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703. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre XII. Demain »

Mais on la sentira comme une blessure si on rapproche son grossier individualisme de la pensée d’Épictète par exemple. […] Stoïcisme enrichi d’idéalisme, il ne reconnaît que deux biens : la fermeté inébranlable du vouloir, la souplesse infiniment mouvante et continûment créatrice de la pensée vraiment libre. Par la volonté de marbre, il est une statue grecque ; mais la pensée lui donne, avec le mouvement, la polychromie souriante de la vie.

704. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Eugène Chapus »

Les livres que voici (livres de high life, s’il en fut jamais), quoique à l’adresse, par leur sujet et par le titre, d’un public d’élite et de choix, étendront, nous n’en doutons pas, une renommée qui avait commencé déjà, mais comme le jour commence, — en n’atteignant que les points les plus élevés de l’horizon, Jusqu’ici connu seulement des hommes de pensée et d’art, qui savaient ce qu’il en cachait et ce qu’il en faisait voir sous les formes gracieuses de l’homme du monde, Eugène Chapus ne s’était pas révélé au public véritable, à ce public qui, comme le Dauphin de la fable, porte parfois bien des singes sur son dos en croyant porter des hommes, mais qui est, en définitive, le soutien et le véhicule des talents sincères. […] les grandes Chasses et le Turf, les deux choses que Chapus sait si bien et qui passionnent tant sa pensée, disparaîtraient de ce monde que les deux livres qui en traitent ne s’en liraient pas moins avec avidité et avec plaisir, parce qu’ils sont émus, colorés, vivants ! […] Elle a été remplacée par une autre, dans laquelle l’homme tient moins de place et sa pensée davantage, et dans celle-là.

705. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes de l’Évangile » pp. 89-93

Nous l’avouerons, avant d’ouvrir ce livre d’un titre qui nous fit rêver, nous pensions que c’était aussi, comme le livre de Michelet, un livre d’histoire ; dans notre pensée, nous l’opposions au livre de Michelet, et nous faisions de tous les deux une grande et frappante antithèse. […] … Rien de plus orageux, de plus étranglé, rien qui se débatte plus que la pensée de Michelet sur ce point. […] Or, Michelet sait bien, au fond de sa conscience d’historien (et les embarras de son livre, et le vague tourment de sa pensée dans les conclusions de ce livre, le prouvent avec éloquence), que ce n’est pas aux femmes de la Renaissance qu’une société qui fut chrétienne peut rester aujourd’hui sans périr !

706. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — V »

Le vieux patriarche de la pensée allemande avait été accusé de se désintéresser des destinées de la patrie. […] Honorons Taine, alors même que nous osons le blâmer, accompagnons de nos regrets et de notre vénération le dernier grand esprit que nous ayons eu dans la suite admirable de la pensée française. […] quel bonheur de penser longuement, lentement à cet homme d’honneur de la pensée française !

707. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

Il y était intéressé et parce qu’il était fort loué dans le poème, et par toutes sortes de motifs de revanche délicate ou de prosélytisme philosophique ; pourtant il loue si fort, et il y revient si souvent dans les mêmes termes, qu’il faut bien croire que c’était le fond de sa pensée : J’ai un remords, écrivait-il à Saint-Lambert (7 mars 1709), c’est d’avoir insinué à la fin du Siècle présent, qui termine le grand Siècle de Louis XIV, que les beaux arts dégénéraient. […] Quant aux hautes sources de poésie ou à celles qui naissent secrètement du cœur, sentiments délicats ou croyances supérieures, il ne les a jamais blasphémées ; loin de là, il les a honorées et célébrées à la rencontre, et elles lui ont quelquefois inspiré en retour quelques accents qu’on a retenus : et malgré tout, on sent chez lui un vide à ces endroits essentiels, quelque chose de léger qui voltige de pensée en pensée comme de site en site ; il n’y habite pas. […] J’ai supporté avec le courage d’un stoïcien la captivité pendant les six mois brumeux, neigeux et pluvieux, qui ont passé sur ma tête en prison : ce même courage ne m’a point abandonné, mais à mon insu, et malgré moi, ma pensée me quitte à tout moment ; et, quand je la retrouve, c’est au milieu des jardins et des campagnes dont je ne jouis pas, moi qui m’étais tant promis d’en jouir ; et, pour m’entretenir encore dans cette disposition d’âme, moitié pénible, moitié agréable, le hasard a fait que ce moment de l’année se rencontre avec la traduction de cette partie de L’Été où Thomson, avec un charme inexprimable, une mélancolie philosophique, peint les délices de la promenade… Il traduisait donc Thomson sous les verrous ; il regrettait de ne pouvoir suivre le cours de botanique et les herborisations de Desfontaines ; il donnait à sa fille, âgée de dix-huit ans, distinguée par l’esprit et le savoir, de bons conseils de tout genre. […] Les saints n’offrent pas de prières si ferventes, qu’il ne les égale par une dévotion pareille ; c’est la consécration de son cœur, de son âme, de son temps ; chaque pensée qui s’écarte lui semble un crime. […] William Hughes, et qui a pu suivre avec certitude toutes les nuances de la pensée originale.

708. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — II » pp. 159-177

Newton, il comparera l’état de son esprit en lui écrivant à une planche sous le rabot ; les premières pensées qui lui viennent, les pensées de dessus, ce sont les copeaux, etc. […] Newton une escapade et une fuite de son lièvre favori qui, un soir, pendant le souper, rompt son treillage, prend sa course à travers la ville, et qu’on ne parvient à rattraper qu’après toute une odyssée aventureuse, on lira une lettre très grave, très élevée, à une de ses nobles cousines qu’il n’avait pas vue depuis des années, qui avait été très belle, et à qui les hautes et sérieuses pensées étaient devenues familières. […] À cet égard, le traitement que nous recevons du Temps dépend de l’accueil que nous lui faisons… Il est clément pour ceux qui, tels que vous, savent se tenir comme sur la pointe du pied au sommet de la colline de la vie, jetant un regard en bas avec plaisir sur la vallée qu’ils ont traversée, et de temps en temps étendant leurs ailes pour s’envoler avec espérance vers l’éternité… » Le charme de la correspondance de Cowper est dans cette succession d’images, de pensées et de nuances qui se déroulent avec une vivacité variée, mais d’un cours égal et paisible. […] Le printemps le dissipait trop pour qu’il pût beaucoup s’y recueillir ; il aimait mieux en profiter avec l’abeille et avec l’oiseau : mais les soirs d’hiver, près de son intelligente et silencieuse amie, dans ce doux confort domestique qu’il a si bien exprimé, ayant là près de lui la bouilloire qui chante, et la tasse pleine de cette liqueur « qui égaye et qui n’enivre pas », il s’appliqua pour la première fois à traiter en vers d’assez longs sujets, tout sérieux d’abord et presque théologiques, qui montrent, à leur titre seul, le fond de ses pensées : Le Progrès de l’erreur, La Vérité, L’Espérance, etc. […] — À cette heure où, entrant dans une veine de composition nouvelle, il prenait véritablement possession de tout son talent, et où, comme il le disait d’un mot, le rejeton était devenu un arbre (« fit surculus arbos »), Cowper rappelait, avec l’orgueil d’un auteur ayant conscience de son originalité, qu’il y avait treize ans qu’il n’avait point lu de poète anglais, et vingt ans qu’il n’en avait lu qu’un seul, et que, par là, il était naturellement à l’abri de cette pente à l’imitation que son goût vif et franc avait en horreur plus que toute chose : « L’imitation, même des meilleurs modèles, est mon aversion, disait-il ; c’est quelque chose de servile et de mécanique, un vrai tour de passe-passe qui a permis à tant de gens d’usurper le titre d’auteur, lesquels n’auraient point écrit du tout s’ils n’avaient composé sur le patron de quelque véritable original. » C’est ainsi qu’en se créant tout à fait à lui-même un style selon ses pensées et une forme en accord avec le fond, ce solitaire sensible et maladif, ingénieux et pénétrant, a été l’un des pères du réveil de la poésie anglaise.

709. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SOUZA » pp. 42-61

Elle permettra, dans son cadre en apparence uniforme, mille distinctions de pensées et bien des formes rares d’existences intérieures ; sans quoi elle serait sur un point très au-dessous de la civilisation précédente et ne satisferait que médiocrement toute une famille d’âmes. […] Elle perdit de bonne heure ses parents ; les souvenirs du couvent furent ses souvenirs de famille ; cette éducation première influa, nous le verrons, sur toute sa pensée, et chacun de ses écrits en retrace les vives images. […] Il y a en effet dans la vie et dans la pensée de Mme de Souza quelque chose de plus important que d’avoir lu Jean-Jacques ou La Bruyère, que d’avoir vu la Révolution française, que d’avoir émigré et souffert, et assisté aux pompes de l’Empire, c’est d’avoir été élevée au couvent. […] vos fils dans l’enfance absorbent toutes vos pensées, embrassent tout votre avenir ; et lorsque vous croyez obtenir la récompense de tant d’années en les voyant heureux, ils vous échappent. […] Quant à Mme de Souza, récompensée par le glorieux sourire, elle aime à citer cet exemple pour preuve que l’habitude du monde et de laisser naître ses pensées les fait toujours venir à propos : « car, dit-elle, cette réponse s’était échappée si à part de ma volonté et presque de mon esprit, que je fus tentée de me retourner aussitôt pour voir si personne ne me l’avait soufflée. »

710. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand. (Berlin, 1846-1850.) » pp. 144-164

Sa première pensée fut qu’un prince doit faire respecter sa personne, surtout sa nation ; que la modération est une vertu que les hommes d’État ne doivent pas toujours pratiquer à la rigueur, à cause de la corruption du siècle, et que, dans un changement de règne, il est plus convenable de donner des marques de fermeté que de douceur. […] Il aurait pu ajouter : parce qu’elle est la plus propre à rendre les pensées d’un génie net, ferme, sensé et résolu. […] Tout étranger qu’il est, il sait choisir ses expressions en esprit juste qui mesure ou plie la langue à sa pensée. […] On reconnaît là un ressouvenir de Lucrèce en quelques-uns de ses plus beaux vers : « Usque adeo res humanas vis abdita quaedam… » Napoléon, entreprenant la campagne de 1812, écrivait à l’empereur Alexandre : « J’ai compris que le sort en était jeté, et que cette Providence invisible, dont je reconnais les droits et l’empire, avait décidé de cette affaire comme de tant d’autres. » C’est la même pensée ; mais il y a dans l’expression de Napoléon un éclair de plus, il y a comme un reflet mystérieux rapporté du Thabor, et que la pensée de Frédéric n’a jamais. […] Henry estime que cette moquerie irréligieuse de Frédéric se passait surtout à la surface de son âme ; qu’en s’y livrant, il s’abandonnait surtout à un mauvais ton de société, dans la pensée que cela n’arriverait jamais à la connaissance du public ; mais que le fond de sa royale nature était sérieux, méditatif, et digne d’un législateur qui embrasse et veut les choses fondamentales de toute société et de toute nation.

711. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Macaulay »

Par exemple, il avait l’étendue, l’étendue qui devient de la profondeur en se concentrant ; car dans la géométrie de la pensée, la profondeur, c’est de l’étendue du haut en bas, comme l’étendue, c’est de la profondeur de long en large. […] Je l’ai dit déjà, dès les premiers instants de cette pensée qui eût dû rester littéraire, le démon de l’Histoire (ce démon si anglais des faits politiques !) […] Je sais bien qu’il y a les historiens immortels de la nature et de l’espèce humaine à travers les formes accidentées des peuples, et ceux-là ne font jamais grimacer l’impartialité de l’esprit ; mais il y a les historiens des partis qui passent et qui demain ne seront plus, et malheureusement c’est parmi ces derniers que Macaulay alla perdre la sérénité de sa pensée et la bonne humeur de son génie. […] Personne n’en avait la pensée. […] L’Histoire de la Grèce par Mitford, — les Orateurs athéniens, — le Dante, — Pétrarque, — John Bunyan, — les Poètes comiques de la Restauration, — Dryden, — Goldsmith, — la vie de Lord Byron par Thomas Moore, sont des sujets dans lesquels Macaulay a pu déployer toutes les ressources de sa pensée et de son style.

712. (1893) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série

Sans doute il serait impossible de concevoir une expression qui ne fût pas, de toute nécessité et soit ou non que l’écrivain le veuille et le sache, la représentation adéquate de la chose exprimée ; vague ou précise, plate ou sublime, terne ou brillante, obscure ou claire, selon la pensée et par la pensée. […] Il faut qu’une pensée désintéressée et généreuse, venant recouvrir l’égoïsme fondamental, l’absorbe, l’annihile et lui fasse perdre la conscience de lui-même. […] Lis-moi, étudie-moi, fais passer ma substance et ma forme dans ta pensée et dans ton style, sinon tu manqueras tes examens et ta carrière. […] Mais donner l’immortalité à notre pensée et à la forme de notre pensée ! […] Elle avait appris de Boileau lui-même qu’il ne faut jamais présenter au lecteur que « des pensées vraies et des expressions justes ».

713. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins » pp. 185-304

Le sens de ce proverbe est celui-ci : celui qui change d’opinion a tort ; celui qui reçoit les leçons de la vie et qui en profite pour rectifier ou modifier sa pensée est un grand coupable. […] Je consultai l’oracle des hautes pensées et des hautes convenances, M.  […] Je ne voulais pas surtout neutraliser ma pensée ou ma parole dans ce rôle neutre qui fait de l’homme un mécanisme impartial de discussion. […] Je n’y pensai jamais ; j’apportais trop de pensées dans le grand procès politique du temps, pour me réduire au rôle d’arbitre des discussions. […] « À quoi bon nous consulter, puisqu’il est trop tard pour modifier la pensée du roi et du cabinet ? 

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