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528. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin (suite et fin.) »

Je ne saurais dire si le musicien qui jouait du biniou s’en acquittait avec talent, mais il en jouait du moins avec une violence telle, il en tirait des sons si longuement prolongés, si perçants et qui déchiraient avec tant d’aigreur l’air sonore et calme de la nuit, que je ne m’étonnais plus, en l’écoutant, que le bruit d’un pareil instrument nous fût parvenu de si loin ; à une demi-lieue à la ronde, on pouvait l’entendre… Les garçons avaient seulement ôté leurs vestes, les filles avaient changé de coiffes et relevé leurs tabliers de ratine : mais tous avaient gardé leurs sabots, — disons comme eux leurs bots, — sans doute pour se donner plus d’aplomb et pour mieux marquer, avec ces lourds patins, la mesure de cette lourde et sautante pantomime appelée la bourrée. […] Quelles fibres imperceptibles et muettes ont donc travaillé et joué en nous pendant le sommeil ?

529. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Collé. »

Quand on avait joué cette dernière pièce, les spectateurs semblaient dans l’ivresse de la gaîté, tandis que, pour le bon Henri, c’était de l’ivresse de cœur et de l’attendrissement. […] Le bonhomme a toujours manqué d’une élévation d’âme, même commune ; pour peu qu’il en eût eu, il aurait été le plus malheureux des hommes. » Collé donc, à la différence de Panard, avait de l’élévation d’âme : il voyait les grands, les gens riches, les amusait, leur plaisait, mais ne se donnait pas ; il restait lui ; il se défendait de leur trop de familiarité par le respect ; il gardait de sa dignité hors de sa gaîté ; il savait que, si bon prince qu’on fût avec lui, on ne l’était pas autant à Villers-Cotterets qu’à Bagnolet ; assez chatouilleux de sa nature, il allait au-devant des dégoûts par sa discrétion, et se tenait sur une sorte de réserve, même quand il avait l’air de s’abandonner : quand il sortait ces jours-là de sa maison bourgeoise, il disait qu’il allait s’enducailler, comme d’autres auraient dit s’encanailler ; puis, son rôle joué, sa partie faite, il revenait ayant observé, noté les ridicules, et connaissant mieux son monde, plus maître et plus content à son coin du feu que le meunier Michau en son logis. […] Jamais, de mes jours, je n’ai vu autant de sortes d’esprit que dans ces Mémoires… Je n’aime point Rousseau ; personne ne rend plus de justice que moi à son éloquence, à sa chaleur et à son énergie, mais je trouve Beaumarchais mille fois plus vrai, plus naturel, plus insinuant et plus entraînant que cet orateur, qui veut toujours l’être, le paraître, qui est d’ailleurs sophiste à impatienter son lecteur que l’on sent qu’il méprise, et dont il se joue perpétuellement comme le rat fait de la souris. » Sauf le dernier trait contre Rousseau qui n’est pas juste (car Rousseau n’y met pas tant de malice), l’ensemble du jugement est parfait.

530. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette »

Après cela il m’a présentée à M. le Dauphin, qui m’a saluée à la joue. […] On va bientôt plus loin que les repas en commun ; on imagine, on complote de jouer la comédie entre soi. C’est pendant l’hiver qui précède la mort de Louis XV (février 1774) ; mais on s’arrête bientôt de peur de surprise : « Il nous était venu aussi une idée folle bien amusante, qu’il avait été convenu de tenir très secrète de peur que le roi n’y mît opposition, tout innocent que c’était : c’était de jouer, rien qu’entre nous, des comédies toutes portes closes.

531. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN DERNIER MOT sur BENJAMIN CONSTANT. » pp. 275-299

Au moment où elle se croyait remise en possession, la voilà jouée sous main par les lus daveugles mouvements ; et il ne lui reste alors d’autre ressource, pour se venger des tours qu’on lui joue chez elle et des affronts journaliers qu’elle subit, que de s’en railler et de se railler de tout, avec légèreté et bonne grâce, s’il se peut, avec un sourire d’ironie universelle : triste rôle, qui fut celui que l’histoire attribue à ce Gaston d’Orléans, à la fois spectateur, complice et fin railleur de toutes les intrigues qui se brisaient et se renouaient sans cesse autour de lui. […] Je joue et je perds mon argent à la roulette. — Établissement à Gottingue, 8 novembre.

532. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIIe entretien. Sur la poésie »

et quand la contemplation extatique de l’être des êtres lui fait oublier le monde des temps pour le monde de l’éternité, enfin quand, dans ses heures de loisir ici-bas, il se détache sur l’aile de son imagination du monde réel pour s’égarer dans le monde idéal, comme un vaisseau qui laisse jouer le vent dans sa voilure et qui dérive insensiblement du rivage sur la grande mer, quand il se donne l’ineffable et dangereuse volupté des songes aux yeux ouverts, ces berceurs de l’homme éveillé, alors les impressions de l’instrument humain sont si fortes, si inusitées, si profondes, si pieuses, si infinies dans leurs vibrations, si rêveuses, si extatiques, si supérieures à ses impressions ordinaires, que l’homme cherche naturellement pour les exprimer un langage plus pénétrant, plus harmonieux, plus sensible, plus imagé, plus crié, plus chanté que sa langue habituelle ; et qu’il invente le vers, ce chant de l’âme, comme la musique invente la mélodie, ce chant de l’oreille, comme la peinture invente la couleur, ce chant des yeux, comme la sculpture invente les contours, ce chant des formes ; car chaque art chante pour un de nos sens, quand l’enthousiasme, qui n’est que l’émotion de sa suprême puissance, saisit l’artiste. […] Nous nous servions habituellement, pour ce jeu, des longs cheveux fins, jeunes, blonds et soyeux, coupés aux tresses pendantes de mes sœurs ; mais un jour, nous voulûmes éprouver si les anges joueraient les mêmes mélodies sur des cordes d’un autre âge, empruntées à un autre front. […] L’esprit, la pénétration brillaient en lui de toutes parts jusque dans ses violences ; ses reparties étonnaient, ses réponses tendaient toujours au juste et au profond ; il se jouait des connaissances les plus abstraites ; l’étendue et la vivacité de son esprit étaient prodigieuses et l’empêchaient de se fixer sur une seule chose à la fois.

533. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XII »

Je ne sais rien de plus humiliant, pour ma part, que cet emploi d’eunuque moral pris par un jeune homme qui pourrait jouer les rôles de sultan. […] Ils avaient joué ensemble au petit mari et à la petite femme ; la récréation est finie : l’enfant verse une larme et va se consoler avec son bouvreuil. […] Mais combien les filles séduites du drame ordinaire, avec leur désespoir factice et leurs invectives, paraîtraient fausses auprès de cette pécheresse sans le savoir, qui ne joue point la passion et ne feint pas le remords !

534. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

À un moment (en septembre 1551), il joua même un certain rôle, ayant été envoyé par son ambassadeur au concile de Trente pour y porter les lettres de protestation du roi : mais il ne faut pas s’exagérer le rôle d’Amyot, qui ne fut que très secondaire en cette rencontre comme en toutes les occasions politiques auxquelles il se trouva mêlé. […] On nous le peint encore dans les années paisibles de son épiscopat, aimant la musique, faisant volontiers sa partie dans son intérieur avec ses chanoines et ses chantres avant ses repas : « Il se plaisait même à jouer des instruments, et souvent, avant le dîner, il touchait d’un clavecin, pour se mettre à table l’esprit plus dégagé après ses études sérieuses. » Ce goût du bon évêque alla jusqu’à entraîner des abus, et il s’introduisit dans sa cathédrale des nouveautés de chant qui scandalisèrent les classiques, les amateurs zélés de l’ancien plain-chant grégorien. […] À tout instant, des expressions heureuses, trouvées, ce qu’on peut appeler l’imagination dans le style, s’y montre et s’y joue, ni plus ni moins que si l’auteur était chez soi et s’animait, chemin faisant, de sa propre pensée.

535. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188

Lorsqu’elle revient à la Cour en 1643, Mme de Motteville nous décrit les divers personnages en scène, les divers intérêts des cabales ; elle se montre à nous au milieu de ces grandes intrigues comme un simple spectateur placé dans un coin de la meilleure loge et parfaitement désintéressé : Ainsi je ne songeais pour lors qu’à me divertir de tout ce que je voyais, comme d’une belle comédie qui se jouait devant mes yeux, où je n’avais nul intérêt. — Les cabinets des rois, dit-elle encore, sont des théâtres où se jouent continuellement des pièces qui occupent tout le monde ; il y en a qui sont simplement comiques ; il y en a aussi de tragiques dont les plus grands événements sont toujours causés par des bagatelles. […] Le genre d’adresse du cardinal Mazarin, sa dissimulation, la grâce et la finesse de son jeu, cet esprit de cabinet où il excellait, et « qui fait jouer tant de grandes machines », nous est rendu avec fidélité et vie par une personne qui, sans avoir à se louer de lui, a le mérite d’apprécier avec équité ses parties supérieures.

536. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) «  Mémoires de Gourville .  » pp. 359-379

Quelques jours après, « je m’en retournai à la Cour, dit-il, et rendis compte à M. le cardinal de tout ce que j’avais fait pour tâcher de me faire prendre, mais que j’avais joué de malheur. […] « Il m’a souvent passé par l’esprit, dit Gourville, que les hommes ont leurs propriétés à peu près comme les herbes61, et que leur bonheur consiste d’avoir été destinés ou de s’être destinés eux-mêmes aux choses pour lesquelles ils étaient nés. » Et, s’appliquant cette pensée à lui-même, il ajoute : « J’oserais quasi croire que j’étais né avec la propriété de me faire aimer des gens à qui j’ai eu affaire, et que c’est cela proprement qui m’a fait jouer un assez beau rôle avec tous ceux à qui j’avais besoin de plaire. » Gourville fit bien des conquêtes en ce genre, mais la plus difficile, et qui prouve le plus pour lui, fut celle de Colbert. […] Le soir, je fais jouer à l’impériale et conseille celui qui est à mon côté.

537. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre I. »

2° Le merveilleux ordinaire où jouent leur rôle tous les êtres fabuleux créés par l’imagination des noirs : génies, hafritt, taloguina, nains, ogres, animaux-génies, etc. […] On pourrait ranger les fables dans la 2e classe de la catégorie précédente (morale pratique) si elles ne présentaient ce caractère spécial que leurs principaux acteurs sont des animaux, à l’exclusion presque absolue de l’homme dont le rôle — quand il lui advient d’en jouer un — n’est jamais qu’accessoire. […] En revanche, il ne joue pas inévitablement le rôle d’ingrat auquel l’a condamné notre imagination28.

538. (1868) Curiosités esthétiques « VI. De l’essence du rire » pp. 359-387

Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? […] Il faut mentionner dans ce genre quelques intermèdes de Molière, malheureusement trop peu lus et trop peu joués, entre autres ceux du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme, et les figures carnavalesques de Callot. […] Je garderai longtemps le souvenir de la première pantomime anglaise que j’aie vu jouer.

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