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308. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série «  Leconte de Lisle  »

Il entra par l’étude dans les mœurs et dans l’esthétique des siècles morts ; il démêla l’empreinte que les générations reçoivent de la terre, du climat et des ancêtres : et, comme il s’amusait à la logique de l’histoire, il en sentit moins la tristesse ; puis il lui parut que toute force qui se développe a sa beauté pour qui en est spectateur sans en être victime ; il eut des visions du passé si nettes, si sensibles et si grandioses qu’il leur pardonna de n’être pas consolantes. […] Voilà qu’un ange, un cavalier, sort des ténèbres, traînant après lui et ameutant toutes les bêtes de la terre, et charge d’imprécations, au nom du Seigneur, le rebelle et ses fils. […] Le poète (et ceci a tout l’air d’une trouvaille de génie) veut que l’arche ait été construite malgré Jéhovah et que Kaïn, son Kaïn immortel et symbolique, l’ait empêchée de sombrer  L’homme, continue le vengeur, couvrira de nouveau la terre, non plus indompté, mais lâche et servile. […] Le ciel est sourd, la terre te dédaigne. […] Attachés à la terre par leur corps robuste plein de désirs grossiers, ils n’en sont pas moins obsédés par la pensée de l’invisible, par le désir de la cité d’en haut ; ils ne la conçoivent pas d’ailleurs d’une façon beaucoup plus raffinée que leurs aïeux ne faisaient le paradis d’Odin  Les Indous, émus par la souffrance universelle, pratiquaient une charité purement terrestre, épanchaient sur leurs frères une immense pitié ; on ne peut dire qu’ils aient sacrifié cette vie à une vie future, puisque ce qu’ils attendaient de la mort ou de l’extase, c’était l’anéantissement de la personnalité.

309. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIV. La littérature et la science » pp. 336-362

Ils la ramènent des nuages sur la terre ; ils lui rapprennent à marcher sur un terrain solide, quand elle s’est égarée trop longtemps dans les espaces illimités du rêve. […] Et bientôt c’est, dans la philologie, l’érudition lourde d’ennui qui sait à merveille corriger un texte, mais non plus en sentir la grandeur ou la grâce ; dans l’histoire, la monographie substantielle et indigeste qu’on estime et ne lit pas ; dans la philosophie, la peur des vastes synthèses et la mise sous scellés de la métaphysique et de ses éternels problèmes ; dans le roman, au théâtre, la décroissance de la verve inventive, la froideur, la sécheresse, la vulgarité du terre à terre, l’impuissance à créer un type supérieur ; en toute matière, le style pesant, épais, scolastique, engrisaillé de termes abstraits ou hérissé de vocables rébarbatifs ; bref, tout ce que comprend d’étroit, de rogue, de fastidieux, de glacé, de mort le mot de pédantisme. […] Dites, est-ce que l’effort héroïque, l’endurance, l’ascension lente du futur roi de la terre vers le bien-être, la lumière, la puissance, la justice ne sont pas cent fois plus émouvants, plus poétiques que les fables trop docilement répétées de siècle en siècle ? […] Pour redescendre sur la terre, les êtres que nous y rencontrons, animaux, plantes, rochers même, ne sont pas non plus pour nous ce qu’ils étaient pour nos ancêtres. […] De là cet apitoiement sur un cheval qu’on torture, sur un crapaud qui agonise, sur la fleur qui périt fauchée et se sépare avec douleur de la terre nourricière, sur les choses qui souffrent et pleurent, parce qu’elles ont une âme.

310. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

Le prince d’Anhalt, qui est peut-être le plus grand général du siècle, demeure dans une obscurité dont lui seul peut ressentir tout le poids ; et d’autres, qui ne le valent pas de bien loin, sont les arbitres de la terre. […] Les paisibles habitants de Remusberg ne sont pas si belliqueux ; je me fais une plus grande affaire de défricher des terres que de faire massacrer des hommes, et je me trouve mille fois plus heureux de mériter une couronne civique que le triomphe. […] Cinq jours avant sa mort, il adressa à Frédéric une admirable lettre qui peint l’une des plus belles âmes qui aient passé sur la terre, et qui couronne dignement cette idéale amitié. […] Maintenant il ne me reste plus qu’à détacher mon cœur de la terre pour le tourner vers la source éternelle de toute vie et de toute félicité. […] c’est dans ce moment que je sens toute la force du doux lien qui m’attache au plus aimable, au plus vertueux des mortels que la bonté du ciel m’ait fait rencontrer sur la terre pendant le pèlerinage de mes jours.

311. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Armand Silvestre »

On dirait que la Terre a bu le sang des lis. […] Relisons quelques strophes de l’ami de Laripète : Comme au front monstrueux d’une bête géante, Des yeux, des yeux sans nombre, effroyables, hagards, Les Astres, dans la nue impassible et béante Versent leurs rayons d’or pareils à des regards, ……… Et la Terre, oeil aussi, brûlant et sans paupière, Sent dans ses profondeurs sourdre le flot amer Que déroule le flux éternel de la mer, Larme immense pendue à son orbe de pierre. […] S’étendre la nuit sur les montagnes humides de rosée, embrasser en extase la terre et le ciel, s’enfler d’une sorte de divinité, pénétrer par la pensée jusqu’à la moelle de la terre, repasser en son sein les six jours de la création, s’épandre avec délices dans le Grand Tout, dépouiller entièrement tout ce qu’on a d’humain et finir cette haute contemplation… (avec un geste) je n’ose dire comment.

312. (1882) Qu’est-ce qu’une nation ? « II »

Chose étrange, c’est à l’obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu’elle a pris un titre royal 1. […] Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. […] Non, ce n’est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l’homme fournit l’âme.

313. (1902) L’humanisme. Figaro

Les symbolistes, eux, qui, bien qu’ils aient combattu les parnassiens avec un acharnement souvent injuste, sont leurs continuateurs, en ce sens qu’ils ont transporté l’objectivité parnassienne de la terre dans les nuées, les symbolistes, par une hautaine gageure, prirent pour objet le Mystère. […] Ils habitèrent la Tour d’ivoire un étage au-dessus des parnassiens, plus loin encore de la terre. […] Accomplissons notre tâche sur la terre, qui est d’inscrire en des paroles belles le rêve que fait l’homme à ce moment du temps infini, pour le transmettre à ceux qui nous succéderont. […] Pour ces quelques heures de vie, un peu monotones parfois, que nous passons sur la terre, nous allons nous donner tant de mal, écrire un bréviaire, rédiger un règlement, que la plupart d’entre nous n’auront même pas le temps d’observer !

314. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Les civilisations »

L’Afrique non plus, la terre de Carthage ! […] Quoique, dans d’autres temps, elle ait été la terre des plus effroyables despotismes, elle devait être un jour la terre des républiques et de la libre pensée, et on l’aime pour cette raison, même dans le passé ! […] Avec les vertus qu’il a fait descendre dans leurs mœurs, il a fait descendre dans leurs arts, leurs sciences et leurs littératures, des inspirations inconnues, d’une beauté que les peuples les plus spirituels de la terre, comme la Grèce et Rome, ne soupçonnaient même pas !

315. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes d’Amérique » pp. 95-110

Jusqu’ici, en effet, nous n’avions pas encore rencontré, parmi ces moralistes qui ont retourné l’âme humaine comme un gant, d’homme assez bronzé par les idées fausses et l’amour dépravé des énormités pour s’agenouiller publiquement et ventre à terre devant cette affreuse bête, — qui d’ailleurs est si bête, — et qui de temps immémorial s’appelle le Veau d’Or. […] L’écu, le tout-puissant écu, dans ce siècle de religions diverses poussées en pleine terre de folies, doit s’établir comme la religion définitive de la Raison et du Progrès, et Bellegarrigue est le Guèbre prosterné de ce soleil nouveau : la pièce de cent sous. […] Aujourd’hui, s’il faut s’en rapporter à ce voyageur, qui traite familièrement les poètes de détraqués, il n’est plus rien de tout cela, ou, si cette terre du Progrès, de la Raison positive et de l’Argent, s’oublie encore à produire de ces choses misérables et charmantes, si elle a encore de ces distractions, tout fait espérer que sous peu le progrès l’emportera, et qu’elle marchera à l’accomplissement de la seule mission qu’il y ait pour l’humanité sur la terre : « Faire des écus et les employer à en faire d’autres, pour que la femme, cette lorette du concubinage légalisé, les dépense ! 

316. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Th. Ribot. La Philosophie de Schopenhauer » pp. 281-296

Schopenhauer fit rouler sur le crâne aux chimères de Hégel la dernière pelletée de terre de la réalité, et planta sa métaphysique sur sa tombe. […] Mais l’idée du système qui allait succéder aux défunts, et qui doit être arrachée à son tour de cette terre stérile où rien ne vient des semences qu’y jette la métaphysique, n’était prise ni à Kant, ni à Hégel, ni à personne. […] Ribot : « Il faut être complètement aveugle, ou entièrement chloroformé par la puanteur judaïque (Schopenhauer déteste les juifs, comme les hommes du théisme qui a précédé le Christianisme sur la terre), pour ne pas voir qu’au fond l’animal est la même chose que nous et qu’il n’en diffère que par accident. » Ailleurs, il se demande ce « que serait l’homme, si la nature, pour faire le dernier pas qui conduit à lui, était partie du chien ou de l’éléphant », — et il se répond sans sourciller (pourquoi sourcillerait-il ?)  […] Pour Schopenhauer, c’est là l’état de la plus haute moralité qu’il y ait sur la terre.

317. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Jules De La Madenène » pp. 173-187

Son roman, qu’il aurait pu écrire peut-être comme l’auteur de Miréio écrivit son poëme, dans le dialecte de sa terre natale, écrit en français exquis, n’a pas cependant que son titre de patois, et roule dans son flot de délicieux provincialismes que M. de La Madelène a trop de tact d’écrivain pour laisser mourir. […] Ces enfants gâtés du soleil et souvent terribles, M. de La Madelène les a fait vivre tels qu’ils sont, non pas seulement dans leur vie domestique et de foyer, mais dans leur vie collective, leur vie d’assemblée, d’émeute, de farandoles et de batailles, car le plein air, le dehors, la place publique, sont pour eux bien plus le foyer que le coin du feu de la maison ; il nous les a montrés en plein dix-neuvième siècle et à cette heure du dix-neuvième siècle, dominés par l’incoercible élément méridional, qui leur donne encore la physionomie des ancêtres ; par ce caractère héréditaire et local que la poussière humaine ne perd que le dernier, et qui se révolte avec tant d’énergie sous l’émiettant et l’aplanissant rouleau que la civilisation, cette Tarquine à la main douce, qui ne fait pas voler les têtes de pavot sous les coups de baguette, mais qui se contente de les coucher par terre en les caressant, promène par-dessus toutes choses, comme dans une allée de jardin ! […] Dans la littérature contemporaine, nous ne connaissons rien de plus habilement et de plus finement tracé que ce caractère d’Espérit, ce génie de village venu en pleine terre et qui n’est pas seulement le génie de l’industrie, moins étonnant et tout de suite compris parmi ces populations actives et âprement utilitaires, mais le génie, l’inutile et contemplatif génie de l’art, cette divine paresse, que, de tous les genres de génie qu’il a donnés aux hommes, Dieu a fait certainement le plus beau ! IV Et il n’y avait d’ailleurs qu’un artiste enfant à son aurore, et charmant comme tous les enfants et comme toutes les aurores, qui pût naïvement s’encharmer, — et à ce point, — d’une tragédie de Voltaire ; et un initiateur de vocation, qui pût s’atteler à ce projet de la faire jouer, cette tragédie, dans son village, malgré l’indifférence, les railleries, les routines, l’inintelligence, les obstinations des circonstances et des hommes, toujours plus bêtes qu’elles… Pour que la donnée du livre de M. de La Madelène fût admissible, il fallait Espérit ; il fallait cette perle de poésie éveillée, d’enthousiasme, de candeur, de finesse, de douceur infatigable ; il fallait ce lunatique irrésistible qui finit par les emporter dans sa nuée, les plus récalcitrants, les plus lourds à soulever, les plus attachés à la terre, et qui fait jouer un jour, et qui qu’en grogne, sa tragédie devant dix villages rassemblés !

318. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « [Addenda] »

Feuillet l’a si bien compris, qu’avant même de donner sa Collection, il n’a pu y tenir et que, dans son tome II des Causeries d’un Curieux (1862), il a pris les devants et a publié, comme la plus délicate des primeurs et bien faite pour affriander, la première lettre de Marie-Antoinette à l’impératrice sa mère, dès son arrivée sur la terre de France (Strasbourg, 8 mai 1770). […] Voilà qui est bien conforme et « en parfaite harmonie avec le goût théâtral du moment où nous vivons71. » Pour peu donc qu’on ait le sentiment dramatique et qu’on se mette à envisager les choses à ce point de vue, on indiquerait d’avance, comme dans un bon cours de rhétorique, les endroits, les motifs qui prêtent à une jolie lettre et qui font canevas ou thème :   Le moment où la Dauphine quitte les terres de l’empire ; Le moment où elle met le pied sur la terre de France ; Le moment, la minute qui suit la célébration du mariage ; Le moment, la minute où elle devient reine, Louis XV venant de rendre le dernier soupir ; Le moment où, souveraine outragée, elle apprend l’Arrêt du Parlement dans l’affaire du Collier, etc., etc.

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