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717. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

Né à Versailles, dont il est resté le poète chéri, où il a vécu tant d’années et où il est mort69, fils d’un père savoisien et patriarcal, de qui il a prétendu tenir toute sa poétique, bien différente, dit-il, de celle des Marmontel et des La Harpe, et d’une mère, bonne femme humble et antique ; d’abord secrétaire de maréchaux et de généraux, il fit la guerre et la vit de près, sans en tirer grand profit pour son observation de poète : « Ducis a fait la guerre de Sept-Ans avec nous, dit le prince de Ligne. […] mais je veux que vous viviez, et que mon amitié rafraîchisse votre âme. […] Je serai le barbare qui vous ferai vivre malgré vous. » Après un de ces petits voyages où il l’avait eu près de lui, il écrit à Mme Deleyre pour lui rendre compte de la santé morale qui les intéresse. […] Thomas, plus jeune de quelques années, est plus malade de corps que ce dernier, mais il a l’esprit tranquille, bien que souvent découragé ; lui, il ne se plaint pas : « Il semble que les âmes douces habitent dans des corps douloureux, où elles supportent leur détention sans murmure et sans emportement. » Ducis prévoit le malheur prochain de le perdre : « Nous ne vivons qu’une minute ; et, dans cette minute, que de secondes pour la douleur !

718. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Le mariage du duc Pompée : par M. le comte d’Alton-Shée »

Ce n’est pas de ce côté que me paraît être le plus grand danger pour le roué et le libertin marié, pour peu qu’il soit sincèrement marié et qu’il tienne à bien vivre ; le pire danger est en lui-même ; son plus grand ennemi est dans son vice ; car comment ne pas rester ou redevenir libertin quand on l’a été ? […] Orphelin dès ma naissance, pendant ma longue jeunesse, j’ai cherché le plaisir, j’ai vécu de la vie des autres hommes, mais c’est vous, vous seule, qui m’avez appris à aimer. » Un comte de Noirmont, homme de soixante-six ans, et qui fut longtemps le guide, le tuteur d’Herman au moral, qui jusqu’à un certain point l’est encore, est arrivé depuis peu de jours dans cet intérieur. […] Ce que j’aime surtout dans cette pièce dont le canevas est un peu artificiel et romanesque comme la plupart des canevas dramatiques, c’est que la sève moderne y circule et qu’on a bien affaire à des personnages de notre temps qui ont vécu et qui vivent.

719. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite) »

Jamais le feu de l’enthousiasme pour la chose publique, jamais la grandeur et la terreur qu’inspirent ces grands sauveurs révolutionnaires, hommes de glaive et d’épée, ne trouvèrent de plus vibrants et de plus vrais accents s’échappant à flots pressés d’une poitrine sincère : « C’est folie, s’écrie le poète, de braver ou d’accuser l’éclair et la foudre du Ciel irrité : et, à parler franc, beaucoup est dû à cet homme qui, de l’enclos de ses vergers domestiques, où il vivait retiré et austère comme si son plus profond dessein eût été de planter ses poiriers et de greffer sa bergamote, a su par son industrieuse valeur gravir et s’élever jusqu’à ruiner l’œuvre antique des temps et à jeter ces vieux royaumes dans un nouveau moule. » On sent ici comme la réalité anglaise et la franchise du ton se contiennent mal sous l’imitation classique, comme elles percent et crèvent en quelque sorte l’enveloppe d’Horace. […] Ne faut-il voir d’abord dans Pope « qu’un nabot, haut de quatre pieds, tortu, bossu, maigre, valétudinaire, et qui, arrivé à l’âge mûr, ne semble plus capable de vivre ?  […] Ne le rudoyons pas et, en le prenant par la main pour le faire asseoir dans notre fauteuil médical et quasi anatomique, ayons attention (s’il vivait encore) à ne pas le faire crier. […] Combien de fois, au milieu de la nuit, Balzac n’arriva-t-il pas au lit de Jules Sandeau endormi et qui vivait alors sous le même toit !

720. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Alphonse Daudet, l’Immortel. »

Il est tout au moins inoffensif, quoi que vous disiez ; et nous vivons de vanités. […] Qu’est-ce que cela fait si, grâce à sa myopie, qui n’est qu’une vision intense des choses rapprochées, il nous fait, du monde où nous vivons, des peintures, éparses sans doute et fragmentaires, mais dont le relief et la couleur vibrante n’ont jamais, je crois, été égalées ? […] Ces personnages ne vivent que dans les minutes où nous les voyons. Mais alors comme ils vivent !

721. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Campagnes d’Égypte et de Syrie, mémoires dictés par Napoléon. (2 vol. in-8º avec Atlas. — 1847.) » pp. 179-198

Collot accompagnait alors le général en chef comme commissaire des vivres. […] Pourtant, malgré l’amertume du sort, Napoléon ne dut pas, en somme, regretter de vivre, de supporter les années dévorantes de l’exil, ne fût-ce que pour avoir le temps de consigner dans la mémoire les actes du passé. […] Napoléon ne trouvait pas cela naturel, et il conclut la discussion en disant : « Il faut vouloir vivre et savoir mourir. » Il pratiqua cette maxime, même à Sainte-Hélène ; il continua jusqu’à la fin de vouloir vivre, et c’est à cette constance que nous devons, après le capitaine, d’avoir en lui l’historien.

722. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

Né le dernier jour de février 1533, nourri dès l’enfance aux langues anciennes tout en se jouant, éveillé même dès le berceau au son des instruments, il semblait avoir été élevé moins pour vivre dans une rude et violente époque, que pour le commerce et le cabinet des muses. […] Quelque temps conseiller au parlement de Bordeaux, Montaigne se retira avant quarante ans du train des affaires et de l’ambition pour vivre chez lui, dans sa tour de Montaigne, jouissant de lui-même et de son esprit, adonné à ses observations, à ses pensées et à cette paresse occupée dont nous savons jusqu’aux moindres jeux et aux fantaisies. […] Pourtant daignons réfléchir, et disons-nous qu’en laissant en dehors l’Empire, lequel, à l’intérieur, était une époque de calme et, avant 1812, une époque de prospérité, nous qui nous plaignons si haut, nous avons vécu paisiblement depuis 1815 jusqu’en 1830, quinze longues années ; que les trois journées de Juillet n’ont fait qu’inaugurer un autre ordre de choses qui, durant dix-huit autres années, a garanti la paix et la prospérité industrielle ; en total trente-deux années de calme. […] Et, loin de s’abattre et de maudire le sort de l’avoir fait naître en un âge si orageux, il s’en félicite tout à coup : « Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle non mol, languissant ni oisif. » Puisque la curiosité des sages va chercher dans le passé les confusions des États pour y étudier les secrets de l’histoire et, comme nous dirions, la physiologie du corps social à nu : « Ainsi fait ma curiosité, nous déclare-t-il, que je m’agrée aucunement de voir de mes yeux ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme ; et, puisque je ne la puis retarder, je suis content d’être destiné à y assister et m’en instruire. » Je ne me permettrai pas de proposer à beaucoup de personnes une consolation de ce genre ; la plupart des hommes n’ont pas de ces curiosités héroïques et acharnées, telles qu’en eurent Empédocle et Pline l’Ancien, ces deux curieux intrépides qui allaient droit aux volcans et aux bouleversements de la nature pour les examiner de plus près, au risque de s’y abîmer et d’y périr.

723. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

Qu’on y voie la grotte où ce grand homme vécut abandonné des Grecs qu’il avait servis, son pot de bois, … l’arc et les flèches d’Hercule… Et il compose ainsi tout un effet moral qui gagne à un certain éloignement et devient plus auguste à distance, « parce que faire du bien aux hommes, dit-il, et n’être plus à leur portée, est une ressemblance avec la Divinité ». […] Et Bernardin ajoutait naïvement : « Si le clergé m’offre une pension, je l’accepterai avec reconnaissance, moi qui n’ai vécu jusqu’ici que des bienfaits du roi. » Il y eut, en effet, un moment où le clergé eut l’idée singulière d’adopter Bernardin comme adversaire de Buffon et du parti encyclopédiste, et de lui faire une pension comme à son avocat. […] Bernardin de Saint-Pierre, qui eut aussi quelquefois maille à partir au sein de l’Académie, vivait donc et vieillissait avec assez de douceur dans sa retraite d’Éragny. […] Il cessa de vivre le 21 janvier de cette même année.

724. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — II. (Fin.) » pp. 246-265

Dans un admirable portrait de Wallenstein, ce glorieux généralissime de l’Empire assassiné par ordre de son maître, Richelieu, qui se reporte à sa propre situation de ministre calomnié et sans cesse menacé de ruine, trouve de magnifiques paroles pour caractériser l’infidélité et l’ingratitude des hommes ; et, après avoir raconté la vie de ce grand guerrier, après nous l’avoir montré avec vérité dans sa personne et dans son habitude ordinaire, il ajoute en une langue que Bossuet ne surpassera point : Tel le blâma après sa mort, qui l’eût loué s’il eût vécu : on accuse facilement ceux qui ne sont pas en état de se défendre. […] Il vivait dans une sorte de solitude, avec ses confidents ; il dormait peu ; et, dans ses nuits sans sommeil, avec cette organisation que nous lui savons, toute desséchée par l’ardeur intérieure et comme amincie par la souffrance, il n’avait pour contentement austère, ainsi qu’il l’a dit quelque part d’une manière sublime, que de voir tant d’honnêtes gens dormir sans crainte à l’ombre de ses veilles. […] On ne laisse pas longtemps Richelieu tranquille dans sa retraite ; il est encore trop voisin de la reine ; il sent que la calomnie le travaille en cour, et lui-même il est le premier à provoquer une espèce d’exil : il demande qu’on lui prescrive pour demeure tel autre lieu où il pourra vivre sans calomnie de même qu’il est sans faute et sans reproche. […] Si Luynes avait vécu, la fortune de Richelieu s’ajournait pourtant et pouvait manquer : aussi, quand Luynes disparaît, quand il est emporté d’une maladie soudaine (14 décembre 1621) au milieu de cette campagne qu’il avait entreprise sans pouvoir la mener à fin, Richelieu a pour peindre sa mort, son caractère et sa personne, des traits de couleur et de passion que Saint-Simon, un siècle après, aurait trouvés.

725. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — II. (Fin.) » pp. 476-495

La seule étude salutaire aux hommes est celle qui nous apprend à vivre avec eux, à les connaître, et celle qui contribue à notre conservation et à notre plaisir : je regarde les autres comme des jouets qui amusent les enfants. […] À Berlin, lorsque Jordan n’était pas malade, il voyait le roi tous les jours, de sorte que celui-ci pouvait dire avec regret, après l’avoir perdu : « Nous avons vécu sans cesse ensemble. » La première guerre de Silésie terminée (juin 1742), Frédéric n’a plus qu’un désir, revenir administrer en bon et sage roi ses peuples : J’ai fait ce que j’ai cru devoir à la gloire de ma nation ; je fais à présent ce que je dois à son bonheur. […] Si nous n’avions pas la guerre, si nous n’étions pas ruinés, je lui ferais bâtir un ermitage avec un jardin, où il pourrait vivre comme il croit qu’ont vécu nos premiers pères.

726. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1873 » pp. 74-101

Mon notaire m’a trouvé un débiteur, qu’il faut assigner tous les six mois, et tous les six mois, je suis à me demander si je ne serais pas forcé de quitter cette maison qui, seule, m’aide un peu à vivre. […] Je me rappelais, ces temps-ci, le mot de ma pauvre vieille cousine de Bar-sur-Seine : « Vous verrez, je ne vivrai pas longtemps, je suis si fatiguée, si fatiguée !  […] Il me disait qu’il n’y comprenait rien, qu’il n’aurait jamais pu croire qu’il pût vivre quinze mois, qu’il avait un caillot de sang dans la cervelle de la grosseur de son verre à bordeaux. […] Dans ce pays, qu’est-ce qu’il arrive, lorsque les instincts du jeune homme sont par trop scientifiques, il se met dans une carrière satisfaisant à moitié ses goûts, à moitié son désir d’enrichissement, il devient ingénieur de chemin de fer, directeur d’usine, directeur de produits chimiques… Déjà cela commence à arriver en France, où l’École polytechnique ne fait plus de savants. » Et la conversation continuant, Berthelot ajoutait : « Que la science moderne, cette science qui n’a guère que cent ans de date, et qu’on dote d’un avenir de siècles, lui semblait presque limitée par les trente années du siècle dans lequel nous vivons.

727. (1899) L’esthétique considérée comme science sacrée (La Revue naturiste) pp. 1-15

Eugène Montfort a prononcé des mots d’une force et d’une tendresse peut-être plus pures encore : « Puisqu’on ne se plaît plus à l’église, a-t-il écrit au cours de l’Essai sur l’amour, je voudrais qu’aujourd’hui la voix du poète — comme autrefois celle des cloches — sonnât dans toutes les âmes ; je voudrais qu’elle les réunît, elle aussi, dans un vol unanime ; je voudrais qu’elle les fît vivre ensemble dans ce temple incommensurable qu’est le monde. » Voilà l’expression positive de nos pensées. […] Ne jamais cesser de s’instruire dans toutes les matières possibles, étudier la dialectique, s’embellir perpétuellement, assouplir ses membres par la gymnastique, vivre au grand air tout le jour, prendre part aux travaux civiques et privés, intervenir en plein public dans les circonstances les plus différentes, faire des voyages, voir des contrées, accomplir le périple du monde, aller sans cesse d’un pôle à l’autre, observer les mœurs des contrées les plus lointaines, comparer les flores, les parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, voilà quelques-uns des devoirs qui nous incombent. […] si nous ne vivions pas sans cesse hors de nous-mêmes ?

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