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865. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Pendant que la Rochefoucauld jetait un regard si triste et si profond sur une époque qui avait forcé tous les caractères, le jeune La Bruyère faisait son apprentissage d’observateur sur une société disciplinée, où les vices comme les vertus étaient revenus à leurs proportions naturelles, et où l’état de santé avait remplacé l’excitation de la fièvre. […] Ce moment dura près de quarante années, les plus belles peut-être de l’histoire de notre nation, non seulement par la gloire des lettres et des arts, mais par l’emploi le plus complet de toutes ses facultés : au dedans, par les conquêtes pacifiques de l’unité sur les restes des institutions et des habitudes féodales ; au dehors, par des guerres glorieuses qui réunissaient au corps de la France des provinces qui en étaient comme les membres naturels. […] Comme notre auteur, après avoir affirmé nous doutons ; nous passons de la bonne opinion à la mauvaise ; la mélancolie nous saisit tout riants et tout raillants encore, la gaieté à peine envolée, le visage à peine rentré dans cette gravité un peu triste qui est notre air naturel. […] Toujours occupé du soin de plaire au lecteur, il se défie de la variété naturelle de son sujet, et il prodigue les artifices pour diversifier la variété elle-même.

866. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre VIII. L’antinomie économique » pp. 159-192

Hervieu, dans son roman L’Armature, a bien analysé le rôle de l’argent et montré comment il amène les possédants à subir les pires compromissions, les plus vilaines situations, à vaincre les pires répugnances, à avaler les pires couleuvres, à refouler des sentiments les plus naturels et les plus impérieux. — Voilà pour ceux qui possèdent. […] L’individualiste aristocrate admet que la société n’ayant d’autre but que de produire des hommes supérieurs, il est naturel et légitime qu’une armée d’esclaves et d’ouvriers sacrifie sa vie et son idéal de bien-être démocratique au confortable et au luxe des privilégiés. […] La science, estimée jadis comme un moyen de dominer les forces naturelles et considérée à ce titre comme un facteur important de culture est devenue, comme la richesse, une fin en soi. […] Le représentant typique de cette époque, c’est le condottiere hautement cultivé, l’homme de proie universellement doué ; c’est par exemple une personnalité comme ce Léon Battista Alberti que nous décrit Burckhardt, cavalier et guerrier émérite, orateur accompli, versé dans toutes les connaissances de son temps, philosophie et sciences naturelles ; avec cela, musicien et sculpteur ; au total, un instinctif doublé d’un intellectuel ; un vaillant et en même temps un cérébral, presque un nerveux.

867. (1911) La valeur de la science « Première partie : Les sciences mathématiques — Chapitre III. La notion d’espace. »

C’est là que nous avons vu intervenir l’expérience ; si la droite euclidienne est plus remarquable que la droite non-euclidienne, c’est avant tout qu’elle diffère peu de certains objets naturels remarquables dont la droite non-euclidienne diffère beaucoup. […] c’est parce que certains corps naturels remarquables, les corps solides, subissent des mouvements à peu près pareils. […] cela veut dire : pouvons-nous imaginer un monde où il y aurait des objets naturels remarquables affectant à peu près la forme des droites non-euclidiennes, et des corps naturels remarquables subissant fréquemment des mouvements à peu près pareils aux mouvements non-euclidiens ?

868. (1890) L’avenir de la science « II »

II Savoir est le premier mot du symbole de la religion naturelle : car savoir est la première condition du commerce de l’homme avec les choses, de cette pénétration de l’univers qui est la vie intellectuelle de l’individu : savoir, c’est s’initier à Dieu. […] Il semble naturel de croire que la grâce vient d’en haut ; ce n’est que bien tard qu’on arrive à découvrir qu’elle sort du fond de la conscience. […] Régler sa vie conformément à la raison, éviter l’erreur, ne point s’engager dans des entreprises inexécutables, se procurer une existence douce et assurée, reconnaître la simplicité des lois de l’univers et arriver à quelques vues de théologie naturelle, voilà pour les Anglais qui pensent le but souverain de la science. […] Quelle bonhomie, par exemple, que celle de savants souvent éminents, déclarant en tête de leurs ouvrages qu’ils n’ont pas eu l’intention d’empiéter sur le terrain de la religion, qu’ils ne sont pas théologiens et que les théologiens ne peuvent pas trouver mauvaises leurs tentatives d’humble philosophie naturelle.

869. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE XIV »

Un drame naturel et vrai n’aurait nul besoin de ce factice appareil. […] Pour la seconde fois, avec un talent redoublé, l’auteur a remis en scène une question scabreuse et pathétique entre toutes, celle de l’enfant naturel renié par son père et abandonné par la loi. […] M. de Montaiglin, dans cette fin de scène, dépasse la taille moyenne de la sublimité naturelle. […] Il a, de plus, visé la loi qui, dans certains cas, livre l’enfant naturel, comme sur l’estrade d’un encan, aux adjudications du hasard.

870. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Comme Mme de Sévigné, son esprit, son naturel l’emportent ; la vérité lui apparaît plaisante, et elle la raconte gaiement. […] Toutes les Champmeslé du monde n’avaient point ces tons ravissants qu’elle laissait échapper en déclamant ; et, si sa gaieté naturelle lui eût permis de retrancher certains petits airs un peu coquets que toute son innocence ne pouvait pas justifier, c’eût été une personne accomplie. […] Mme de Maintenony est au naturel, avec ses qualités, mais sans flatterie, et on pourrait même, par-ci par-là, découvrir sous la louange quelque trace de malice. […] Mais, dites, fut-il jamais une manière de conter plus vive, plus gaie, plus hardie, plus imprévue et plus naturelle ?

871. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame de La Vallière. » pp. 451-473

La reine mère, Anne d’Autriche, jalouse de l’amitié de son fils que lui ôtait Madame, trouvait fort à redire, au nom des mœurs, à une telle intimité : pour la mieux entretenir et pour la couvrir, il fut convenu entre Madame et Louis XIV que le roi ferait l’amoureux de quelqu’une des filles d’honneur de la princesse, ce qui lui serait un prétexte naturel à se mettre de toutes les parties et à venir à toutes les heures. […] Aussitôt que l’aurore de votre grâce commencera à poindre, je commencerai d’agir et de travailler à l’œuvre de mon salut… en me contentant d’avancer et de croître dans votre amour comme l’aurore, doucement et imperceptiblement… Il est naturel de rapprocher ces paroles de celles mêmes que Bossuet écrivait au sujet de Mme de La Vallière, à la veille de son entière conversion : « Il me semble, disait-il, qu’elle avance un peu ses affaires à sa manière, doucement et lentement. » Ainsi sa démarche habituelle, même dans le chemin du salut, était une douce lenteur, et comme un air de molle nonchalance, jusqu’à ce que l’amour lui eût donné les ailes qui enlèvent. […] On ne trouve pas, dans les lettres de Mme de La Vallière, un seul mot qui ne soit naturel, humble et doux, d’une reconnaissance vive pour ceux qui lui veulent du bien, d’une parfaite indulgence pour les autres : « Mes affaires n’avancent point, écrit-elle (11 janvier 1671), et je ne trouve nul secours dans les personnes dont j’en pouvais attendre : il faut que j’aie la mortification d’importuner le maître, et vous savez ce que c’est pour moi… » Et ailleurs : « Quitter la Cour pour le cloître, ce n’est point là ce qui me coûte ; mais parler au roi, oh ! […] Il avait commencé par trouver que Mme de La Vallière allait un peu lentement : « Un naturel un peu plus fort que le sien aurait déjà fait plus de pas, écrivait-il ; mais il ne faut point l’engager à plus qu’elle ne pourrait soutenir. » Sa résolution extrême, une fois qu’elle l’eut déclarée, ne manquait pas de contradicteurs, et surtout de moqueurs.

872. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La Grande Mademoiselle. » pp. 503-525

Une des figures les plus originales, les plus singulières et à la fois les plus naturelles du xviie  siècle, est certainement la Grande Mademoiselle, fille de Gaston, nièce de Louis XIII et cousine germaine de Louis XIV. […] Elle va un jour en visite à l’abbaye de Fontevraud, où elle avait une tante abbesse, fille naturelle d’Henri IV, et elle commence à s’y ennuyer dès le premier instant. […] Cependant elle marquait de bonne heure le goût de l’esprit, du bel et fin esprit, de celui qui sert à la conversation ; son père y excellait : elle raconte comment à Tours, chaque soir, elle aimait à entendre Monsieur l’entretenir de toutes ses aventures passées, « et cela fort agréablement, comme l’homme du monde qui avait le plus de grâce et de facilité naturelle à bien parler ». […] On peut dire également de la bonne édition des Mémoires de Mademoiselle que son style y est rendu dans toute la pureté de son incorrection naturelle.

873. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Voltaire et le président de Brosses, ou Une intrigue académique au XVIIIe siècle. » pp. 105-126

Je suppose, pour ne pas être injuste, qu’on a présent à l’esprit Le Siècle de Louis XIV, l’Histoire de Charles XII, ce qu’il y a d’inspiration chevaleresque dans la tragédie de Tancrède, l’Épître à Horace, Les Tu et les Vous, Le Mondain, Les Systèmes, les jolies stances : Si vous voulez que j’aime encore… ; je suppose qu’on a relu, il n’y a pas longtemps, bon nombre de ces jugements littéraires exquis et naturels, rapides et définitifs, qui sont partout semés dans la correspondance de Voltaire et dans toutes ses œuvres, et, bien assuré alors qu’il ne saurait y avoir d’incertitude sur l’admiration si due au plus vif esprit et au plus merveilleux talent, je serai moins embarrassé à parler de l’homme et à le montrer dans ses misères. […] J’ai dit qu’après quelques débats sur les termes du marché, Voltaire acheta du président la terre et le château de Tourney sa vie durant ; il avait de grands projets d’abattre, de reconstruire et d’embellir, et il s’y fait aussitôt avec sa vivacité naturelle, en commençant comme de juste par le théâtre. […] Si on ne lisait qu’une ou deux de ces lettres et sans y faire grande attention, on pourrait dire que cette mobilité de Voltaire est très naturelle à un homme d’esprit et d’imagination comme lui, qu’il n’est pas maître de la retenir, et qu’il n’y faut voir qu’une erreur de ses nerfs. […] Le président de Brosses a l’idée bien naturelle de se présenter pour remplacer le président Hénault ; mais ici il retrouve Voltaire.

874. (1889) L’art au point de vue sociologique « Introduction »

. — Ce travail sur l’art est la suite naturelle du livre universellement admiré sur l’Irréligion de l’avenir. […] C’est là rendre l’art malsain « par un dérangement de l’équilibre naturel auquel il n’est déjà que trop porté de lui-même ». […] Zola, avec Balzac, voit avec raison dans le roman une épopée sociale : « Les œuvres écrites sont des expressions sociales, pas davantage ; la Grèce héroïque écrit des épopées ; la France du dix-neuvième siècle écrit des romans. » Le roman, dit Guyau, raconte et analyse des actions dans leurs rapports avec le caractère qui les a produites et avec le milieu social ou naturel où elles se manifestent. […] Pour qui sait retrouver ainsi dans le naturel tout l’idéal, le plus grand charme sera précisément de n’en jamais sortir ; les aspirations les plus hautes n’auront de prix que si elles reposent sur cette base humble et profonde, le réel : de là, sans doute, vient à Guyau cet accent d’extrême simplicité avec lequel il exprime des idées et des senti ments d’une constante élévation ; de là lui vient aussi ce caractère persuasif qui se confond avec celui de l’absolue sincérité.

875. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « V. M. Amédée Thierry » pp. 111-139

Amédée Thierry a beaucoup de peine à se dégager de cette tendance de notre pauvre siècle, qui, sous prétexte de bon sens, de clarté, d’explication naturelle, introduit dans l’histoire la vulgarité. […] Ostrogoths, Visigoths, Huns et Gépides, ne sont plus, à leur tour, que des tourbillons de sauterelles humaines que l’histoire naturelle, livrée aux faits et aux causes secondes, n’explique pas et ne peut expliquer. […] ), l’impulsion d’Attila, l’impulsion de tous ceux qui veulent brûler des Rome est toujours l’idée effroyable et naturelle d’un Communisme, éternel comme les passions de l’humanité, c’est toujours la pensée qui se cache perpétuellement dans les bas-fonds pour remonter aux surfaces de l’histoire ; qu’un jour arrive où chacun peut prendre tout ! […] Plus riche que son frère par le sentiment chrétien, s’il est plus pauvre par le talent naturel de l’expression, il pourrait, si ce sentiment était très profond ou très enflammé, en faire sortir une exaltation qui remplacerait celle qu’il n’a pas dans le talent, mais l’intensité manque également à M. 

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