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266. (1875) Premiers lundis. Tome III « Du point de départ et des origines de la langue et de la littérature française »

J’ai donc pris la littérature française dans sa partie la plus ouverte, la plus en vue, la plus éclairée et aussi la plus féconde, à son troisième ou quatrième commencement, c’est-à-dire à Malherbe. […] Fauriel complète et corrige heureusement ce qu’il y a de systématique et quelquefois d’un peu court, d’un peu étroit et municipal dans les vues de M.  […] Ce sont des textes tels quels, en gros, qu’ils reproduisent, qu’ils finissent par comprendre à force d’en copier, mais dans l’examen desquels ils n’apportent aucune vue philologique subtile et fine, ou supérieure. […] Ampère (dont une première partie seulement a été imprimée) le mérite qui tient à la justesse des vues et des directions, à l’ingénieuse fertilité des aperçus. […] Burguy, en y joignant ses propres vues et remarques.

267. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1864 » pp. 173-235

* * * — De quelle manière se fait cet accord, par lequel tous et toutes reconnaissent, à la première vue, qu’on peut blaguer, turlupiner, maltraiter un quelconque. […] Là-dessus Gautier esquisse le type des femmes qu’il a vues, au dernier lundi de l’Impératrice : des femmes maigres, décharnées, plates, osseuses, minces à tenir dans la main, avec un rien de corps, une infiniment petite place sur elles, pour les exercices de l’amour : des femmes au teint de chlorose à l’apparence fantomatique et malsaine, — avec seulement de l’esprit sur la figure. […] Il a monté, à Vaugirard, une imprimerie toute pleine de prêtres interdits, de sacripants défroqués, de Trompe-la-mort, en rupture de grâce, qui, à la vue d’un commissaire de police, s’effarouchent vers la porte. […] Cela m’était dit non par la vue de soldats, mais par ces révélations qu’on tire du fond de soi-même dans les rêves. […] je les ai vues… mais je n’y ai pas vécu, je n’y ai pas vécu ! 

268. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Il s’applique ainsi à susciter des sentiments d’élévation, de plaisir, d’admiration, de complaisance en soi qui viennent de la vue d’un type humain supérieur dans un sens où il serait bon que la race tout entière le fût. […] Ils font appel de la sorte au sentiment de répulsion, d’horreur, de désespoir que cause cette image de dégradation, mais aussi au sentiment de profonde sympathie, de pitié que cause la vue de cette humanité qui peine et se châtie. […] Ribot ont déjà tiré de cette vue les conclusions qui conviennent sur le peu d’influence moralisante de la diffusion des connaissances. […] Entre cette notion et celle de l’incessante ruine de tout, entre cette sorte de manie des grandeurs spirituelles et les désolantes vues d’ensemble dont elle est l’effet, la contradiction est douloureuse. […] Toute la vue du monde et de la société s’est ressentie de ce changement dans la conception de l’homme.

269. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — II. (Fin.) » pp. 62-79

Et c’est ainsi qu’à côté des choses bien vues et bien dites, et qui sont l’expression de sa pensée, ses lettres en contiennent tant d’autres qui ne sont que de méchants propos et des remplissages. […] — Je ne sais si, en formant son cabinet de médailles, Madame avait une vue si haute et si sévère ; du moins, par ce plus remarquable de ses goûts, elle se montrait bien la mère du Régent, c’est-à-dire du plus brillant et du plus instruit des amateurs. […] Car ce n’était pas seulement l’étiquette qui se révoltait chez Madame quand elle faisait à sa petite-fille la duchesse de Berry cette leçon qu’on a vue sur son déshabillé, c’était un autre sentiment encore et plus respectable. […] Sans sortir des observations générales, quoi de plus juste et de plus sensé que cette réflexion de Madame, écrite peu de mois avant sa mort (16 avril 1722) : Les jeunes gens, à l’époque où nous sommes, n’ont que deux objets en vue, la débauche et l’intérêt ; la préoccupation qu’ils ont toujours de se procurer de l’argent, n’importe par quel moyen, les rend pensifs et désagréables : pour être aimable, il faut avoir l’esprit débarrassé de soucis, et il faut avoir la volonté de se livrer à l’amusement dans d’honnêtes compagnies ; mais ce sont des choses dont on est bien éloigné aujourd’hui.

270. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — I » pp. 356-374

Un peu d’application et d’étude suffit pourtant bientôt pour dissiper ou pour réduire la plupart de ces fausses vues et de ces objections exagérées à distance : à le considérer de près, dans ses actes et dans ses Œuvres, on reconnaît qu’avec ses défauts et ses taches Frédéric est de la race des plus grands hommes, héroïque par le caractère, par la volonté, supérieur au sort, infatigable de travail, donnant à chaque chose sa proportion, ferme, pratique, sensé, ardent jusqu’à sa dernière heure, et sachant entremêler à son soin jaloux pour les intérêts de l’État un véritable et très sincère esprit de philosophie, des intervalles charmants de conversation, de culture grave et d’humanité ornée. […] Je ne crois pas qu’une telle vue résiste aujourd’hui au moindre examen. […] Frédéric lui écrivit : Si le bonheur favorise nos vues sur Dresde, nous aurons indubitablement la paix, ou cet hiver, ou ce printemps, et nous sortirons honorablement d’une conjoncture difficile et périlleuse où nous nous sommes trouvés souvent à deux pas de notre entière destruction. […] Pendant que je la lisais, je me rappelais bien souvent cette autre correspondance récemment publiée, si étonnante, si curieuse, si pleine de lumière historique et de vérité, entre deux autres frères, couronnés tous deux, le roi Joseph et l’empereur Napoléon ; et, sans prétendre instituer de comparaison entre des situations et des caractères trop dissemblables, je me bornais à constater et à ressentir les différences : — différence jusque dans la précision et la netteté même, poussées ici, dans la correspondance impériale, jusqu’à la ligne la plus brève et la plus parfaite simplicité ; différence de ton, de sonoréité et d’éclat, comme si les choses se passaient dans un air plus sec et plus limpide ; un théâtre plus large, une sphère plus ample, des horizons mieux éclairés ; une politique plus à fond, plus à nu, plus austère, et sans le moindre mélange de passe-temps et de digression philosophique ; l’art de combattre, l’art de gouverner, se montrant tout en action et dans le mécanisme de leurs ressorts ; l’irréfragable leçon, la leçon de maître donnée là même où l’on échoue ; une nature humaine aussi, percée à jour de plus haut, plus profondément sondée et secouée ; les plaintes de celui qui se croit injustement accusé et sacrifié, pénétrantes d’accent, et d’une expression noble et persuasive ; les vues du génie, promptes, rapides, coupantes comme l’acier, ailées comme la foudre, et laissant après elles un sillon inextinguible54.

271. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Une monarchie en décadence, déboires de la cour d’Espagne sous le règne de Charles II, Par le marquis de Villars »

La pauvre petite reine, qui est fort jolie, n’a d’autre plaisir, quand elle ne voit pas Mme de Villars seule pour lui parler de la France, que de manger beaucoup, ce qui fait qu’elle engraisse à vue d’œil : « La reine d’Espagne, bien loin d’être dans un état pitoyable, comme on le publie en France, est engraissée au point que, pour peu qu’elle augmente, son visage sera rond. Sa gorge, au pied de la lettre, est déjà trop grosse, quoiqu’elle soit une des plus belles que j’aie jamais vues. […] Nous regardons présentement, la reine et moi, tant que nous voulons, par une fenêtre qui n’a de vue que sur un grand jardin d’un couvent de religieuses qu’on appelle l’Incarnation, et qui est attaché au palais. […] L’État ne pouvait faire face à ses engagements, et l’Électeur de Brandebourg, à qui l’on refusait le payement d’une dette, dut retirer de Madrid son envoyé, et se payer de ses propres mains en faisant saisir un vaisseau espagnol chargé de marchandises, en vue d’Ostende.

272. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ? »

Nisard tout ce qui était à dire : c’est moins sur le fond que j’ai à revenir que sur une des idées et des vues exprimées par M.  […] La Rochefoucauld a consigné l’élixir amer de cette expérience dans des Réflexions et des Maximes immortelles qui vivront autant que la nature humaine, et contre lesquelles elle aura jusqu’à la fin à se débattre, Pascal a, certes, grandement profité de cette vue de la Fronde, et il conclurait en politique aussi vertement et aussi crûment qu’un Machiavel, s’il n’était avant tout un pénitent qui n’a de hâte que pour s’agenouiller et pour aller tout mettre au pied de la croix. […] Ce fut l’œuvre du xviiie  siècle tout entier de mûrir, de rassembler, de coordonner, de propager ces vues plus justes, plus salutaires et tendant à une civilisation meilleure. […] Que serait-ce encore si l’on revendiquait ces autres savants d’un ordre élevé, ces moralistes implicites et d’autant plus sûrs qu’ils embrassent plus de rapports d’ensemble, ce Buffon qui se rendait d’autant mieux compte de l’homme qu’il était sorti comme naturaliste de la vue circonscrite de l’espèce, et qu’il inaugurait dans son ampleur l’étude, encore si neuve aujourd’hui, de la physiologie comparée en ce qui est des faits de sensibilité et d’intelligence !

273. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite.) »

Jusque dans les portions arides et tout en gravissant les premières pentes raboteuses, on a de loin en vue d’admirables temples, des colonnes de marbre pur se détachant sur une mer bleue, se découpant dans un ciel serein. […] Accueillons-les toutes ; mais n’oublions pourtant jamais, nous tous qui l’avons vue ou entrevue, la beauté véritable ; gardons-en fidèlement la haute et délicate image au dedans de nous, ne fût-ce que pour n’en pas prodiguer à tout propos et n’en jamais profaner le nom, comme je le vois faire à d’estimables travailleurs qui ont beaucoup paperassé sur le moyen âge et qui ne connaissent que cela. […] Ils s’entretiennent à l’entrée du désert et à la fois à l’entrée de l’Enfer dont une des portes ou des ouvertures devait être figurée un peu au-dessous, avec vue jusque dans la profondeur. […] Je ne saurais mieux comparer ces grands et longs mystères qu’à une série de bas-reliefs assez habilement et naïvement sculptés sur bois, représentant chacun une scène, mais une scène détachée, qui ne se lie pas nécessairement avec la précédente ni avec la suivante, et de cette série de compartiments juxtaposés, de scènes à tiroir continuées à bâtons rompus, résulte une œuvre interminable, bigarrée, morcelée, vivement historiée dans le détail, mais à laquelle ne présidait aucune vue d’ensemble.

274. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire (suite) »

Je ne cherche à connaître ni la nature trop vaste pour ma courte durée et ma faible vue, ni les hommes trop remuants et trop impénétrables pour un être qui ne tend qu’au repos. […] Il a beau se contenter des dons du sort et de la médiocrité du sage, il y a des moments où il sent le besoin pourtant d’un peu plus de fortune pour la variété et pour le renouvellement de la vie ; il a conscience de ce qui lui manque, tant pour l’entière satisfaction du cœur et de l’esprit que pour les excitations légitimes du talent : « Il nous faudrait à tous deux (à Thomas et à lui), mais surtout à moi, dit-il, un peu plus de fortune : cela me mettrait à même de couper, par quelques parties agréables, la monotonie d’une existence qui n’a point assez de mouvement pour un homme né penseur, que la vue des mêmes visages et du même horizon ramène trop facilement sur son état et sur la misère des choses humaines. » Puis il se repent presque aussitôt d’avoir trop demandé, et faisant allusion à quelque image mélancolique que lui suggérait une lettre de Deleyre (malheureusement nous ne possédons aucune de celles qui sont adressées à Ducis) : « Hélas ! […] Elle perdra la cruelle habitude de la terreur ; ses enfants, à votre vue, ne courront, plus vers elle comme des colombes effrayées, et vos larmes ne couleront plus en silence pour expier les torts de votre complexion. » L’ayant, un jour, emmené chez lui à Marly, il l’observe et l’étudie sans en avoir l’air et sans lui porter ombrage ; il essaye de lui insinuer sous toutes les formes l’apaisement et la douceur, et plus content il fait part à Mme Deleyre du résultat obtenu : « Si j’en juge bien par les apparences, il me semble que son âme est plus tranquille. […] « Il faut, mon ami, que je me prive pour le moment du plaisir de vous voir et de confondre mes larmes avec les vôtres, car vos entrailles ne manqueraient pas de s’émouvoir à la vue d’un père et d’un ami malheureux.

275. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset. »

Rousset compare en ceci Louvois à un commentateur qui découvre, à la réflexion, dans un auteur classique une foule de beautés et d’intentions qu’on n’y avait pas vues avant lui. […] Louvois écrivait là-dessus à Ravaux pour le bien mettre au peint de vue et lui expliquer au liste ce qu’on exigeait de lui sous toutes les apparences de la légalité. […] Louvois voulait même, s’il se pouvait, éviter d’y mettre la cognée proprement dite ; il désirait que l’arbre tombât de lui-même sans secousse, sans un coup donné, sans effort ni assaut retentissant, et à la seule vue du bûcheron. […] Mais cette vue toute philosophique mènerait trop loin ; rentrons vite dans notre analyse.

276. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre II. Des idées générales et de la substitution simple » pp. 33-54

Si lucide et si compréhensive que soit la vue intérieure, après cinq ou six, vingt ou trente lignes, tirées à grande peine, l’image se brouille et s’efface ; et cependant ma conception du myriagone n’a rien de brouillé ni d’effacé ; ce que je conçois, ce n’est pas un myriagone comme celui-ci, incomplet et tombant en ruine, c’est un myriagone achevé et dont toutes les parties subsistent ensemble ; j’imagine très mal le premier et je conçois très bien le second ; ce que je conçois est donc autre que ce que j’imagine, et ma conception n’est point la figure vacillante qui l’accompagne. — Mais d’autre part cette conception existe ; il y a en moi quelque chose qui représente le myriagone et qui lui correspond exactement. […] Elle se manifeste sur les lèvres par les mots d’épanouissement, de bonheur, de volupté noble ; en même temps, la vue intérieure a saisi quelque image correspondante, une fleur qui s’ouvre, un visage qui sourit, un corps penché qui s’abandonne, un accord riche et plein d’instruments doux, une caresse d’air parfumé dans une campagne ; voilà des comparaisons et métaphores expressives, c’est-à-dire des représentations sensibles, des souvenirs particuliers, des résurrections de sensations, toutes analogues à celles que je viens d’éprouver, du même ton et du même tour. […] Partant, de que nous appelons une idée générale, une vue d’ensemble, n’est qu’un nom, non pas le simple son qui vibre dans l’air et ébranle notre oreille, ou l’assemblage de lettres qui noircissent le papier et frappent nos yeux, non pas même ces lettres aperçues mentalement, ou ce son mentalement prononcé, mais ce son ou ces lettres doués, lorsque nous les apercevons ou imaginons, d’une propriété double, la propriété d’éveiller en nous les images des individus qui appartiennent à une certaine classe et de ces individus seulement, et la propriété de renaître toutes les fois qu’un individu de cette même classe et seulement quand un individu de cette même classe se présente à notre mémoire ou à notre expérience. — La seule différence qu’il y ait pour nous entre le mot bara, qui ne signifie rien, et le mot arbre, qui signifie quelque chose, c’est qu’en entendant le premier nous n’imaginons aucun objet ou série d’objets appartenant à une classe distincte et qu’aucun objet ou série d’objets appartenant à une classe distincte ne réveille en nous le mot bara, tandis qu’en entendant le second nous nous figurons involontairement un chêne, un peuplier, un poirier ou tel autre arbre, et qu’en voyant un arbre quelconque nous prononçons involontairement le mot arbre. […] Il a les mêmes affinités et les mêmes répugnances que la représentation, les mêmes empêchements et conditions d’existence, la même étendue et les mêmes limites de présence : affinités et répugnances, empêchements et conditions d’existence, étendue et limites de présence, tout ce qui se rencontrerait en elle se rencontre en lui par contrecoup. — Par cette équivalence, les caractères généraux des choses arrivent à la portée de notre expérience ; car les noms qui les expriment sont eux-mêmes de petites expériences de la vue, de l’ouïe, des muscles vocaux, ou les images intérieures, c’est-à-dire les résurrections plus ou moins nettes de ces expériences.

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