Des mots ! des mots ! des mots ! […] La lettre du mot historique, que dis-je ? […] il ne voit, de ses petits yeux et de ses petites lunettes, que le mot brut, uniquement le mot, et il gratte, il gratte… jusqu’à ce qu’il n’existe plus.
De même le poète s’exprime, en effet, par des mots justes, puis par des mots détournés, puis par des images. […] Hugo dût s’abandonner à cette tendance anthithétique que les mots eux-mêmes et les mots seuls possèdent, paraîtra naturel à qui aura suivi nos explications. […] Hugo s’en tire par des mots. […] Le mot « chêne » figure un arbre robuste et énorme ; le mot « or » rutile plus brillamment que le pâle métal de nos monnaies. […] Il ne s’occupe, pas plus de voir la chose nulle sous le mot peu précis que la chose mesquine sous le mot énorme, la chose complexe sous le mot simple, la chose indéfinie sous le mot absolu, les choses vraies enfin sans désignations répétées et sans images appendues, sous les mots9.
La concision ne consiste pas dans l’art de diminuer le nombre des mots ; elle consiste encore moins dans la privation des images. […] Ce n’est pas non plus perfectionner le style, que d’inventer des mots nouveaux. […] La langue française, comme toutes les langues, acquérait donc alors de nouveaux mots qui remplaçaient ceux qu’elle perdait, ou l’enrichissaient encore. […] Le lecteur ne s’aperçoit pas d’abord que ce mot est nouveau, tant il lui paraît nécessaire ; et frappé de la justesse de l’expression, de son rapport parfait avec l’idée qu’elle doit rendre, il n’est pas détourné de l’intérêt principal ni du mouvement du style, tandis qu’un mot bizarre distrairait son attention, au lieu de la captiver. […] Enfin il ne faut point admettre un mot nouveau, à moins qu’il ne soit harmonieux.
Et quels sont les mots qui peignent ? […] Les mots sont aussi particuliers que les objets. […] Le mot ordinaire est trop faible, il a bien fallu le laisser là. […] Les mots simples, comme les mots vulgaires, expriment des détails qu’eux seuls peuvent exprimer. […] Une phrase ainsi opposée à elle-même, mot à mot, membre à membre, ressemble trop à une équation.
Quelquefois, le malade peut écrire un mot ou deux, mais toujours le même. […] Autrement comment concevoir qu’on puisse préparer une leçon sans mots ? […] On peut aussi, par l’association des signes, réveiller la mémoire des signes oubliés : un aphasique, qui répétait indéfiniment « tout de même », et pas autre chose, pouvait réussir à prononcer quelques mots, à condition qu’on les fit précéder du mot tous. […] Il était incapable de prononcer distinctement deux mots ayant un sens : c’était à peine un bégayement. […] Il distinguait la mémoire des mots et le sens du langage.
Ces alliances de mots ne sont que des antithèses resserrées. […] Enfin si les mots opposés ont des sons analogues, cette ressemblance donnera plus de relief au contraste des sens ; elle l’accusera, le soulignera, en forçant le lecteur à donner une articulation plus nette, un accent plus ferme aux mots presque identiques. […] À plus forte raison, le même effet est obtenu par l’exacte répétition des mêmes mots. […] Ni les mots, ni les constructions ne sont détournés de leur sens et de leur usage propre. […] L’antithèse de mots est toujours et partout détestable, et d’autant plus dangereuse qu’elle offre plus de tentation et de facilité.
Aujourd’hui le mot étranger qui entre dans la langue, au lieu de se fondre dans la couleur générale, reste visible comme une tache. […] La France a été longtemps le peuple de l’Europe qui imposait sa langue ; un Français d’alors, comme un Anglais d’aujourd’hui, ignorait volontairement les autres langues d’Europe ; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot s’imposait au vocabulaire, il n’y entrait qu’habillé à la française. […] Vilipender les langues étrangères n’est pas mon but, non plus que de déprécier le grec ; mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités : les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans Shakespeare ou dans Carlyle. […] Je résumerai en un mot ma pensée : le peuple qui apprend les langues étrangères, les peuples étrangers n’apprennent plus sa langue. Mais ces considérations, sans être absolument en dehors de mon sujet s’éloignent de l’esthétique verbale : il me faut maintenant étudier, comme je l’ai fait pour le grec, l’intrusion en français des mots étrangers, des mots anglais en particulier.
. — Naissance du mot substantif Précieuse. […] Retenons donc qu’en 1656, temps où l’hôtel de Rambouillet était dispersé, le mot de précieuse était un mot nouveau, un mot du temps, un mot à la mode. […] On décida qu’on ôterait de tous les mots les lettres superflues. […] Elle s’arrêta devant plusieurs mots auxquels était attachée une haute considération. […] Plusieurs mots furent aussi sauvés de l’italianisme par la confusion qu’ils auraient faite avec des mots d’un sens tout opposé, et par la bizarrerie de leur identité de consonance.
Un mot et, pour préciser, un mot collectif. […] Il y a en français deux sortes de mots (selon ce point de vue spécial) : les mots terminés par lime consonne et les mots terminés par une voyelle. […] On dira mots masculins, les mots sourds ; mots féminins, les mots vibrants. […] Il est vrai qu’en un ou deux mots ce mot n’est plus qu’une curiosité. […] Quant à faux-fuyant, ce n’est pas un mot composé, mais un mot décomposé.
Du rapport des mots et des choses. — Ses conséquences pour l’invention Je n’ai plus qu’un mot à ajouter. […] Taine l’a justement remarqué : les mots tiennent la place des images qu’ils désignent, et la plupart du temps ils ne les évoquent pas. Quand nous lisons, et même quand nous pensons, nous n’apercevons pas sous chaque mot l’image correspondante : le mot est seul dans notre esprit, notation sèche, algébrique, et qui nous suffit parce qu’elle est familière et connue, et que nous nous sentons le pouvoir de la remplacer à chaque moment par l’image. […] Nos yeux lisent, nos oreilles écoutent : nous pensons les formes et les sons des mots ; rien ne va à l’imagination ni au cœur, et rien par conséquent n’en sortira, si nous n’insistons et ne forçons le mot à céder sa place à la sensation même de l’objet, réveillée et rafraîchie. […] Ils ne conçoivent pas que ces mots-là ne représentent rien de sensible, et ils manient les abstractions à pleines mains comme le maçon ses moellons.
Mais il y a une certaine propriété des phrases comme des mots, qui fait que certain groupe de mots correspond exactement à l’idée, et y correspond seul. Faute de l’avoir trouvé, on ne croit pas son sentiment suffisamment expliqué : on ajoute un mot dans la proposition, une proposition dans la phrase, pour mettre en lumière un détail ou une partie de l’idée. […] Il faut saisir quel assemblage des mots fait connaître tout ce qu’il faut et rien que ce qu’il faut connaître de l’idée, dans quel cercle elle peut être enfermée sans étouffer ni flotter. […] Il faut économiser les mots, et faire tenir le plus de pensée qu’on peut dans la plus courte phrase. […] Cette qualité ne se mesure ni au nombre des mots ni à la longueur des phrases, pas plus qu’au nombre des lettres ou des syllabes : elle est toute dans le rapport des mots et des choses, lorsqu’il n’y a rien de trop dans l’expression, et qu’on n’y peut rien retrancher sans enlever aussi de l’idée.