/ 2118
9. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

et de quelle manière devaient-ils peindre les égarements des passions, d’après leur système religieux et politique ? […] Ce découragement profond dans lequel tombe l’infortuné, cet abattement si douloureusement exprimé par Shakespeare, les Grecs ne pouvaient le peindre ; ils ne l’éprouvaient pas. […] Le contraste des vices et des vertus, les combats intérieurs, le mélange et l’opposition des sentiments qu’il faut peindre pour intéresser le cœur humain, étaient à peine indiqués. […] Les héros que peignaient les auteurs dramatiques, n’avaient point cette grandeur soutenue que leur a donnée Racine ; mais ce n’est point à une condescendance populaire qu’il faut attribuer cette différence ; tous les poètes ont peint ainsi les caractères, avant que de certaines habitudes monarchiques et chevaleresques nous eussent donné l’idée d’une nature de convention. […] Ce n’est pas que les Grecs soient supérieurs aux modernes, c’est qu’ils ont peint les premiers ces affections dominantes, dont les principaux traits doivent toujours rester les mêmes.

10. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture » pp. 183-212

De ce genre sont deux tableaux du Corrége peints en détrempe et qu’on peut voir dans le cabinet du roi. […] Il est encore moins permis d’emprunter les personnages et les fictions de la fable pour peindre ces veritez. […] Est-ce avoir la nature devant les yeux que de dessiner d’après un modele tranquille, lorsqu’il s’agit de peindre une tête où l’on découvre l’amour à travers la fureur de la jalousie. On voit bien une partie de la nature dans son modele, mais on n’y voit pas ce qu’il y a de plus important par rapport au sujet qu’on peint. On voit bien le sujet que la passion doit animer, mais on ne le voit point dans l’état où la passion doit le mettre, et c’est dans cet état qu’il le faut peindre.

11. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Émile Zola »

Cet homme, à qui on put croire du tempérament littéraire, qui peignit dans sa Thérèse Raquin — un livre qu’il ne recommencera pas !  […] Zola les aborde à leur tour, avec ce pinceau qui se met dans tout, pour peindre tout. […] Son livre semble n’avoir pour but que de peindre la nature et d’exalter les forces physiques de la vie. […] Il peint le cancan dans ses livres, et il l’y danse. […] Il s’est enfin coulé et dissous dans leur boue, pour s’être trop acharné à la peindre.

12. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Renou » pp. 301-307

Il est malproprement peint. […] Ce vieux pharisien noir, à droite, a été peint avec du charbon pilé ; j’en dis autant de ces autres prêtres enfumés sur le fond. […] Si une figure marche, peignez-moi son port et sa légèreté, je me charge du reste. […] Homère a peint trois phénomènes en deux vers. […] Peut-être ce Caresme peindra-t-il un jour, je n’en sais rien ; mais s’il ne peut pas peindre, qu’il dessine.

13. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Gogol. » pp. 367-380

Les uns trouvent qu’il a hideusement calomnié le pays qu’il a voulu peindre ; les autres, qu’il l’a peint hideux, c’est vrai, mais ressemblant. […] C’est le sublime de l’ennuyeuse platitude et dans des proportions tellement énormes et tellement continues, qu’on ne sait vraiment plus, au bout de quelque temps de lecture, lequel est le plus insupportable de la Russie ainsi peinte, ou du genre de talent de celui qui l’a peinte ainsi. Et l’a-t-il peint ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi, cette Russie, au fond si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, et qui est partout dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? […] Si le livre où le Réalisme le plus dénué d’invention, et qui s’en vante, peint toujours la réalité la plus terne, la plus sotte ou la plus abjecte, si ce livre inouï a le malheur d’être vrai, c’est la plus terrible, et pour un homme de cœur la plus douloureuse accusation qui puisse être jamais lancée contre ce colosse sans âme qu’on appelle, avec une ironie dont on ne se doute pas, « la sainte Russie » dans les ukases impériaux ! […] Insupportable, nous l’avons dit déjà, par le sujet et la manière ; insupportable par la monotonie de son trait, qui est toujours le même ; insupportable par la vulgarité de son observation, qui ne s’élève jamais, quoiqu’il ait essayé, dans la seconde partie des Ames mortes, de peindre des gens qui ne sont pas simplement des radoteurs ou des imbéciles ; insupportable enfin par sa description de la nature, qui nous reposerait du moins de cette indigne société de crétins nuancés dans laquelle il nous fait vivre, et qu’il nous peint toujours à l’aide du même procédé : la comparaison de l’objet naturel avec le premier engin de civilisation venu.

14. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre VIII. Des romans. » pp. 244-264

On n’a jamais mieux peint les ridicules & les vices des faux dévots. […] L’auteur peint l’amour avec des couleurs si fines & si touchantes, qu’il est à craindre que la lecture de ses écrits ne réveille ou n’entretienne cette passion dans les jeunes cœurs. […] Il peint d’un mot. […] Il y a aussi quelques détails qui ont paru minutieux ; mais ils peignent le sentiment & la nature, & ce n’est pas un petit mérite. […] La nature y est peinte avec autant de vérité que de graces.

15. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Nicolas Gogol »

Les uns trouvent qu’il a hideusement calomnié le pays qu’il a voulu peindre ; les autres, qu’il l’a peint hideux, c’est vrai, mais ressemblant. […] C’est le sublime de l’ennuyeuse platitude, et dans des proportions tellement énormes et tellement continues, qu’on ne sait vraiment plus, au bout de quelque temps de lecture, lequel est le plus insupportable, de la Russie ainsi peinte, ou du genre de talent de celui qui l’a peinte ainsi. Et l’a-t-il peinte ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi cette Russie, au fond, si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, qu’il nous présente dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? […] Si le livre où le Réalisme le plus dénué d’invention, et qui s’en vante, peint toujours la réalité la plus terne, la plus sotte ou la plus abjecte ; si ce livre inouï a le malheur d’être vrai, c’est la plus terrible, et pour un homme de cœur la plus douloureuse accusation qui puisse être jamais lancée contre ce colosse sans âme qu’on appelle, avec une ironie dont on ne se doute pas : « la sainte Russie », dans les ukases impériaux ! […] Insupportable, nous l’avons dit déjà, par le sujet et la manière ; insupportable par la monotonie de son trait, qui est toujours le même ; insupportable par la vulgarité de son observation, qui ne s’élève jamais, quoiqu’il ait essayé, dans la seconde partie des Âmes mortes, de peindre des gens qui ne sont pas simplement des radoteurs ou des imbécilles ; insupportable enfin par sa description de la nature, qui nous reposerait du moins de cette indigne société de crétins nuancés dans laquelle il nous fait vivre, et qu’il nous peint toujours à l’aide du même procédé : la comparaison de l’objet naturel avec le premier engin de civilisation venu.

16. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Jules De La Madenène » pp. 173-187

Jules de La Madelène s’est donné la mission de nous peindre. […] L’auteur du Marquis des Saffras ne peint pas comme il peint (par eux-mêmes) que des types individuels, très-curieux, très-originaux, et cependant très-humains et très-vrais. […] Lorsque, dans le cours du roman, Espérit parvient à faire jouer sa tragédie, il éclate tout à coup, à la représentation qu’il a achetée par tant d’efforts, une émeute effroyable qui, à elle seule, ferait lire le livre du Marquis des Saffras et classerait l’homme qui l’a peinte. […] Il a le regard transparent, et peint la tête dans la lumière, y mettant la passion elle-même, dans cette lumière, quand il la peint furieuse et sauvage. Si les Anges peignaient la passion humaine, on peut croire qu’ils peindraient ainsi.

17. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Alphonse Daudet »

Jack, pour lui, est une occasion de peindre les Ratés. […] Qui n’aurait pas d’audace serait moins artiste… Parisien, trop Parisien peut-être, et trop jeune encore pour ne pas s’éprendre et s’enivrer de choses contemporaines, il a osé son pan de fresque après l’immense fresque du Maître des Maîtres, qui — même inachevée — fait croire à l’imagination que Balzac a peint tout, quand, interrompu par la mort, il lui restait tant à peindre encore ! Car voilà l’incroyable fascination du génie de Balzac, que ce qu’il n’a pas peint nous croyons le voir, et que nous le voyons dans ce qu’il a déjà peint, — comme on voit l’avenir dans le passé, disait Leibnitz. […] Et, de fait, s’il reflète un ensemble de choses déjà peint, et avec quel pinceau, grand Dieu ! […] Le Turcaret du xixe  siècle, Balzac, avec sa formidable ironie, l’a peint amoureux dans Nucingen, comme Molière avait peint l’avare amoureux dans Harpagon.

18. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 7, que les genies sont limitez » pp. 67-77

Ceux des peintres qui ont excellé à peindre l’ame des hommes, et à bien exprimer toutes les passions, ont été des coloristes médiocres. […] Ces peintres flegmatiques ont donc eu la perseverance de chercher par un nombre infini de tentatives, souvent réïterées sans fruit, les teintes, les demi-teintes, enfin toutes les diminutions de couleurs necessaires pour dégrader la couleur des objets, et ils sont ainsi parvenus à peindre la lumiere même. […] Sans invention dans leurs expressions : incapables de s’élever au-dessus de la nature qu’ils avoient devant les yeux, ils n’ont peint que des passions basses et une nature ignoble. […] Ceux des peintres hollandois, dont je parle, qui ont osé faire des tableaux d’histoire, ont peint des ouvrages admirables pour le clair-obscur, mais ridicules pour le reste. […] Mais Teniers, lorsqu’il a voulu peindre l’histoire, est demeuré au-dessous du médiocre.

19. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Léon Cladel »

Cladel, qui est un paysan et qui s’en vante, et qui a raison de s’en vanter ; Cladel, qui s’est voué à les peindre à fond, et qui les a peints une seconde fois dans sa Fête votive de saint Bartholomée Porte-glaive 51, avec une énergie plus grande encore que la première fois (dans le Bouscassié), s’est bien gardé, tout républicain qu’il puisse être, d’écrire sur ses deux volumes : « Mes ruraux » , qui serait ridicule, mais il a mis : « Mes paysans » , qui dit nettement que dans ses livres il ne s’agit exclusivement que des paysans de son pays. […] et qui, s’ils étaient républicains, penseraient à autre chose, mais ne seraient plus alors ces paysans que Cladel et moi nous adorons, et qu’il nous a peints d’une touche de flamme, avec tous les enthousiasmes et les bonheurs de l’adoration. […] lui supprimerait ces chers paysans, dont il raffole et qu’il peint dans toutes les magnificences agrestes, frustes et même brutales de leurs vieilles mœurs. […] Et qu’il ne dise pas qu’il peindrait autre chose. […] Comme Antée, il faut qu’il ait sous les pieds ce morceau de terre sacrée pour être fort… Malgré son talent herculéen de peintre, Cladel perdrait la moitié de sa palette s’il ne peignait pas son pays, ou si ce pays perdait lui-même ses mœurs, ses saveurs séculaires, sa puissante originalité.

/ 2118