Il y a maintenant de grands poètes, des poètes de talent, des poètes de génie, des poètes d’art, ou des poètes qui veulent être quelqu’un de ceux-là ; mais ce qui constituait autrefois le poète agréable, ce mélange d’esprit, d’imagination, de facilité, de négligence et de bonne humeur, cette absence de prétention en rimant ou cet air de n’en pas avoir, ce demi-ton de conteur qui était de plain-pied avec la conversation du salon, cet à-propos de menus sujets, cette adresse à trousser en vers un compliment ou une épigramme qui circulait aussitôt et faisait fortune, et parfois aussi la fortune de son auteur, tout cela existe-t-il encore ? En cherchant bien, et même sans chercher beaucoup, on trouverait des talents spirituels qui étaient nés pour cet emploi, et à qui il ne manque qu’un accueil meilleur et, comme aux plantes, une exposition plus favorable ; mais ils sont dépaysés aujourd’hui, ils n’ont que de très petits cercles, si encore ils en ont, et la société ne les entend pas, ne les écoute pas ; elle n’est plus faite pour eux, elle n’a pas le temps. […] Quand je dis que Sénecé ne porte pas dans son talent ni dans son esprit la marque précise et le cachet du siècle de Louis XIV, je désire bien faire entendre en quoi cela est vrai ; car il a de ce siècle la politesse, l’élégance facile et une langue pure ; mais il n’en a pas le procédé de composition, ni les jugements ni certaines qualités non moins essentielles que la pureté et l’élégance. […] Il y est surtout question de Lulli qui venait de mourir, de ses qualités et de ses défauts, de ses talents et de ses vices.
L’étude du passé, où de grands talents ont allumé des phares qui ont attiré toutes les sortes d’esprits, commence à devenir un entraînement de mode et un piège. […] Il agissait dans le sens de ses talents, et ces talents eussent aimé les grandes occasions. […] Car, une fois ces guerres religieuses entamées, ce fut l’honneur de M. de Rohan de ne jamais donner les mains à des traités particuliers et de ne pas sacrifier son parti ; c’est en cela autant que par ses talents de capitaine qu’il se distingue des autres seigneurs tôt ou tard défectionnaires, et qu’il a mérité que cette cause protestante française restât identifiée à son nom.
Au milieu de ses vices et de ses monstruosités qui présentaient dans un abrégé commode et comme dans un miroir grossissant les travers et les crudités enhardies de la nature humaine, cette maison de Condé avait le goût de l’esprit, et, avec de la méchanceté, le talent de la fine raillerie. […] Cette idée, jetée en l’air et à l’étourdie par un homme de grand talent, qui sait sans doute autant et mieux que personne son xviie siècle, mais dont le premier jugement est rarement juste et précis, a été soigneusement ramassée et amplifiée par les disciples et les esprits à la suite. […] Le talent de La Bruyère aurait pu prendre plus d’une forme littéraire, différente même de celle qu’il a préférée. […] En général, il n’était pas d’avis qu’un talent en exclut nécessairement un autre ; il se raille des vues courtes et des esprits bornés ou envieux qui arguent d’une de vos qualités pour vous refuser une qualité voisine ou même opposée.
S’il n’y a pas, à l’heure qu’il est, de poëtes qui égalent les deux ou trois grands encore debout ou enlevés d’hier, il est plus d’un talent qui appelle considération et estime. […] M. de Lisle (j’abrège ainsi son nom, il n’a pas à craindre qu’on le confonde avec l’ancien Delille), est de nos jours un talent à part, une nature très-particulière de poëte. […] On me dira que je fais la guerre aux titres, mais je n’aime pas ce titre d’Épaves qui affiche le naufrage, Poëte, lors même que vous livrez au public votre cœur, vous ne le donnez qu’avec votre talent ; l’un ne peut se séparer de l’autre ; votre cœur peut être en lambeaux, votre talent (grâce à Dieu !)
Hugo était alors dans son premier éclat de lyrisme, et il avait déjà écrit la préface de Cromwell ; il avait des admirateurs très vifs dans la famille qui régnait aux Débats, et plus d’un allié dans la place : Armand Bertin, un peu plus mûr et de nature volontiers sceptique, mêlait bien, je le crois, à ses applaudissements quelques légères plaisanteries et quelques réserves ; mais son frère Édouard, le peintre au pinceau sévère, ce Schnetz du paysage, mais Mlle Louise, nature poétique et profonde, étaient tout gagnés aux idées et aux enthousiasmes de la génération à laquelle ils appartenaient et faisaient honneur par leur talent. […] Elle nous répéta plusieurs fois d’un air fin un mot dont nous ne sentîmes pas dans le moment toute la valeur : « Vous avez du talent, disait-elle aux romantiques, mais n’oubliez pas, Messieurs, ce conseil d’une vieille femme : soyez aimables ! […] Et, en effet, ce qui a manqué dès lors et plus tard à de merveilleux talents, ce n’a été ni la grandeur ni la puissance ni la magnificence, ça été le charme. — Mais en voilà assez de ces souvenirs pour montrer qu’il s’en fallut de peu que je ne précédasse de beaucoup aux Débats M. […] Non ; si inférieurs aux Retz et aux La Rochefoucauld pour l’ampleur et la qualité de la langue et pour le talent de graver ou de peindre, ils connaissaient la nature humaine et sociale aussi bien qu’eux, et infiniment mieux que la plupart des contemporains de Bossuet, ces moralistes ordinaires du xviiie siècle, ce Duclos au coup d’œil droit, au parler brusque, qui disait en 1750 : « Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue » ; le même qui portait sur les Français, en particulier ce jugement, vérifié tant de fois : « C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère… » Ils savaient mieux encore que la société des salons, ils connaissaient la matière humaine en gens avisés et déniaisés, et ce Grimm, le moins germain des Allemands, si net, si pratique, si bon esprit, si peu dupe, soit dans le jugement des écrits, soit dans le commerce des hommes ; — et ce Galiani, Napolitain de Paris, si vif, si pénétrant, si pétulant d’audace, et qui parfois saisissait au vol les grandes et lointaines vérités ; — et cette Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, cette femme du meilleur esprit et du plus triste cœur, si desséchée, si ennuyée et qui était allée au fond de tout ; — et ce Chamfort qui poussait à la roue après 89 et qui ne s’arrêta que devant 93, esprit amer, organisation aigrie, ulcérée, mais qui a des pensées prises dans le vif et des maximes à l’eau-forte ; — et ce Sénac de Meilhan, aujourd’hui remis en pleine lumière40, simple observateur d’abord des mœurs de son temps, trempant dans les vices et les corruptions mêmes qu’il décrit, mais bientôt averti par les résultats, raffermi par le malheur et par l’exil, s’élevant ou plutôt creusant sous toutes ; les surfaces, et fixant son expérience concentrée, à fines doses, dans des pages ou des formules d’une vérité poignante ou piquante.
Fiévée, justifiant cette Chambre de 1815, a prétendu qu’après les événements antérieurs qui avaient brisé, trituré ou détrempé tant de caractères, s’il restait quelques espérances de talents applicables aux circonstances dans lesquelles on se trouvait au second retour de Louis XVIII, « ce ne pouvait être que parmi les royalistes qui avaient vécu, disait-il, hors du tourbillon qui entraînait l’Europe, réfléchissant sur l’inconstance des événements, en recherchant les causes, comparant le passé à ce qu’ils voyaient, faisant la part des hommes et des choses, et trouvant dans des pensées toujours refoulées un exercice qui doublait leurs forces : « J’ai toujours cru et je crois encore, écrivait-il en 1819, que la Chambre de 1815 offrait plusieurs hommes de cette trempe. […] Singulière physionomie de cette Chambre où, pour la première fois, quelques-uns des plus hauts talents oratoires allaient se révéler à la France et à eux-mêmes, et prendre le rang qu’ils gardèrent depuis en face du pays, mais où bien d’autres, en revanche, allaient divulguer publiquement, par des motions insensées et funestes, les misères de leurs passions, les inconvénients de leur caractère, les faiblesses ou les ridicules de leur esprit, et s’y faire comme une effigie de première renommée qui ne s’effacera plus. […] On voyait en première ligne, en tête de ces partisans des rigueurs salutaires, un Bonald, à l’air respectable et doux, métaphysicien inflexible et qui prenait volontiers son point d’appui, non pas dans l’ancienne monarchie trop voisine encore à son gré, mais par-delà jusque dans la politique sacrée et dans la législation de Moïse : oracle du parti, tout ce qu’il proférait était chose sacro-sainte, et quiconque l’avait une fois contredit était rejeté à l’instant, répudié à jamais par les purs ; — un La Bourdonnaie, l’homme d’action et d’exécution, caractère absolu, dominateur, un peu le rival de Bonald en influence, mais non moins dur, et qui avec du talent, un tour d’indépendance, avec le goût et jusqu’à un certain point la pratique des principes parlementaires, a eu le malheur d’attacher à son nom l’inséparable souvenir de mesures acerbes et de classifications cruelles ; — un Salaberry, non moins ardent, et plus encore, s’il se pouvait ; pamphlétaire de plume comme de parole, d’un blanc écarlate ; — un Duplessis-Grenedan, celui même qui se faisait le champion de la potence et de la pendaison, atroce de langage dans ses motions de député, équitable ailleurs, par une de ces contradictions qui ne sont pas rares, et même assez éclairé, dit-on, comme magistrat sur son siège de justice ; — M. de Bouville, qui eut cela de particulier, entre tous, de se montrer le plus inconsolable de l’évasion de M. de Lavalette ; qui alla de sa personne en vérifier toutes les circonstances sur les lieux mêmes, et qui, au retour, dans sa fièvre de soupçon, cherchait de l’œil des complices en face de lui jusque sur le banc des ministres ; — et pour changer de gamme, tout à côté des précédents, cet onctueux et larmoyant Marcellus, toujours en deuil du trône et de l’autel, d’un ridicule ineffable, dont quelque chose a rejailli jusqu’à la fin sur son estimable fils ; — et un Piet, avocat pitoyable, qui, proposant anodinement la peine de mort pour remplacer celle de la déportation, disait, dans sa naïveté, qu’entre les deux la différence, après tout, se réduisait à bien peu de chose ; ce qui mettait l’Assemblée en belle humeur et n’empêchait pas le triste sire de devenir bientôt, par son salon commode, le centre et l’hôte avoué de tous les bien pensants ; — et un Laborie que j’ai bien connu, toujours en quête, en chuchotage, en petits billets illisibles, courtier de tout le monde, trottant de Talleyrand ou de Beugnot à Daunou, mêlé et tripotant dans les journaux, pas méchant, serviable même, mais trop l’agent d’un parti pour ne pas être inquiétant et parfois nuisible. […] Mais pour des talents de tribune et prédestinés par la nature aux triomphes de la parole, ces difficultés, ces périls ne sont qu’un attrait et un ressort de plus : aussi cette Chambre introuvable fut-elle un théâtre d’éclatant début et de succès, et pour M.
Aucun grand homme, aucun grand esprit ou talent, si singulier ou original qu’il semble, n’est seul de son espèce. Jean-Jacques Rousseau n’était pas le seul, au xviiie siècle, de cette forme d’humeur, de sensibilité et de talent. […] Il a beau se contenter des dons du sort et de la médiocrité du sage, il y a des moments où il sent le besoin pourtant d’un peu plus de fortune pour la variété et pour le renouvellement de la vie ; il a conscience de ce qui lui manque, tant pour l’entière satisfaction du cœur et de l’esprit que pour les excitations légitimes du talent : « Il nous faudrait à tous deux (à Thomas et à lui), mais surtout à moi, dit-il, un peu plus de fortune : cela me mettrait à même de couper, par quelques parties agréables, la monotonie d’une existence qui n’a point assez de mouvement pour un homme né penseur, que la vue des mêmes visages et du même horizon ramène trop facilement sur son état et sur la misère des choses humaines. » Puis il se repent presque aussitôt d’avoir trop demandé, et faisant allusion à quelque image mélancolique que lui suggérait une lettre de Deleyre (malheureusement nous ne possédons aucune de celles qui sont adressées à Ducis) : « Hélas ! […] Je ne sais à quel degré de talent je pourrai m’élever dans mes ouvrages ; mais si la nature m’a donné une façon particulière de la voir et de la sentir, je tâcherai de la manifester franchement, sans autre poétique que celle de la nature, avec une douceur d’enfant et une violence de tourbillon.
Le talent, c’est-à-dire les idées exprimées d’une façon incisive et tranchante, le mordant, la verve, la précision, la propriété des termes dont il joue, qu’il entre-choque à plaisir et qu’il oppose, sont chez M. de Girardin publiciste des qualités incontestables. Ceux qui ont prétendu lui refuser ce talent d’écrivain ne l’ont pu faire qu’autrefois et avant qu’il eût multiplié ses preuves. […] Le goût littéraire, plus scrupuleux et plus vite lassé que le talent politique, ne l’avertit pas de cesser. […] J’ai remarqué dans sa dernière manière plus d’un trait de talent littéraire proprement dit, de ces traits qu’on retient, — lorsqu’il a eu à revenir sur M.
Heureusement que, dans mon sommeil, je ne rêve pas souvent de ces situations désagréables, autrement j’en viendrais à redouter ce qui fait maintenant mes seules heures de repos… Et tous ceux qu’on lui recommande sont, notez-le bien, « des officiers expérimentés, braves comme leur épée, pleins de courage, de talents et de zèle pour notre cause, en un mot, dit-il, de vrais Césars, dont chacun doit être une acquisition inestimable pour l’Amérique ». […] Vous pourriez aisément déployer vos excellents talents de raisonnement sur un moins hasardeux sujet, et par là obtenir un rang parmi nos auteurs les plus distingués : car parmi nous, il n’est pas nécessaire, comme chez les Hottentots, qu’un jeune homme, pour être admis dans la compagnie des hommes, donne des preuves de sa virilité en battant sa mère. […] Je lui dis que cela avait été généralement entendu de l’action d’un orateur avec les gestes en parlant, mais que je croyais qu’il existait une autre sorte d’action bien plus importante pour un orateur qui voudrait persuader au peuple de suivre son avis, à savoir une suite et une tenue dans la conduite de la vie, qui imprimerait aux autres l’idée de son intégrité aussi bien que de ses talents ; que, cette opinion une fois établie, toutes les difficultés, les délais, les oppositions, qui d’ordinaire ont leur cause dans les doutes et les soupçons, seraient prévenus, et qu’un tel homme, quoique très médiocre orateur, obtiendrait presque toujours l’avantage sur l’orateur le plus brillant, qui n’aurait pas la réputation de sincérité… Tout cela était d’autant plus approprié au jeune homme, que lord Shelburne, son père, doué de tant de talents, avait la réputation d’être l’opposé du sincère.
Je ne veux pas dire non plus que parmi les tenants de la technique parnassienne il n’y avait pas, parmi les poètes encore dans la lutte, de très hauts talents. […] Mais la question n’était pas là ; ces beaux talents étaient isolés dans une masse turbulente et grise. […] Parmi les romanciers de talent, nous n’avions à nous plaindre que du seul Huysmans, qui fut d’ailleurs notre ami à tous. […] Cros, André Spire, Fernand Divoire, Castiaux, Martin-Barzun, Georges Gaudion, Louis Mandin et leurs amis ardents et pleins de talent qui s’unissent fraternellement à leurs aînés dans la largeur même du principe.
Des transes d’un négociant en faillite, il sait tirer deux volumes remplis d’un intérêt magique, et l’on s’incline devant le talent qui peut vous attacher si puissamment à la destinée d’un César Birotteau. […] Théophile Gautier travaille en ce moment à rendre plus saillantes, et si nous osions le dire, plus grotesques que par le passé, les taches déjà trop grandes que nous avons relevées dans son talent. […] Janin a vu souvent de pareilles insultes se faire autour de son nom : il me semble qu’une critique froide de son talent doit lui paraître une nouveauté que de justes reproches même ne pourront lui rendre positivement désagréable. […] Le talent de M. […] Très probablement, il a conscience de cette disposition de son esprit, car il aborde rarement les auteurs de quelque portée, et si par hasard il le fait, il ne s’attache jamais qu’à une petite partie de leur talent.