Quand nous voyons dans la série des lettres missives de Henri IV son voyage en Limousin, dans l’automne de 1605, pour y étouffer quelque rébellion, sa lettre écrite de Bellac au landgrave de Hesse, où il se plaint des menées du duc de Bouillon, ce chef astucieux d’une intrigante famille laquelle a eu grand besoin de Turenne pour se faire pardonner de la France tous ses méfaitsq ; quand on lit ces pièces instructives, on n’a pas encore l’impression soudaine que faisait éprouver aux hommes de sens et aux amis de leur pays le réveil de ces remuements funestes, chers à quelques ambitieux mécontents ; et c’est ce que Malherbe, si sensé quoique poète69, a rendu dans une strophe admirable de son ode, ou plutôt de sa prière à Dieu pour le roi allant en Limousin : Un malheur inconnu glisse parmi les hommes, Qui les rend ennemis du repos où nous sommes : La plupart de leurs vœux tendent au changement ; Et comme s’ils vivaient des misères publiques, Pour les renouveler ils font tant de pratiques, Que qui n’a point de peur, n’a point de jugement. Avoir peur en 1605, peur que les plaies de la patrie ne se rouvrissent et que, Henri IV manquant, tout ne manquât avec lui, c’était, au gré de Malherbe, donner marque de jugement. […] Quand on a lu les derniers jugements de M. de Carné sur Henri IV, ou encore ceux que M. […] Il y a dans ce jugement de M.
Il se développa et se forma dans la sphère de l’éloquence proprement dite, et y apporta un excellent jugement ; mais il sortait peu de cet ordre d’idées qui tiennent à la rhétorique. […] Patru à l’origine, non pas l’austère Patru, comme je vois que quelqu’un de ce temps-ci l’a appelé, mais l’aimable Patru, bien doué, beau parleur, ayant un bon jugement dans ce qu’il traitait, et y mettant de l’esprit et un noble choix de termes, nous apparaît, par nature et par éducation, un peu paresseux. […] Les bureaux furent partagés et départagés plusieurs fois… C’est un ennemi de l’Académie qui parle, ne l’oublions pas ; mais il est certain en effet que Patru avait conçu le plan et l’exécution du Dictionnaire tout autrement qu’on ne l’adopta alors ; il aurait voulu appuyer les jugements et définitions sur des citations de bons auteurs. […] Il a eu son rôle, qui a fini même de son vivant ; mais de loin il n’est pas difficile de reconnaître, de saluer et même de goûter en lui l’alliance d’un jugement sévère, d’une probité souriante et d’une familiarité aimable.
Il avait pris l’habitude de se rendre compte à lui-même de ses jugements et de fixer par écrit ses pensées. […] Qu’il nous peigne Sully et ses Mémoires, Retz et les siens, MM. de Vendôme et la cour du Temple, qu’il compare entre eux, comme gens de lettres et du monde, Fontenelle, Hénault et Montesquieu, tous trois vivants et le dernier n’ayant pas produit l’Esprit des lois, qu’il juge Voltaire dès 1736, et Rousseau dès 1755, toujours sa façon est la même ; c’est le jugement qui le mène à l’esprit ; il ne s’y élève pas, mais y semble porté, et pour ainsi dire y descend.
Pierre Il y a de Mr Pierre une Descente de croix ; une Fuite en Egypte ; la Décollation de St Jean Baptiste, et le Jugement de Paris. […] Si le roi de Prusse s’entend un peu en peinture, que fera-t-il de ce mauvais Jugement de Paris [?]
La principale cause de cette décadence me paraît être que la critique ne s’adresse pas à un public qui ait déjà plus ou moins son avis, qui fasse réellement attention et accorde intérêt au détail du jugement, et qui le contrôle : rien de cela. […] Nisard, qui se pique en général de suivre les lois de Malherbe et de Boileau, s’est mis, après force précautions ingénieuses, en contradiction avec ce dernier à propos de Perse ; et j’avoue que, de tous les jugements de son livre instructif, celui qu’il porte sur ce satirique latin m’a le plus étonné, et, pour parler franc, m’a tout à fait révolté par l’injustice criante et la latitude de la conjecture. […] Nisard sur le seizième siècle, poésie et prose, ne diffèrent pas autant des nôtres qu’il paraît le croire, et que le premier aspect de ses jugements semble le signifier. […] Nisard dans ses divers jugements sur Montaigne, sur tout le dix-septième siècle, sur les prosateurs du dix-huitième siècle, Montesquieu, Buffon, qu’il traite avec une vraie supériorité. […] Nisard que, dans ses jugements sur le passé, il ne s’amuse pas au menu de la littérature, qu’il vise à l’essentiel, qu’il s’attaque à l’important et au solide, qu’il a de l’étendue et prend de l’haleine.
Daunou, qui en rendit compte dans le Journal des Savants (mai 1822), reconnaissait que les vues par lesquelles l’auteur avait étendu son sujet et en avait éclairci les préliminaires « supposaient une étude profonde de l’histoire de France ; » il trouvait que l’ouvrage « se recommandait moins par l’exactitude rigoureuse des détails que par l’importance et la justesse des considérations générales ; » mais il insistait sur cette importance des résultats généraux, et notait « la profondeur et quelquefois la hardiesse des pensées, la précision et souvent l’énergie du style. » Nous aimons à reproduire les propres paroles du plus scrupuleux des critiques, de celui qui, en rédigeant ses jugements, en pesait le plus chaque mot. […] Dans ce dernier travail mis en regard du premier, saint Louis reste grand sans paraître aussi isolé ni aussi inventeur ; il ne rejoint Charlemagne que moyennant des intermédiaires et en donnant la main à Philippe-Auguste, Les successeurs de saint Louis sont appréciés selon leur importance monarchique avec une mesure mieux graduée : Charles V conduit à Charles VII, qui reste très-important, mais Louis XI y est relevé du jugement rigoureux qui, en s’appliquant à l’homme, méconnaissait le roi. […] Il y régla donc son récit et ses jugements ; il fit saillir la force principale et en dégagea fermement les résultats. […] Les résultats essentiels qui se tirent de ce mâle et simple récit sont passés dans le fond de leurs opinions et presque de leurs dogmes : cela fait partie de cet héritage commun sur lequel on vit et qu’on ne discute plus, et je doute fort qu’à mesure qu’on ira plus avant dans les voies modernes, et que par conséquent on trouvera plus simple et plus nécessaire ce qui s’est accompli, on en vienne jamais à remettre en cause les articles, même rigides, de ce jugement historique et à les casser. […] Depuis la publication de M.Mignet, il n’y a plus lieu, ce me semble, qu’à un jugement unique.
Les hommes peuvent abandonner leurs actions au vice, mais jamais leur jugement. […] Il analyse des sentiments intimes, des détails inaperçus ; et souvent une expression énergique s’attache à la vie d’un homme coupable, et fait un avec lui dans le jugement du public. […] Si la nation n’adoptait pas des principes invariables pour base de son opinion, si chaque individu n’était pas fortifié dans son jugement par la certitude que ce jugement est d’accord avec l’assentiment universel, les réputations brillantes ne seraient que des accidents se succédant par hasard les uns aux autres. […] À Athènes, à Rome, dans les villes dominatrices du monde civilisé, en parlant sur la place publique, on disposait des volontés d’un peuple et du sort de tous ; de nos jours, c’est par la lecture que les événements se préparent et que les jugements s’éclairent.
Il y a là encore des portraits, ceux de nos pères par l’esprit, de ces beaux génies qui, selon les paroles de Voltaire, « ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés. » Rien n’a vieilli des jugements sommaires et pourtant si pleins qu’il en a portés ; la critique la plus profonde ne réussit qu’à nous en donner les motifs. […] Nous avons beaucoup de cet esprit-là dans nos jugements sur les autres, fort peu dans nos jugements sur nous-mêmes. […] Le goût n’est pas une doctrine, encore moins une science ; c’est le bon sens dans le jugement des livres et des écrivains. […] Les erreurs de cet esprit si juste sont des jugements intéressés où il a pris sa commodité pour règle.
Lui-même, dans ses jugements littéraires les plus bienveillants, il n’apporta jamais de complaisance, et il sut relever le prix du moindre de ses éloges en les retenant toujours dans la limite de ce qu’il croyait la vérité. […] Cette biographie et ce jugement du saint peuvent se dire le chef-d’œuvre de l’impartialité, venant d’un sectateur du xviiie siècle ; on ne saurait demander plus. […] En parlant de l’orientaliste vénérable, du janséniste pieux, il lui fallut légèrement entr’ouvrir cet angle habituel de son jugement, et son talent plus souple parut y gagner : quelques accents du cœur s’y mêlèrent. […] Ce sont là de ces extrémités de jugements qui marquent à la fois la limite et l’écueil ; je les appelle les déportements de cet homme judicieux. […] Mais quand il avait quelque chose de direct contre une personne, il n’en revenait jamais : ajoutons vite que si le jugement chez lui pouvait, en de certains cas, sembler vindicatif, le cœur lui-même ne l’était pas.
C’est là une noble tâche, et c’est peut-être le génie même de l’érudition de trouver ainsi les pièces justificatives à l’appui des jugements portés par une grande nation sur la suite de sa littérature. […] Il mêle quelques jugements à ses récits. la différence du maréchal de Champagne, qui va toujours en avant, où les événements le mènent ne se recueillant pas un moment pour les prévoir ou pour les juger, Joinville s’est quelquefois interrogé sur les hommes et sur les choses. […] Je ne sais même pas si la vraisemblance, en ce qui regarde l’histoire, est d’un rang inférieur à la vérité, et un motif de jugement moins certain ; outre que celle-ci, pour être reconnue, a besoin d’être conforme à celle-là. […] Du reste, il ne faut pas chercher la morale de l’histoire dans les jugements qu’imposaient à Comines son rôle de confident et de complice de Louis XI, la morale si relâchée du temps12 et cette indifférence pour les crimes politiques, dont l’Italie faisait alors des pratiques régulières de gouvernement. […] Je n’assiste plus, comme dans Froissart, à un vain spectacle, dont le sens et la moralité m’échappent mais je sens mon jugement se fortifier du jugement d’un homme supérieur, élevé, comme dit Montaigne, aux grandes affaires, et qui m’apprend à connaître mon temps par le sien.
Quant au fond des jugements, il satisfait en général, même ceux d’entre les témoins et acteurs survivants qui seraient tentés d’épiloguer le plus : il y a quelques points seulement où la critique porte avec raison. […] Thiers, qui a si bien compris et a su honorer par ses jugements impartiaux les autres adversaires de la France, a manqué ici à cette disposition à l’égard du plus grand de ces adversaires.