand poète dramatique, puisqu’on dit qu’il l’est ?

744. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Taine »

Et moi, tout le premier, qui ne suis point dans les fervents de Taine, je n’y comptais pas plus que ceux qui ont l’habitude de l’admirer.

745. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Avant-propos de la septième édition »

Le second est que les habitudes contractées dans l’action, remontant dans la sphère de la spéculation, y créent des problèmes factices, et que la métaphysique doit commencer par dissiper ces obscurités artificielles.

746. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIII. Éloges donnés aux empereurs, depuis Auguste jusqu’à Trajan. »

Ce Polybe avait été esclave et était tout-puissant, suivant la coutume de Rome, où les empereurs, soit par paresse de faire un choix, soit par l’habitude d’être gouvernés, soit par la confiance qu’inspire une bassesse de tous les jours, soit pour ne pas confier leur pouvoir à des hommes qu’ils pouvaient craindre, soit par ce secret orgueil que sent un despote à faire adorer ses esclaves, choisissaient presque toujours leurs ministres parmi leurs affranchis.

747. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIV. Panégyrique de Trajan, par Pline le jeune. »

Des âmes qui ont été longtemps abattues, ne se relèvent pas aisément ; et l’habitude d’avoir été courbé sous des chaînes, se remarque même quand on peut marcher en liberté.

748. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVIII. Siècle de Constantin. Panégyrique de ce prince. »

Enfin, son règne fut long, ce qui ajoute à cette idolâtrie des cours, qui naît encore plus de l’habitude que du sentiment.

749. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Mémoires du général La Fayette (1838.) »

Les habitudes glorieuses de l’Empire ont laissé dans les mœurs et le caractère de la nation un pli qu’elles y avaient trouvé déjà : en temps ordinaire, nulle nation ne se prête autant à être gouvernée, à être administrée que la nôtre, et n’y voit plus de commodités et moins d’inconvénients. […] En d’autres endroits, c’est le ton républicain et philosophique qui devient piquant en se mêlant à certaines habitudes légères et en les voulant exprimer. […] Quand je dis belles, on entend bien qu’il ne peut être question de talent littéraire ; mais l’habitude du bon langage se retrouve naturellement sous cette plume simple ; les récits, les réflexions abondent en manières de dire heureuses, modérées, et qui portent. […] La spirituelle et bonne madame de Tessé a beau, comme d’habitude, le chicaner agréablement sur sa disposition à l’espoir ; qui ne le croirait guéri ? […] On pardonnera aux habitudes littéraires, si je rapporte ainsi les grandes choses aux petites, et les politiques aux rimeurs, qui me sont guère dans l’État que des joueurs de quille, comme disait Malherbe.

750. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VI. Les romanciers. » pp. 83-171

C’était un imprimeur, fils de menuisier, qui, à l’âge de cinquante ans et pendant ses moments de relâche, écrivait dans son arrière-boutique : homme laborieux qui, à force de travail et de conduite, s’était élevé jusqu’à l’aisance et à l’instruction ; du reste délicat, doux, nerveux, souvent malade, ayant le goût de la société des femmes, habitué à correspondre pour elles et avec elles, d’habitudes réservées et retirées, n’ayant pour défaut qu’une vanité craintive. […] » La croyance en Dieu, la croyance du cœur, non pas la phrase du catéchisme, mais l’émotion intime, l’habitude de se représenter la justice toujours vivante et partout présente, voilà le sang nouveau que la Réforme a fait entrer dans les veines du vieux monde, et qui seul s’est trouvé capable de le rajeunir et de le ranimer. […] Alors tout bas, avec précaution, on questionnait Garrick ou Boswell sur l’histoire et les habitudes de cet ogre grotesque. […] Nous demandons aux gens ce qui peut leur plaire dans cet ours bourru, qui a des habitudes de bedeau et des inclinations de constable. […] Ce nez tortu, ces bourgeons sur une joue vineuse, ce geste hébété de la brute somnolente, ces traits grimés, ces formes avilies, ne servent qu’à faire saillir le naturel, le métier, la manie, l’habitude.

751. (1888) Impressions de théâtre. Deuxième série

C’est grande pitié de voir à quel point nous sommes les esclaves de l’habitude et de la tradition, du moins en matière de littérature, la seule dont j’aie quelques clartés. […] Peut-être lui avons-nous su mauvais gré de changer nos habitudes et permettons-nous difficilement le sérieux à ce grand amuseur. […] Et vraiment il outre ses indignations comme quelqu’un qui n’en a pas l’habitude. […] l’esprit critique, l’habitude de l’observation et du dédoublement de soi, loin d’étouffer la passion, peut la rendre à la fois plus délicate, plus caressante et plus ardente. […] Alors à quoi bon le gourmander sur ses habitudes ?

752. (1913) Les idées et les hommes. Première série pp. -368

On dirait qu’ils n’ont pas besoin d’elle et qu’ils la conservent, timidement, par habitude ? […] On se moque de lui ; mais la moquerie est, pour lui, comme le malheur ou la pluie dont il a l’égale habitude. […] Elle nous cache toute vérité, même la nôtre ; il y a, de son fait, un voile entre nous et nous, un voile pareil à celui qu’étend sur nos volontés cette endormeuse, l’habitude. […] (Mais redoutons de méconnaître un chef-d’œuvre qui nous déconcerte : s’il ne dérangeait pas nos habitudes, serait-ce un chef-d’œuvre nouveau ?) […] Il ne resta qu’une fantasmagorie inconsistante et bien réglée, à laquelle mon habitude servait de loi.

753. (1925) Feux tournants. Nouveaux portraits contemporains

La maladie, les habitudes, les années avaient fait Gourmont prisonnier. […] L’ordre qui l’accueillit était le plus avancé, et c’est à peine s’il s’obligeait de temps en temps à brûler quelqu’un, par habitude ! […] La Ville éphémère noue autour d’une intrigue complaisante quelques tableaux qui découvrent une ambassade (mettons qu’elle soit de fantaisie), un ambassadeur, des secrétaires, leurs secrets, leurs amours, leurs habitudes. […] Et l’on a pris l’habitude de considérer que tout ce qui est arrivé était fatal et qu’on n’a pas le droit d’imaginer que les choses auraient pu se passer autrement. […] Il définit enfin son livre: un examen de conscience, un moyen de détruire, avec le système d’avant-guerre, l’habitude de la méfiance et des accusations réciproques.

754. (1890) Les princes de la jeune critique pp. -299

Le commun des mortels qui, soit habitude, soit nécessité, voit d’abord par leurs yeux, a quelque intérêt, ce me semble, à savoir la couleur des lunettes que porte chacun d’eux. […] « Une certaine tournure dégagée et un peu frivole, l’habitude de la raillerie, un esprit d’ironie, de tolérance et de détachement aimable7. » La définition est de M.  […] Quelques personnes, frappées de l’habitude qu’a M.  […] Nonchalant par tempérament, casanier par habitude, confiné par métier dans une bibliothèque, cet ermite parisien, ermite mondain, vous l’entendez de reste, ressent aussi pour ceux qui se jettent dans la mêlée humaine une sorte d’envie admirative. […] Il paraît se douter que les confidences intimes n’ont pas le même intérêt pour ceux qui les écoutent que pour celui qui les fait, et il est sobre de révélations sur sa vie privée autant par habileté que par habitude de bonne compagnie.

755. (1925) Promenades philosophiques. Troisième série

Si les grenouilles profitent mieux de la chair de grenouille que de la chair de veau, c’est sans doute question d’habitude. […] Or, il n’est plus douteux que l’habitude ne joue son rôle dans les mystères de l’alimentation. […] De là l’importance donnée aux habitudes et au défaut d’exercice des organes. […] Tous ceux qui ont l’habitude d’écrire récriraient s’ils l’osaient, et ceux dont ce n’est pas le métier d’écrire le lisent, quand, ils regardent en eux-mêmes. […] Selon leurs habitudes d’esprit, une telle idée est une idée choquante et même dégradante.

756. (1898) La cité antique

Cette habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par plusieurs passages de Plutarque178. […] Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri ; nous la quittons et l’oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, ce n’est que par la force des habitudes et des souvenirs. […] Que l’on compare à tous ces mots ceux que nous avons l’habitude de traduire par famille, le latin familia, le grec οἴκος. […] Elle, réglait toutes les actions de l’homme, disposait de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. […] On a l’habitude de dire que ce mot était odieux et méprisé : singulière erreur !

757. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

Les habitudes d’esprit, les préjugés d’école nous créent des résistances injustes. […] Pour mon compte, j’ai pris l’habitude de lire lentement et m’en suis bien trouvé. […] Cette habitude a discrédité l’amplification. […] D’une façon générale, c’est bien là l’antithèse ; mais il faut préciser, si l’on veut bien comprendre cette façon d’écrire, qui n’est pas un moyen artificiel de style, mais en quelque sorte une culture et une habitude d’esprit. […] C’est cette tournure d’esprit qu’il faut acquérir à l’état d’habitude.

758. (1902) Symbolistes et décadents pp. 7-402

L’union entre les symbolistes, outre un indéniable amour de l’art, et une tendresse commune pour les méconnus de l’heure précédente, était surtout faite par un ensemble de négations des habitudes antérieures. […] Cette affaire conclue et des vers promis, une lettre donnée pour prendre chez Vanier le manuscrit de l’article, je pris congé, trop tôt à mon gré et ne songeais qu’au dernier moment à assurer Verlaine d’une infime rétribution, unique dans les habitudes de la Revue ; il n’y avait pas pensé, et m’affirma qu’il n’en touchait pas d’habitude de supérieure. […] Daudet une préoccupation de faire un ensemble en tradition avec les habitudes des lettrés de son temps varie sa transposition de la réalité ; que chez M.  […] et ce luxe, résultat d’habitudes invétérées, et encombrement d’inutilités, à quoi sert-il ? […] Elle est d’une tendresse, sans élans de paroles, profonde et victorieuse comme l’habitude, avec des ténacités d’héréditaires passions, des souplesses cachées de tiges de lierre sous l’épaisseur des feuillures.

759. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Saint-Arnaud. Ses lettres publiées par sa famille, et autres lettres inédites » pp. 412-452

Les critiques très discrètes qu’on entrevoit permettent seulement de distinguer et de nuancer ces figures, que les bulletins avaient l’habitude d’offrir sous un jour trop uniforme. […] Au moment enfin de prendre la mer (29 août), énumérant encore une fois les incertitudes, les difficultés de tout genre qu’il ne se dissimulait pas, et sur le point précis où opérer le débarquementad, et sur la manière d’aborder Sébastopol et le côté par où mordre à « ce dur morceau », et son autre souci, presque aussi grave, du bon accord à maintenir entre des alliés d’habitudes et de génies si différents, le maréchal concluait ainsi et livrait le fond de son âme au sein de l’intimité : N’est-ce pas bien lourd tout cela, mon cher Franconnière, pour un pauvre homme qui lutte contre ses propres souffrances, qui les domine pour d’autres luttes plus importantes et plus nobles, qui heurte sa tête, sans l’amollir, contre des obstacles sans nombre que la prudence humaine ne peut ni prévoir ni empêcher ? […] L’héroïsme du maréchal en cette expédition glorieuse, on le sent bien maintenant, consiste non pas à avoir pris sur lui et à avoir maîtrisé sa souffrance pendant une journée, pendant une bataille, à avoir vaincu à l’Alma et à être resté debout tout ce temps, ayant déjà la mort dans les entrailles, mais à avoir fait cela pendant des mois et durant tous ces jours obscurs qui n’étaient pas des jours de bataille ; il s’était fait une préméditation et une habitude de ce suprême effort où il est déjà beau à l’âme guerrière de réussir une seule fois.

760. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre III. Services locaux que doivent les privilégiés. »

Avant Louis XIV, le spectacle était pareil dans toute la France. « La noblesse campagnarde d’autrefois, dit le marquis de Mirabeau, buvait trop longtemps, dormait sur de vieux fauteuils ou grabats, montait à cheval, allait à la chasse de grand matin, se rassemblait à la Saint-Hubert et ne se quittait qu’après l’octave de la Saint-Martin… Cette noblesse menait une vie gaie et dure, volontairement, coûtait peu de chose à l’État, et lui produisait plus par sa résidence et son fumier que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût, nos recherches, nos coliques et nos vapeurs… On sait à quel point était l’habitude, et, pour ainsi dire, la manie des présents continuels que les habitants faisaient à leurs seigneurs. J’ai vu de mon temps cette habitude cesser partout et à bon droit… Les seigneurs ne leur sont plus bons à rien ; il est tout simple qu’ils en soient oubliés comme ils les oublient… Personne ne connaissant plus le seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, et c’est bien fait52. » Partout, sauf en des coins écartés, l’affection, l’union des deux classes a disparu ; le berger s’est séparé du troupeau, et les pasteurs du peuple ont fini par être considérés comme ses parasites. […] La noblesse française n’a pas plus l’idée de se livrer à l’agriculture ou d’en faire un sujet de conversation, sauf en théorie, et comme on parlerait d’un métier ou d’un engin de marine, que de toute autre chose contraire à ses habitudes et à ses occupations journalières. » Par tradition, mode et parti pris, ils ne sont et ne veulent être que gens du monde ; leur seule affaire est la causerie et la chasse.

761. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre troisième. La connaissance de l’esprit — Chapitre premier. La connaissance de l’esprit » pp. 199-245

La première action est possible pour moi, parce que sa condition, l’intelligence des mots latins, est donnée ; la seconde est possible pour le portefaix, parce que ses conditions, le développement des muscles et l’habitude de l’exercice corporel, sont données. […] La répétition constante a créé l’habitude tenace qui a produit la tendance énergique, et désormais, quand nous nous représentons le couple, le premier terme nous apparaît forcément comme antérieur au second et le second comme postérieur au premier. — Or, en ce moment, le premier est une sensation présente ; donc le second doit nous apparaître comme postérieur à la sensation présente, c’est-à-dire comme futur. […] L’enfant et l’animal prévoient que cette eau les désaltérera, que ce feu les brûlera ; il suffit pour cela que l’expérience et l’habitude aient accouplé dans leur esprit telle sensation et telle représentation ; à présent, chez eux, la vue de l’eau éveille toujours l’image de la soif éteinte, et la vue du feu éveille toujours l’image de la brûlure.

762. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque (2e partie) » pp. 81-155

L’habitude est une seconde nature. […] Le cours de ma vie a été uniforme depuis que les années ont amorti ce feu de l’âme qui m’a tant consumé et tourmenté autrefois… Vous connaissez mes habitudes, vous savez que j’y ai résidé deux ans : semblable à un voyageur pressé par la fatigue d’arriver, je double le pas à mesure que je vois s’approcher le terme de ma course. […] La nuit du 18 juillet 1374, il se leva comme c’était son habitude avant le jour et s’agenouilla sans doute pour prier, devant sa table de travail.

763. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (2e partie) » pp. 177-248

Ces pages sont des chapitres du livre du Prince ; elles enseignent aux fondateurs de dynasties nouvelles comment, pour caresser les habitudes d’esprit d’un peuple, ces princes doivent, sous le masque d’une religion qu’ils ne professent pas eux-mêmes de cœur, se jouer de la religion véritable, inséparable de sincérité et de foi, en rendant au peuple une religion d’État avec ses privilèges et ses appareils exclusifs comme un spectacle pour les yeux au lieu d’un aliment de l’âme. […] C’est une distinction que celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil ou un sabre d’honneur à sa poitrine, et en ce genre les hommes aiment ce qui s’aperçoit de loin. » Le premier Consul avait observé un fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec lesquels il avait l’habitude de s’entretenir. […] Ici cependant l’inconséquence du grand historien étonne l’esprit ; il fait une magnifique analyse de l’état de l’opinion en France après le meurtre du duc d’Enghien ; il flatte ou il raille les impulsions révolutionnaires qui ont poussé la France jusqu’à la République de 1793 ; il se déclare, avec une grande fermeté d’esprit, homme monarchique dans un pays dont tout le passé est monarchique, et qui se gouverne par ses habitudes plus que par sa raison.

764. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIIe entretien. Madame de Staël. Suite. »

Est-ce petitesse d’un esprit si vaste d’ailleurs, mais qui s’est localisé dans les habitudes d’une seule ville ? […] Le récit de cette fuite rouvre toutes les cicatrices d’un cœur de fille et de mère déchiré dans ses affections, dans ses souvenirs et dans ses habitudes. […] Les modernes ne peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion spiritualiste leur a donné l’habitude ; et si cependant cette profondeur n’était point revêtue d’images, ce ne serait pas de la poésie ; il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme pour qu’il puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées.

765. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juillet 1885. »

Ces jeunes hommes ont pris, du mal universel, une science plus nette, et l’habitude, plus affinée, de leurs âmes, fait qu’ils ont ressenti maintes douleurs plus fines. […] Il changera son habitude de créer, et, au dessus de l’Univers présent, il bâtira un Univers nouveau, jouissant ainsi, plus éperdument, puisqu’il se connaîtra, sans limites, l’auteur unique de cet Univers. […] Nous sommes donc dans une période de transition et deux mondes sont aujourd’hui en présence : le monde ancien, qui repose sur nos traditions, sur nos habitudes et en vérité sur ce que nous avons appris ; le monde nouveau qui naît spontanément de notre intuition particulière.

766. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre deuxième. L’idée de l’espace. Son origine et son action »

Lorsque cette excitation de plusieurs points par irradiation s’est produite un certain nombre de fois, l’habitude établit une association entre ces points, conséquemment entre les sensations qu’ils nous fournissent et dont chacune a une nuance propre. […] L’ensemble de toutes nos sensations corporelles est extensif ; quand plusieurs sensations se détachent sur cet ensemble, elles ont non seulement une qualité sensorielle sui generis, mais encore une qualité locale, répondant aux lignes de communication qui s’établissent par l’habitude entre nos organes. […] L’enfant, par habitude, et sans en penser si long, y parvient.

767. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Charles Dickens »

Comme le prouve les chefs-d’œuvre dramatiques, ce procédé est suffisant, s’il est employé par quelque grand artiste soucieux de ne l’appliquer qu’à faire connaître et deviner les natures fortement caractérisées qu’il préfère d’habitude décrire ; il permet de travailler en vigoureux reliefs et, entre les mains d’un poète comme Shakespeare, il va jusqu’à révéler des âmes aussi purement méditatives que celle d’Hamlet ou de Prospero. […] Mais d’habitude la faveur se traduit chez Dickens en formes bien plus ternes que la haine. […] Un homme généralement affectif est constamment pénétré du bien fondé des dispositions qui l’animent ; il est donc tenté de faire de ses sympathies et de ses antipathies la règle de sa conduite et, s’il est écrivain, s’il a pris l’habitude de communiquer au public ce qui l’émeut, il érigera ses sentiments en règle de morale universellement valable ; il sera moraliste et moraliste sentimental.

768. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre premier. Le Moyen Âge (842-1498) » pp. 1-39

À des fonctions diverses répondent maintenant des habitudes nouvelles, et, de ces habitudes, s’engendrent des genres littéraires nouveaux. […] Peut-être encore devons-nous à l’influence de la scolastique cette habitude, non pas d’approfondir les questions, mais de les retourner sous toutes leurs faces, et ainsi d’en apercevoir des aspects inattendus, et des solutions ingénieuses, trop ingénieuses peut-être, assez voisines pourtant quelquefois de la vérité, qui est complexe, et qu’on mutile dès qu’on veut l’exprimer trop simplement.

769. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Edgar Poe »

Né avec les yeux retournés et dilatés du Voyant, Poe tenait par les ancêtres, l’éducation, les habitudes, toute cette seconde nature, à une société qui a le rayon visuel presque rectangulaire et qui ne l’applique qu’aux choses pratiques, géométriques et tangibles. […] C’est à partir de cette soirée, qu’un mois passé, Poe, qui n’est pas retourné chez Legrand, voit arriver Jupiter, chargé d’une lettre qui n’est ni dans le style ordinaire, ni dans les habitudes épistolaires de son ami. […] L’une et l’autre de ces scènes doivent hanter longtemps la pensée ; mais le grandiose fragment de Lord Byron y doit entrer bien plus avant que la scène d’Edgar Poe, car c’est un fragment qui reste inexpliqué, inexplicable, par conséquent de la plus grande puissance fantastique, tandis que le mot de la scène du tulipier, dans sa Nouvelle, Edgar Poe, cet Hoffmann mutilé dans le vif de sa pensée par les habitudes américaines, essaie, le croira-t-on ?

770. (1868) Curiosités esthétiques « I. Salon de 1845 » pp. 1-76

Diaz fait d’habitude de petits tableaux dont la couleur magique surpasse les fantaisies du kaléidoscope. — Cette année, il a envoyé de petits portraits en pied. […] Dans une toile énorme, où se voyaient trop clairement les habitudes récentes de l’Académie de peinture, M.  […] Corot peint comme les grands maîtres. — Nous n’en voulons d’autre exemple que son tableau de l’année dernière — dont l’impression était encore plus tendre et mélancolique que d’habitude. — Cette verte campagne où était assise une femme jouant du violon — cette nappe de soleil au second plan, éclairant le gazon et le colorant d’une manière différente que le premier, était certainement une audace et une audace très-réussie

771. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — II. (Fin.) » pp. 110-133

Cette amitié si particulière du président de Lamoignon pour Gui Patin prouve une chose : c’est que ce dernier, malgré ses sorties et ses saillies parfois excessives, était en effet « agréable et charmant en conversation », qu’il avait le bon sens dans le sel, et était de ceux qu’un esprit solide pouvait agréer dans l’habitude. […] Il a marié un de ses enfants ; avec les nouveaux époux et avec sa femme, il fait ce qu’il appelle une débauche, c’est-à-dire une grande infraction à ses habitudes ; il s’est laissé entraîner à Saint-Denis où la foire se tenait alors.

772. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — III » pp. 455-479

Prenez l’habitude de ne fixer aucune pensée, gardez-vous de tout travail sérieux et suivi, tâchez de ne rien observer, d’être les yeux ouverts sans voir, de parler sans avoir pensé : alors, dans l’ennui qui vous dévore, laissez-vous aller à toutes vos fantaisies, et vous verrez les progrès rapides de voire imbécillité. […] C’est qu’ici on est retenu dans tous ses sentiments ; mais cette contrainte d’habitude disparaît pour les morts.

773. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Cette tradition, elle ne consiste pas seulement dans l’ensemble des œuvres dignes de mémoire que nous rassemblons dans nos bibliothèques et que nous étudions : elle a passé en bonne partie dans nos lois, dans nos institutions, dans nos mœurs, dans notre éducation héréditaire et insensible, dans notre habitude et dans toutes nos origines ; elle consiste en un certain principe de raison et de culture qui a pénétré à la longue, pour le modifier, dans le caractère même de cette nation gauloise, et qui est entré dès longtemps jusque dans la trempe des esprits. […] De cette disposition bien avouée et convenue entre nous, de ce que, tout en profitant de notre mieux des instruments, un peu onéreux parfois, de la critique nouvelle, nous retiendrons quelques-unes des habitudes et les principes mêmes de l’ancienne critique, accordant la première place dans notre admiration et notre estime à l’invention, à la composition, à l’art d’écrire, et sensibles, avant tout, au charme de l’esprit, à l’élévation ou à la finesse du talent, vous n’en conclurez pas, messieurs, que nous serons nécessairement, à l’égard des livres et des écrivains célèbres, dans la louange monotone, dans une louange universelle.

774. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « M. Boissonade. »

Quand plus tard il éditera Homère dans la Collection Lefèvre, il s’en tirera par un mot d’esprit, par un mot charmant, qu’il emprunte, selon son habitude, à un passage d’un ancien. […] Boissonade, un an et plus, oui plus ; et le tout a été copié, traduit, expliqué en peu de mois, et réimprimé, remanié en peu de jours. » Dans cette publication tout officielle qui, malgré les défectuosités, lui fait beaucoup d’honneur et où le premier il rompit la glace, il n’eut donc que les ennuis et les épines du métier ; il était hors de toutes ses habitudes.

775. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres mêlées de Saint-Évremond »

On voit, parla, quelles étaient les habitudes de la société de ce temps. […] L’esquisse rapide qu’il fait d’une tragédie d’Alexandre telle qu’il l’aurait souhaitée, d’un Porus doué d’une grandeur d’âme « qui nous fût plus étrangère » ; ce tableau qu’il conçoit d’un appareil de guerre tout extraordinaire, monstrueux et merveilleux, et qui, dans ces contrées nouvelles, au passage de ces fleuves inconnus, l’Hydaspe et l’Indus, épouvantait les Macédoniens eux-mêmes ; ces idées qu’il laisse entrevoir, si propres à élever l’imagination et à tirer le poëte des habitudes doucereuses, nous prouvent combien Saint-Évremond aurait eu peu à faire pour être un critique éclairé et avancé.

776. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

Honoré Balzac 103, à le prendre au complet, dans sa vie inégale et diverse, dans ses habitudes et ses accidents d’humeur, dans ses conversations non moins que dans ses écrits, nous présente une des physionomies littéraires les plus animées, les plus irrégulières de ce temps, et telle qu’avec ses nombreuses originalités et ses contrastes elle ne pourrait être vivement exprimée que par quelque curieux collecteur d’anecdotes et d’historiettes, par quelque Tallemant des Réaux, amateur de tout dire. […] On doit au reste en prendre son parti avec M. de Balzac, et l’accepter selon sa nature et son habitude.

777. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32

Les habitudes intérieures du devoir, de la règle morale, ont passé sur son style, en ont déterminé l’allure, et sans doute la marquent trop par endroits19. […] Il a donc assez des habitudes littéraires des écrivains de Port-Royal (et jusqu’à leur goût de l’anonyme), comme il a beaucoup de leurs doctrines religieuses.

778. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. NISARD. » pp. 328-357

Nisard, dans ces milieux divers, se disait honnête et il l’était ; mais il avait un sens qui le détournait des fausses espérances et des excessifs désespoirs ; mais, par ses goûts classiques mêmes, par son habitude raisonnée de prosateur, par un certain ballottage équitable qui neutralise les écarts, il se tenait, dans ses variations, à des idées moyennes d’expérience et de portée actuelle, que l’expression seule grossissait un peu ; il n’était du reste nullement fermé à plusieurs des discussions nouvelles qui s’agitaient, et il en retirait, après coup, matière à digression littéraire, sans s’éprendre du fond : autant de garanties contre l’erreur et pour la marche de ce genre de talent. […] Grâce à part, au milieu de toute son apparence et de sa réalité de sens et de raison, il a bien, il est vrai, du convenu, des opinions qui ne sont pas nées en lui dans leur originalité ; il a, dans ses développements, des habitudes littéraires qui font que la phrase domine un peu et amplifie et achève parfois l’idée.

779. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — I »

Si je ne puis l’être tout-à-fait, il faut du moins que je sois muet ; car, voyez-vous, il faut être régulier avec les réguliers, comme j’ai été loup avec vous et avec les autres loups vos compères. » Mais ses habitudes naturellement chastes et réservées prévalurent, quand il ne fut plus entraîné par des compagnons de plaisir ; et quelques mois après, il répondait fort sérieusement à une insinuation railleuse de l’abbé Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberté était sauve encore, et que, s’il quittait le pays, il remporterait son cœur aussi sain et aussi entier qu’il l’avait apporté ; et là-dessus il raconte un danger récent auquel sa faiblesse a heureusement échappé. […] D’après le peu qu’on vient de lire sur le caractère, les mœurs et les habitudes d’esprit de Racine, il serait déjà aisé de présumer les qualités et les défauts essentiels de son œuvre, de prévoir ce qu’il a pu atteindre, et en même temps ce qui a dû lui manquer.

780. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires sur la mort de Louis XV »

Ce vieux serviteur du roi avait, depuis qu’il lui était attaché, pris l’habitude de lui parler avec une liberté qui tenait de la familiarité, et même souvent de l’indécence. […] Mais le roi n’en jugeait pas ainsi ; et, outre que l’habitude l’empêchait de s’apercevoir de cette importunité, qui aurait été pour tout autre insoutenable, l’inquiétude et la peur la lui rendaient précieuse.

781. (1875) Premiers lundis. Tome III «  À propos, des. Bibliothèques populaires  »

J’aurais pu, en effet, faire semblant de ne point l’apercevoir, et cela eût été plus conforme aux habitudes et aux usages. […] Vous me demandez de désigner deux amis pour régler de concert avec vous et une autre personne ce que vous voulez bien appeler « cette pénible affaire. » Permettez que j’y mette, selon mon habitude, un peu de réflexion et de lenteur.

782. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre premier. De l’illusion » pp. 3-31

La perception extérieure d’un fauteuil n’est rien en dehors du fantôme de ce fauteuil ; quand, selon l’habitude, nous considérons ce fantôme comme un objet extérieur et réel, nous retranchons de la perception tout ce qui la constitue, et, d’un acte plein, nous faisons un acte vide ou abstrait. — Nous avons déjà vu plusieurs exemples de cette illusion ; nous en verrons encore d’autres ; c’est ainsi que naissent les êtres et les actes spirituels dont la métaphysique et la psychologie sont encore remplies. […] Cet officier, qui servait dans l’expédition de Louisburgh en 1758, avait l’habitude de jouer (to act) ses rêves, et l’on pouvait en diriger le cours en murmurant à son oreille, surtout si cela venait d’une voix qui lui fût familière.

783. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre II. Les romans bretons »

L’aventure, dans Tristan, les tournois, le luxe, les habitudes confortables ou délicates, dans les lais, sont des ornements qui tendent évidemment à devenir le principal. […] Entrées pompeuses de seigneurs par des rues jonchées et tendues comme pour des processions de Fête-Dieu, indications de mobiliers, de tentures, mentions de larges et plantureux soupers, mais surtout bien ordonnés, courtoisement servis, avec eau pour laver les mains avant et après, mentions répétées des bains que prennent les chevaliers délicats ou amoureux, description de riches costumes, surtout de toilettes féminines, qui parfois prennent le pas sur la figure : tout ceci nous représente un romancier du grand monde, un Bourget du xiie  siècle, très au courant des habitudes du high life, et qui flatte par là son public.

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