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274. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Michelet » pp. 167-205

Ce n’est donc point seulement, comme nous l’avons dit, parce que ce livre ne donne qu’une sensation déjà produite par un livre antérieur, qu’il ne suffit pas aux esprits troublés, salis ou corrompus, et qu’il a manqué son succès, mais c’est encore parce que, moralement aussi mauvais que le premier, littérairement, ce livre est pire. […] L’Histoire, qui, s’il l’avait voulu, lui eût fait une bonne gloire au lieu d’une mauvaise célébrité ; l’Histoire, sa nourrice et sa mère, n’a pu le préserver ; car il n’y a que nous qui nous préservons seuls contre nos passions et nos vices ! […] il n’est pas tombé de haut… mais encore est-il tombé ; car le plus mauvais, le plus abaissé de ses livres d’histoire, vaut infiniment mieux par le sujet, l’art et les notions qu’il nous donne, que ces livres de physiologie et de sentiment qui ne sont pas plus du sentiment vrai que de la physiologie exacte. […] Seulement, il est mauvais. […] Mauvais métier, a-t-on dit, que celui de prophète.

275. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — II » pp. 375-394

Insistant sur l’utilité dont peut être une bonne dialectique pour prémunir contre les faux jugements : « Il est certain, dit-il, que la lecture fréquente des ouvrages de Bayle donne à l’esprit une certaine volubilité sur cette matière, qu’il ne tiendra jamais uniquement des avantages de la nature. » Tout en recommandant particulièrement à son frère quelques écrits de son auteur de prédilection, il ajoute que lui-même est occupé de faire imprimer en ce moment un extrait du Dictionnaire ; il compte que cet abrégé, qui porte principalement sur la partie philosophique de l’ouvrage, se répandra dans le public et pourra être utile : Je suis persuadé que la mauvaise conduite de la plupart des hommes vient moins d’un principe de méchanceté que d’une suite de mauvais raisonnements ; et je crois par conséquent que si on pouvait leur apprendre à raisonner d’une façon plus juste et plus conséquente, leurs actions s’en ressentiraient d’une manière avantageuse. […] Louis XVI avait de l’éloignement pour Frédéric, et il disait : « Frédéric a la plus mauvaise opinion des hommes. » II ne trouvait pas à faire le même reproche au prince Henri, qui avait une couleur de bienveillance et d’optimisme, et à qui une teinte de Greuze ne manquait pas. […] [NdA] On peut voir au tome vii des Mémoires de Napoléon (édition de 1830, pages 323-324) le jugement définitif porté sur le prince Henri comme général et sur ses opérations militaires durant la guerre de Sept Ans : La campagne de Saxe du prince Henri a été beaucoup trop vantée, dit Napoléon ; la bataille de Freyberg n’est rien, parce qu’il y a remporté la victoire sur de très mauvaises troupes ; il n’y a pas déployé de vrais talents militaires… Dans cette campagne (celle de 1762) ce prince a constamment violé le principe que les camps d’une même armée doivent être placés de manière à pouvoir se soutenir… La campagne de 1761 est celle où ce prince a vraiment montré des talents supérieurs.

276. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — IV » pp. 103-122

On ne vous mandera pas que par ma contenance je donne lieu de croire que je le trouve tel ; mais on passe de mauvaises nuits. » Fénelon n’était pas dans le secret de ces mauvaises nuits, et il en restait sur l’air d’audace et de fête du personnage, sur ses allures de bal et de plaisir aux plus graves moments. […] Après cela les réflexions de Fénelon à son sujet sont antérieures à Denain et aux victoires ; elles se ressentent trop des mauvais discours des officiers généraux qui servaient sous Villars, et qui, dans leurs allées et venues, fréquentaient les salons de l’archevêché. Ces mauvais discours que Fénelon réprouve, tout en y cédant plus qu’il ne croit, allaient à décrier le général en chef et à lui ôter toute considération dans sa propre armée, à l’avilir, comme dit énergiquement Fénelon.

277. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — II — Vauvenargues et le marquis de Mirabeau » pp. 17-37

Quoique à l’âge où l’on se livre aisément, Vauvenargues ne disait pas tout sur lui-même ; il se réservait. « Je n’ai jamais osé ouvrir mon cœur à personne tant que j’ai vécu ; vous êtes le premier à qui j’aie avoué mon ambition, et qui m’ayez pardonné ma mauvaise fortune. » C’est dans un dialogue des morts qu’il fait dire cela à Brutus par un jeune homme qui lui-même s’est tué, et ce jeune homme, à bien des égards, c’est lui. […] Il est vrai qu’on se fait une réputation et qu’elle impose au grand nombre, mais c’est l’acheter chèrement, et il est encore plus pénible de la soutenir ; et, quand il n’y aurait d’autre désagrément que de lire tous les mauvais livres qui s’impriment, afin d’en pouvoir raisonner, et d’entendre tous les jours de sottes discussions, ce serait encore trop pour moi… Il me serait fort agréable d’avoir de la réputation, si elle venait me chercher ; mais il est trop fatigant de courir après elle, et trop peu flatteur de l’atteindre, lorsqu’elle coûte tant de soins. […] Quand vous ne prendriez que les mauvais tours de phrase et l’accent du Bordelais, et ne perdriez pas de cent autres côtés, vous seriez toujours blâmable du long séjour que vous y faites. […] Mirabeau lui adresse de là, de ce lieu qu’il déteste, dit-il, par excellence, et où il est pour une affaire qui doit lui procurer de l’avancement ou amener sa démission du service, une lettre toute de conseils et d’excitations, et sur le même thème toujours ; « Vous êtes le premier raisonneur de France, mais le plus mauvais acteur » (acteur pour homme d’action) ; et en même temps il se représente, lui, comme un sage, un homme à principes fixes, et aussi un désabusé de l’ambition : Pour moi, dans les idées qui s’offrent à mon imagination, plusieurs se présentent avec empire, mais nulle avec agrément, que celle d’une solitude aimable et commode, quatre ou cinq personnes assorties de goût et de sentiment, de l’étude, de la musique, de la lecture, beau climat, agriculture, quelque commerce de lettres, voilà mon gîte !

278. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Boileau »

Au collège, Boileau lisait, outre les auteurs classiques, beaucoup de poëmes modernes, de romans, et, bien qu’il composât lui-même, selon l’usage des rhétoriciens, d’assez mauvaises tragédies, son goût et son talent pour les vers étaient déjà reconnus de ses maîtres. […] Ce n’est ni la pieuse et sublime mélancolie du Penseroso s’égarant de nuit, tout en larmes, sous les cloîtres gothiques et les arceaux solitaires ; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur les orgies nocturnes, les allées obscures et les escaliers en limaçon de la Cité ; ni une douce et onctueuse poésie de famille et de coin du feu, comme en ont su faire La Fontaine et Ducis ; c’est Damon, ce grand auteur, qui fait ses adieux à la ville, d’après Juvénal ; c’est une autre satire sur les embarras des rues de Paris ; c’est encore une raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et avaient usurpé une grande réputation à la ville et à la cour. […] La raison fut son génie ; c’était en lui un organe délicat, prompt, irritable, blessé d’un mauvais sens comme une oreille sensible l’est d’un mauvais son, et se soulevant comme une partie offensée sitôt que quelque chose venait à la choquer. » Cette même raison si sensible, qui lui inspirait, nous dit-il, dès quinze ans, la haine d’un sot livre, lui faisait bénir son siècle après Phèdre.

279. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Monsieur Michaud, de l’Académie française. » pp. 20-40

Michaud ; je la trouve dans une lettre à Fouché, datée de Chambéry le 17 avril 1805 : « Le Bulletin de l’Europe, écrit l’Empereur, est animé d’un mauvais esprit. […] Ils n’osent se livrer à leur mauvais génie ; on voit qu’ils sont contenus ; mais le bout de l’oreille perce… J’entends que les journaux servent le gouvernement, et non contre. Esménard est homme de mérite, mais Michaud est toujours un mauvais sujet. » — Esménard, cet homme de mérite, devint homme de police et a mérité qu’on dît de lui ce qu’on peut lire à la page 59 des Mémoires du comte de Senffl. Mieux vaut encore être et rester un mauvais sujet comme Michaud.

280. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — I. » pp. 127-148

Il fera tout pendant des années, auprès de la mère patrie, pour éclairer l’opinion et conjurer les mesures extrêmes ; jusqu’au dernier moment, il s’efforcera d’atteindre à une réconciliation fondée sur l’équité ; un jour qu’un des hommes influents de l’Angleterre (lord Howe) lui en laissera entrevoir l’espérance à la veille même de la rupture, on verra une larme de joie humecter sa joue : mais, l’injustice s’endurcissant et l’orgueil obstiné se bouchant les oreilles, il sera transporté de la plus pure et de la plus invincible des passions ; et lui qui pense que toute paix est bonne, et que toute guerre est mauvaise, il sera pour la guerre alors, pour la sainte guerre d’une défense patriotique et légitime. […] Dans les premiers articles qu’il donnait une fois par semaine dans les gazettes du lieu, il s’efforçait de polir les mœurs, les usages, de corriger les mauvaises et inciviles habitudes, la grosse plaisanterie, les visités trop longues et importunes, les préjugés populaires superstitieux et contraires aux bonnes pratiques. […] Et de même, dit-il, que celui qui a un jardin à sarcler n’entreprend point d’arracher toutes les mauvaises herbes à la fois (ce qui excéderait sa portée et sa force), mais travaille sur un seul carré d’abord, et, ayant fini du premier, passe à un second, de même j’espérais bien avoir l’encourageant plaisir de voir sur mes pages le progrès fait dans une vertu, à mesure que je débarrasserais mes lignes de leurs mauvais points, jusqu’à ce qu’à la fin, après un certain nombre de tours, j’eusse le bonheur de voir mon livret clair et net.

281. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — I. » pp. 224-245

Il y a un mot de Montesquieu qui me paraît un véritable contresens et que j’ai peine à comprendre venant d’un si grand esprit : « Les plus méchants citoyens de France, dit-il en une de ses Pensées, furent Richelieu et Louvois. » Laissons de côté Louvois, dont il n’est point question présentement ; mais Richelieu, un mauvais citoyen de la France ! […] Ce procédé vigoureux du roi, et qui « sentait plus sa majesté royale que la conduite passée », n’était pas néanmoins reçu des peuples comme il aurait dû l’être, à cause du maréchal d’Ancre : tout ce qui, sans lui, eût été reconnu avantageux au service du roi et au bien de l’État, était pris en mauvaise part et envenimé par les mécontents ; ce fut là l’écueil et le point ruineux du premier ministère de Richelieu, et lui-même le reconnaît. […] Lui qui passera un jour pour cruel et impitoyable, qui le sera quelquefois, mais dont les principales vengeances se confondront pourtant dans les intérêts de l’État, il estime, à propos de ce meurtre du maréchal, que « ce fut un conseil précipité, injuste et de mauvais exemple, indigne de la majesté royale et de la vertu du roi ». […] » Et à quelque temps de là, voyant quelqu’un auquel elle avait fait un mauvais office auprès de la reine, elle lui en demanda pardon, tant la véritable et humble honte qu’elle avait devant Dieu de l’avoir offensé lui ôtait parfaitement celle des hommes.

282. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre II : La littérature du xviie  siècle »

Les mauvais auteurs contre lesquels écrivait Boileau étaient de l’Académie française. […] Lorsque je vois Boileau s’échauffer contre les mauvais ouvrages, comme si c’étaient de mauvaises actions, louer et célébrer avec foi et passion et avec une admiration désintéressée Racine et Molière, lorsque j’entends sa voix mâle et émue demander au poëte l’honnêteté, la dignité, la fierté du cœur, je l’aime et je l’admire avec M.  […] C’est le vieux bourgeois de Paris, non le bourgeois badaud comme l’Étoile, notant jour par jour ce qui se passe dans la rue ; non le bourgeois railleur et frondeur comme Gui Patin, qui se dédommage dans les lettres familières du décorum des fonctions officielles ; non le bourgeois pédant et esprit fort comme Naudé, qui fait le politique parce qu’il a été le secrétaire d’un cardinal italien ; non le bourgeois naïf et licencieux, comme la Fontaine, qui flâne en rêvant ; — c’est le bourgeois parlementaire, né près du palais de justice, ayant jeté aux orties le froc de la basoche, mais ayant conservé le goût des mœurs solides et des sérieuses pensées, le bourgeois demi-janséniste, quoique dévoué au roi, aimant Paris, peu sensible à la campagne, détestant les mauvais poètes et les fausses élégances des ruelles et des salons, peu mondain, indifférent aux femmes, et par cela même un peu gauche, un peu lourd, mais franc du collier.

283. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Prosper Mérimée. »

Contre la vision du monde mauvais il a l’ironie, et c’est assez. […] Mérimée aime à voir se développer librement, bonne ou mauvaise, la bête humaine ; et quand elle est belle, il n’est pas éloigné de lui croire tout permis.

284. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Guy de Maupassant »

Il est extraordinaire qu’on ne soit pas plus gai sur un yacht qui porte le joyeux nom de Bel-Ami ; et M. de Maupassant, schopenhauérisant sur son bateau, « nous en monte un » dirait quelque mauvais plaisant. […] J’aurais dû reconnaître, dans le cas de Maupassant, autre chose qu’un plaisir d’orgueil et d’ironie à constater que le monde est inintelligible et mauvais ; autre chose qu’un plaisir de langueur à s’abandonner aux mélancolies que versent certains crépuscules ou que distillent certains brouillards ; bref, autre chose que de la littérature.

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