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2249. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre dixième. »

… La Fontaine savait que madame de la Sablière, non seulement avait oui parler de la philosophie, mais il savait qu’elle y était même très-versée ; en effet, elle la connaissait mieux que La Fontaine ; mais elle craignait de passer pour savante. […] Toute action qui forme le nœud ou l’intérêt d’un Apologue, est supposée se passer dans les temps fabuleux, au temps (comme dit le peuple) où les bêtes parlaient. […] Les deux derniers vers de la pièce sont agréables et ont presque passé en proverbe ; mais la vraie moralité de cette prétendue fable est que la confiance mutuelle une fois perdue, elle ne se recouvre pas.

2250. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être » pp. 489-511

Les hommes peuvent être désabusez par la verité, comme ils peuvent passer d’une ancienne erreur dans une nouvelle erreur plus capable de les décevoir que la premiere. […] On est même bien fondé à soutenir que les generations à venir seront touchées en lisant un poëme qui a touché toutes les generations passées qui ont pû le lire en sa langue originale. […] Ainsi le poëme qui a plû à tous les siecles et à tous les peuples passez est réellement digne de plaire, nonobstant les défauts qu’on y peut remarquer, et par consequent il doit plaire toujours à ceux qui l’entendront dans sa langue.

2251. (1860) Ceci n’est pas un livre « Décentralisation et décentralisateurs » pp. 77-106

si ces chasseurs de renommée avaient eu la prudence de mon ami Bianchon, le chasseur de perdreaux… * *  * Bianchon, jeune homme de mœurs irréprochables du reste, a été piqué, comme un chacun, par sa tarentule : lui qui, de sa vie, n’a pu abattre une pièce de gibier, il tient à passer pour un héros du Journal des Chasseurs. […] On peut y définir le voisin : un monsieur qui n’est pas de chez vous, mais qui sait tout ce qui s’y passe ; — tandis qu’à Paris, le voisin est simplement celui qui reste à côté. […] Que je comprends bien cette parole d’un jeune écrivain plein de sève et de fougue, qui était venu passer six mois dans un département du Midi, six mois de commerce journalier avec des gens qui ne hasardent jamais une idée sans s’être assurés qu’elle a pour elle la prescription : « Si je devais rester ici trois mois de plus, je n’aurais plus la force de produire une pensée. » C’est grâce à la centralisation — maudite et honnie — que sont possibles ces hardies innovations où se retrempent les littératures fatiguées.

2252. (1912) L’art de lire « Chapitre II. Les livres d’idées »

Non, dans une république aristocratique ; non, surtout si vous observez que Platon parle surtout du respect aux lois anciennes, qui ne sont, au moment présent, l’œuvre ni de la foule, ni d’une élite, mais l’œuvre du passé, l’oeuvre lente des siècles ; et vous arrivez à cette conclusion que peut-être Platon est un homme qui veut qu’un peuple soit surtout gouverné par son passé, ce qui est l’essence même de l’aristocratisme. — Vous vous trompez peut-être ; mais vous avez comparé, rapproché, contrôlé une idée par l’autre, limité ou rectifié une idée par l’autre, et vous avez goûté le plaisir qui est celui que l’on doit aller chercher chez un penseur, qui est le plaisir de penser. […] N’y aurait-il pas là seulement ceci que nous sommes passés d’une idée de sentiment à une idée de raisonnement ?

2253. (1912) L’art de lire « Chapitre V. Les poètes »

Ils ne peuvent rester dans leur famille ; après avoir juré cent fois qu’ils ne s’exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s’en passer ; comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d’une maîtresse orageuse et infidèle. » Le magnifique effet rythmique de la fin est dû au contraste entre les lignes sans rythme du commencement et le rythme imprécis et flottant, mais singulièrement séducteur, de la fin : « comme un jeune homme, | ne se peut arracher des bras, | d’une maîtresse orageuse | et infidèle ». […] Et je ne vais pas sans doute en lisant jusqu’à scander comme j’ai entendu un acteur de la Comédie Française le faire : Passer des jours entiers | et des nuits à cheval, mais j’ai bien quelque tendance à en user ainsi. Et, quand je me récite à moi-même, je scande : Passer | des jours entiers et des nuits | à cheval, Quand on se récite des vers, on les possède plus intimement en quelque sorte ; on les couve en soi ; il vous semble qu’on les fasse et on les fait selon le rythme vrai qu’ils doivent avoir, que la pensée qu’ils expriment doit leur donner.

2254. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IV. Des changements survenus dans notre manière d’apprécier et de juger notre littérature nationale » pp. 86-105

Cette observation doit toujours être présente à l’esprit du lecteur : sans cela je pourrais courir le risque de passer pour un homme que la trop grande préoccupation de certaines idées jette dans le paradoxe et dans l’exagération. […] Voltaire cependant venait de flétrir de sa plume cynique et impie l’un de nos plus beaux souvenirs historiques ; et il recueillait des applaudissements égaux pour toutes ses injustices, comme si on eût voulu verser le discrédit à la fois sur notre passé et sur notre avenir. […] Toutefois, nous ne pouvons nous passer d’une littérature classique et nationale : si celle de Louis XIV cesse de faire loi, nous en aurons une autre qui sera en harmonie avec nos institutions.

2255. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VII. Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée » pp. 160-178

L’autre observation que j’ai à faire consiste dans l’importance que j’attache à une question aussi abstraite et aussi ténue que celle dont nous sommes occupés ; car enfin il ne s’agit plus, au point où nous en sommes venus, que de prouver que si, à présent, l’union de la pensée et de la parole n’a plus cette sorte de simultanéité qui lui est attribuée par quelques personnes, elle n’a pu s’en passer pour l’établissement de toutes choses. […] Ainsi il ne faut pas dire, de ce qu’une chose se passe aujourd’hui de telle manière, qu’elle a dû, ou qu’elle aurait dû se passer toujours de même.

2256. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’empire russe depuis le congrès de vienne »

Et qui donc croirait risquer un paradoxe en affirmant qu’il n’est rien de semblable en Russie, si l’on entend par société quelque chose de lié, de pénétré, d’intimement fondu, d’identique ; quelque chose, qu’on nous passe le mot ! […] Et le secouer, c’est trop dire encore… mais seulement pour avoir la force de s’en passer ! […] On peut donc affirmer, sans même toucher à l’amour-propre de ces messieurs, que la Russie, « le fruit pourri avant d’être mûr » de Diderot, — éclair de bon sens qui avait passé dans son génie à travers les fumées grisantes du moka de Catherine II, — n’a pas encore un grand artiste, un grand poète, un grand penseur, un homme, enfin, qui se soit une seule fois servi en maître d’une langue que de Maistre (qui s’y connaissait) comparait à celle d’Homère, et qui pourrait devenir un des plus merveilleux instruments dont l’imagination des hommes put jouer.

2257. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le comte Gaston de Raousset-Boulbon »

Au lieu de se suicider, il passa en Algérie, où il montra une intelligence profonde de la colonisation et où il se fût créé une haute position et une vaste fortune si la révolution de 1848 n’avait renversé tous ses plans. […] Cette idée, qui est celle de tous ceux qui ont aspiré à la plus grande gloire qu’il y ait parmi les hommes, depuis Fernand Cortès jusqu’à Raousset, depuis Christophe Colomb jusqu’à Lapérouse, — car découvrir des mondes, c’est toujours les prendre à quelqu’un, — cette idée que Raousset manqua, mais qui lui eût donné taille d’histoire s’il l’avait réussie, ne lui vint point comme ces bouffées d’ambition qui passent dans la tête des aventuriers et y portent parfois l’éclair… Le comte Gaston est un singulier mélange de justesse d’esprit et d’audace, d’imagination et de bon sens, de positivisme et de grandiose. […] Vus de cette hauteur, de ces cinq années passées à chercher une fortune pour la France et pour lui, les autres détails de cette biographie paraissent insignifiants, si attachants, si curieux qu’ils puissent être, et tant on est enlevé dans une sphère supérieure à ces détails !

2258. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Gaston Boissier » pp. 33-50

John Lemoinne, qui n’est ni grand, ni gros, s’est glissé dans ses jambes et a passé devant. […] beaucoup de talent pour n’être pas ridicule en débitant de telles fadaises, mais le talent, mais la magie, c’est de les faire passer. […] Boissier a cette magie… Je me suis intéressé, moi qui le pénétrais pourtant, à toute la peine qu’une nature souple, gracieuse et veloutée comme la sienne, s’est donnée pour saisir délicatement de ses fines dents de rat érudit et pour ronger, sans faire le bruit scandaleux d’une vaste déchirure, le bas de cette aube divine du Christianisme, qui traîne dans les siècles et qui y passe, sans perdre jamais un seul fil de sa trame sacrée, au-dessus du museau de tous les rongeurs !

2259. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Le père Augustin Theiner »

Écrire l’histoire du passé n’est donc pas remuer pieusement des ossements arides, c’est préparer aussi l’avenir ; c’est, en quelque sorte, avec la mort semer la vie. […] Que l’on interroge leur passé, partout et toujours n’avaient-ils pas donné les preuves de ce génie, qui a marqué leur société d’un signe spécial entre toutes les sociétés religieuses ? […] Si, comme on l’a ici donné à entendre, il se cachait plus de haine que d’amour au fond de son livre ; si la polémique qu’il a soulevée passait à travers Clément XIV pour atteindre l’Ordre de Jésus lui-même, et pour le toucher de cette main modérée dont parle Junius dans ses lettres et qui tue d’autant mieux qu’elle tue avec modération ?

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