Après la perte de la bataille de Kolin (le 18 juin), il se montre disposé à laisser agir dans ses intérêts cette sœur au courage viril, qui ne saurait rien lui conseiller que de digne. […] Se tuer pour ne pas céder, dans la position de Frédéric, c’était faire acte de fierté encore plus que de courage, surtout de courage patriotique et civil : Les Caton et les Othon, lui disait Voltaire, dont Votre Majesté trouve la mort belle, n’avaient guère autre chose à faire qu’à servir ou qu’à mourir ; encore Othon n’était-il pas sûr qu’on l’eût laissé vivre ; il prévint par une mort volontaire celle qu’on lui eût fait souffrir. […] Cela dit, ne confondons point les ordres ; laissons les existences diverses et les personnages du passé dans les cadres naturels que la réalité nous offre et où notre observation les décrit.
Quand on a lu les portraits de M. le Prince et de M. le Duc dans Saint-Simon et dans Lassay, il est utile, pour compléter la galerie et posséder toute la collection, de lire le portrait de la duchesse du Maine, sœur de M. le Duc, que nous a laissé Mme de Staal-Delaunay, une domestique spirituelle et terrible, le La Bruyère des femmes. […] et se peut-il que des critiques distingués et judicieux se soient laissés aller à le louer avec tant de complaisance ! […] Le ressentiment qu’il en a gardé se laisse voir en maint endroit de son livre, et s’y marque même parfois avec une sorte d’amertume.
Laissons plutôt M. […] À la fin de la préface d’un de ses recueils à propos d’un travail sur la Poésie des races celtiques, qu’il y a inséré, il se plaît à revenir en arrière, à repasser sur les souvenirs, les piétés et même les mystiques superstitions de ses pères ; il se met tout à coup à regretter que les humbles marins, ses aïeux, n’aient pas tourné leur gouvernail, n’aient pas laissé dériver leur barque vers d’autres rivages ; il se suppose un moment enfant attardé, fidèle, de la pauvre et poétique Irlande ; écoutez ! […] L’éloge de Channing se compose d’une quantité de : Il n’avait pas… Il ne comprenait pas… S’il n’était pas ceci, il n’était pas non plus cela… Ce qui ne laisse pas de devenir fort piquant à la longue.
Nisard, va jusqu’à accorder à la génération de 1660, c’est-à-dire des premières années du règne effectif de Louis XIV, à la génération qui était encore jeune ou déjà mûre alors, qui avait vu la fin de Richelieu et la Fronde, « une supériorité de lumières » sur les générations du xviiie siècle qui lisait l’Esprit des Lois, les Lettres philosophiques et l’Émile ; admettant cette supériorité comme un fait, il l’explique par la nature même des événements politiques auxquels cette génération avait assisté, par les revirements étranges qui lui avaient découvert toutes les vicissitudes de l’opinion et qui l’avaient éclairée sur le fond de la nature humaine, tandis que les hommes du xviiie siècle et d’avant 89 avaient perdu le souvenir des révolutions et des impressions qu’elles laissent, et n’avaient assisté qu’à des intrigues ministérielles, à des disputes de jansénisme et de molinisme, de gluckisme et de piccinisme, à de petites choses enfin, tout en en rêvant de grandes et d’immenses. […] En fait de connaissance purement curieuse et ironique de la nature humaine, je ne sais ce que l’auteur des Lettres persanes laisse à désirer aux plus malins ; et dans l’Esprit des Lois, Montesquieu cherche à réparer, à rétablir les rapports exacts, à faire comprendre les résultats pratiques sérieux, à faire respecter les religions civilisatrices, et son explication historique des lois et des institutions, si elle ne conclut pas, inspire du moins tout lecteur dans le sens du bien, dans le désir du perfectionnement social graduel et modéré. […] Non ; si inférieurs aux Retz et aux La Rochefoucauld pour l’ampleur et la qualité de la langue et pour le talent de graver ou de peindre, ils connaissaient la nature humaine et sociale aussi bien qu’eux, et infiniment mieux que la plupart des contemporains de Bossuet, ces moralistes ordinaires du xviiie siècle, ce Duclos au coup d’œil droit, au parler brusque, qui disait en 1750 : « Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue » ; le même qui portait sur les Français, en particulier ce jugement, vérifié tant de fois : « C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère… » Ils savaient mieux encore que la société des salons, ils connaissaient la matière humaine en gens avisés et déniaisés, et ce Grimm, le moins germain des Allemands, si net, si pratique, si bon esprit, si peu dupe, soit dans le jugement des écrits, soit dans le commerce des hommes ; — et ce Galiani, Napolitain de Paris, si vif, si pénétrant, si pétulant d’audace, et qui parfois saisissait au vol les grandes et lointaines vérités ; — et cette Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, cette femme du meilleur esprit et du plus triste cœur, si desséchée, si ennuyée et qui était allée au fond de tout ; — et ce Chamfort qui poussait à la roue après 89 et qui ne s’arrêta que devant 93, esprit amer, organisation aigrie, ulcérée, mais qui a des pensées prises dans le vif et des maximes à l’eau-forte ; — et ce Sénac de Meilhan, aujourd’hui remis en pleine lumière40, simple observateur d’abord des mœurs de son temps, trempant dans les vices et les corruptions mêmes qu’il décrit, mais bientôt averti par les résultats, raffermi par le malheur et par l’exil, s’élevant ou plutôt creusant sous toutes ; les surfaces, et fixant son expérience concentrée, à fines doses, dans des pages ou des formules d’une vérité poignante ou piquante.
allez, quelque jour de fête, entendre à la cathédrale une messe en musique de quelque compositeur en renom, avec les chœurs et l’orchestre et les premiers artistes de l’Opéra ; puis ensuite retournez dans la Semaine Sainte, écoutez le Stabat, le Vexilla régis ou la Passion, ou, à quelques cérémonies funèbres, le Requiem, du lutrin ou les Litanies chantées non par de grands artistes, mais tout simplement par des chantres ou des enfants de chœur ; et puis, en sortant, demandez-vous qui vous a le plus profondément ému, qui a laissé dans votre âme une impression plus religieuse et plus mélancolique, qui vous a rappelé que vous étiez venu pour prier, des chanteurs ou des chantres, de la musique fuguée ou du plain-chant, de l’orchestre ou de l’orgue. […] C’est dans toute la naïveté, dans toute la sincérité de votre âme que vous vous laissez faire et que vous cédez à l’impression du moment. […] Renan, pour la poésie de l’industrie à propos de l’Exposition universelle, et qui maintiendra de ce côté tout ce que l’avenir laisse entrevoir de neuf, d’original et de possible en effet.
Laisse en paix la Trinité, la Vierge et les Saints ; pour la plupart de ceux qui sont attachés à cette doctrine, ce sont les colonnes qui soutiennent tout l’édifice ; il s’écroulera si tu les ébranles. […] Entre ceux qui admettent, dans l’explication des choses humaines et des révolutions sublunaires ou célestes, le surnaturel et le miracle, et ceux qui ne l’admettent pas, il n’y a point à discuter : c’est à prendre ou à laisser. […] Lui, pour se refaire historien et narrateur à ce nouveau point de vue, il a dû commencer par être surtout un divinateur délicat et tendre, un poète s’inspirant de l’esprit des lieux et des temps, un peintre sachant lire dans les lignes de l’horizon, dans les moindres vestiges laissés aux flancs des collines, et habile tout d’abord à évoquer le génie de la contrée et des paysages.
Ce sont surtout les Anciens qui sont l’objet de cette idolâtrie ; et l’on ne pense guère la plupart du temps jusqu’où les meilleurs esprits peuvent se laisser entraîner. […] J’accorde tout à fait que, « dès qu’on ouvre Homère, on se sent transporté dans le monde de l’instinct » ; qu’on sent qu’on a affaire à des passions du monde enfant ou adolescent ; que lorsqu’on se laisser aller au courant de ces poèmes, « c’est moins encore telle ou telle scène qui nous émeut, que le ton général et, en quelque sorte, l’air qu’on y respire et qui nous enivre. » J’accorde que « les descriptions d’Homère n’étant que des copies des impressions les plus générales, nous nous trouvons en face de ces descriptions dans la même situation qu’en face de la nature », c’est-à-dire d’un objet et d’un spectacle inépuisable : « Il est dès lors facile de comprendre pourquoi on peut toujours relire Homère sans se lasser. […] Le vrai d’hier, déjà incomplet ce matin, sera demain tout à fait dépassé et laissé derrière.
Il y a des lois auxquelles la spontanéité humaine ne saurait se soustraire ; elle peut, selon son génie primitif, tirer plus ou moins parti de certaines conditions extérieures, non s’y dérober ; laissez-lui le temps, laissez-la croître et s’étendre et mûrir selon le cours des saisons et des âges, laissez les causes complexes agir, se produire et se combiner : tout, à la fin, s’harmonise et concorde, tout se coordonne.
Arnauld : tous deux d’un caractère ardent, présomptueux, opiniâtre, tous deux pleins de génie, tous deux ayant rendu à la religion d’éminents services, ils se laissèrent entraîner (qui le croirait dans de si grands hommes ?) […] Attaqués, apostrophés violemment alors par le prêtre éloquent qui, d’une logique inflexible et sans leur laisser d’autre issue, les refoulait, les réduisait à Satan, à l’athéisme, à l’idiotisme, que sais-je encore ? […] Rien n’est pire, sachez-le bien, que de provoquer à la foi les âmes et de les laisser là à l’improviste en délogeant.
Un autre instrument fort désagréable aux enfants (pardon du détail et du mot, il s’agit d’un clysopompe) avait laissé en lui, comme de juste, une impression très forte. […] En d’autres termes, il suffit de ressemblances fort légères entre divers objets pour susciter en nous un nom ou désignation particulière ; un enfant y réussit sans effort, et le génie des races bien douées, comme celui des grands esprits et notamment des inventeurs, consiste à remarquer des ressemblances plus délicates ou nouvelles, c’est-à-dire à sentir s’éveiller en eux, à l’aspect des choses, de petites tendances fines et, par suite, des noms distincts qui correspondent à des nuances imperceptibles pour les esprits vulgaires, à des caractères très menus enfouis sous l’amas des grosses circonstances frappantes, les seules qui soient capables, quand l’esprit est vulgaire, de laisser en lui leur empreinte et d’avoir en lui leur contrecoup. — Cette aptitude uns fois posée, le reste suit. […] Dorénavant, le couple dont le nom est le premier terme comprend, comme second terme, un cortège immense d’autres mots et, par suite, une série aussi grande de tendances distinctes, lesquelles correspondent à des caractères généraux également distincts, et laissent place à côté d’elles pour une infinité de tendances nouvelles que l’expérience pourra provoquer. — Telle est la vertu de la substitution établie par les couples.
Je voudrais jouir et souffrir de la terre entière, de la vie totale et, comme saint Antoine à la fin de sa tentation, embrasser le monde… Vous pouvez, si cela vous plaît, juger excessive l’impression que laissent en moi ces romans. […] Nous nous laissons très facilement prendre à l’exotisme. […] Je ne pense pas qu’on ait jamais vu chez un artiste un plus bel effort de l’imagination sympathique, un tel parti pris de laisser façonner son âme aux influences du dehors comme une matière infiniment impressionnable et malléable et, pour cela, de borner sa vie aux sensations, ni, d’autre part, une si merveilleuse aptitude à les goûter toutes.