Dès les premiers instants de la Restauration et du sein même de ses souvenirs naquit en France une poésie qui frappa, quelque temps, par son air de nouveauté, ses promesses brillantes de talent et une sorte d’audace. […] Cette fois, ils pourraient rencontrer la gloire et mériter la reconnaissance du public : car, il ne faut pas s’y tromper, malgré ses goûts positifs et ses dédains apparents, le public a besoin et surtout avant peu de temps aura besoin de poésie ; rassasié de réalités historiques, il reviendra à l’idéal avec passion ; las de ses excursions éternelles à travers tous les siècles et tous les pays, il aimera à se reposer, quelques instants du moins, pour reprendre haleine, dans la région aujourd’hui délaissée des rêves, et à s’asseoir en voyageur aux fêtes où le conviera l’imagination. […] A chaque instant, ses affections mélancoliques et chrétiennes nous la montrent en harmonie avec ces modestes poètes qui ont pris pour devise le mot d’André Chénier : Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. […] Son style alors s’amollira par degrés, et l’harmonie, dans les instants de repos, ne sera plus qu’un murmure. […] L’auteur n’échappe jamais à ce défaut ; déjà dans la belle ode où il fait parler Louis XVII, il s’était mis à chaque instant à la place de son personnage.
Nous voïons alors en un instant ce que les vers nous font seulement imaginer, et cela même en plusieurs instans. […] Le dessein qui représente l’élevation d’un palais, nous fait concevoir en un instant l’effet de sa masse. […] Le peintre qui fait un tableau du sacrifice d’Iphigenie, ne nous represente sur la toile qu’un instant de l’action. […] Un tableau ne represente même qu’un instant d’une scéne. […] Un peintre qui representeroit l’instant où l’on va plonger le fer sacré dans la gorge d’Iphigenie, n’auroit pas l’avantage d’exposer son tableau devant des spectateurs aussi-bien préparez, et remplis d’amitié, et d’une amitié récente pour cette princesse.
Ses conversations ne peuvent que préparer des instants et jamais les relier. « Il est l’image parfaite de l’inanité de posséder. » Cette cristallisation amoureuse dans le temps ne nous révèle-t-elle pas un parallélisme avec la cristallisation artistique ? […] L’amour parfait arrive à noyer les instants de la possession charnelle dans une telle constance et une telle habitude de possession générale qu’ils cessent presque d’être des instants privilégiés, et ne participent plus qu’à ce privilège général d’une vie nombreuse, élastique et tendue, qu’ils relient ces « conversations » tout autant que ces conversations les relient. […] Si l’amour était purement physique, il ne nous occuperait que peu d’instants. […] Camille Mauclair a montré que la cristallisation dans la durée consistait à relier ces instants pour les amalgamer à un tout vivant. […] Mais ces quelques instants ont aussi une valeur pour la société, puisqu’ils servent précisément à la perpétuer, et que la perpétuité sociale est embranchée sur cette discontinuité de l’acte sexuel.
. — Instants de ville (1898). […] Georges Pioch a voulu célébrer en ces Instants de ville ; ce sont, au contraire, les visions austères et tristes de la ville du peuple de l’ouvrier — et c’est avec des traits ordinairement exacts et souvent profonds que le poète évoque les aspects et les états des milieux ouvriers : tantôt c’est la rue, tandis que Le matin, morne et clair, sonne comme une enclume. […] Georges Pioch ne satisfait pas entièrement en son nouveau livre : Instants de ville, c’est qu’il n’a pas toujours évité avec assez de soin le fait divers, y joignît-il des considérations morales qui l’élèvent tout au plus au rang de chronique.
Le peintre n’a qu’un instant, et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions. Il y a seulement quelques circonstances où il n’est ni contre la vérité ni contre l’intérêt de rappeler l’instant qui n’est plus ou d’annoncer l’instant qui va suivre. […] Chaque action a plusieurs instants ; mais je l’ai dit et je le répète, l’artiste n’en a qu’un dont la durée est celle d’un coup d’œil. […] Je pardonne au poète, au peintre, au sculpteur, au philosophe même un instant de verve et de folie ; mais je ne veux pas qu’on trempe toujours là son pinceau, et qu’on pervertisse le but des arts. […] Le peintre de genre a sa scène sans cesse présente sous ses yeux ; le peintre d’histoire ou n’a jamais vu ou n’a vu qu’un instant la sienne.
Quelques instants après, Clara apprend qu’il va se marier. […] Quand Jacques apprend sa vraie situation, et que la force des choses la divulgue enfin, sa vie en est à peine un instant troublée. […] Jacques Vignot peut intéresser par la décision énergique qu’il met à franchir les obstacles, très surmontables d’ailleurs, de sa destinée, il ne saurait nous émouvoir, ni nous attendrir un instant. […] La pièce aurait dû écarter de l’honnête et touchante figure de Clara Vignot le soupçon de seconde faute et de captation qu’un pareil don suggère inévitablement, et que son fils lui-même partage un instant. […] Ce choc si violent et qui blesserait le public, s’il persistait un instant de plus, l’auteur a eu le tact de le détendre aussitôt par un incident heureusement trouvé.
Et puis ces deux instants sont également froids. […] par combien de beautés, les unes techniques, les autres d’invention et de détail ne faudra-t-il pas qu’il rachète le choix défavorable de l’instant [?] […] Halle a choisi l’instant défavorable dans sa prédication de St Vincent de Paule ; mais sa composition n’est pas sublime.
Comme un tableau ne répresente qu’un instant d’une action, un peintre né avec du genie, choisit l’instant que les autres n’ont pas encore saisi, ou s’il prend le même instant, il l’enrichit de circonstances tirées de son imagination, qui font paroître l’action un sujet neuf.
Nous ne vivons plus pour la joie de l’instant, mais pour nous « surmonter », pour désirer et causer notre propre « déclin », pour nous donner à l’avenir et à la création du surhomme. […] L’instant et l’éternité montent à sa tête, alcools puissants, et le grisent. […] Or ce qu’il a bu n’est pas du vin, mais je ne sais quelle essence formidable : de l’éternité condensée en instant. […] Nos désirs changeants créent à chaque instant en nous des « vérités » nouvelles, et nous nous gardons bien de les confronter avec leurs anciennes. […] Quand il nous rend ainsi « simultanés » pour un instant, notre premier mouvement est une révolte, non contre nous, mais contre lui.
— Cette cause, c’est le moi et ses facultés. « Il y a dans le monde interne, il y a dans l’objet complexe saisi à chaque instant par la conscience, deux éléments distincts : l’un qui est nous, l’autre qui n’est pas nous ; l’élément qui est nous est simple dans chaque moment, identique à lui-même dans tous les moments, tandis que l’élément qui n’est pas nous est multiple dans chaque cas et variable d’un moment à l’autre. » Ce second élément se compose de nos actions et de nos opérations. « Le moi ne se reconnaît pas dans les modifications inétendues et sans forme qu’il éprouve. » — « Le monde interne renferme donc une réalité simple et identique à elle-même, qui est nous, et qui subsiste et persiste par elle-même ; et, de plus, une phénoménalité multiple et changeante, qui dépend de la réalité d’où elle émane et qu’elle modifie77. » — J’entends : vous croyez au bâton d’ambre de M. de Biran78. […] Au premier instant il disait comme le vulgaire, que l’homme ayant mangé et ayant la faculté de digérer, digère ; au premier instant vous disiez, comme le vulgaire, que l’homme ayant senti et ayant la faculté d’apercevoir, aperçoit. Au second instant, ayant ouvert l’estomac, il remarquait que la digestion est une dissolution des aliments ; au second instant, décomposant la perception, vous avez remarqué que la perception est une hallucination vraie. Au dernier instant, ayant pratiqué des digestions artificielles, il a observé qu’elles sont une fermentation chimique des aliments imprégnés par le suc gastrique ; au dernier instant, ayant observé des hallucinations et des représentations choisies, vous avez conclu qu’elles sont les apparences fausses d’un fait inconnu que vous constatez et que vous cherchez à définir.
Ces travaux suspendent l’action de l’âme, dérobent le temps, ils font vivre sans souffrir ; l’existence est un bien dont on ne cesse pas de jouir ; mais l’instant qui succède au travail, rend plus doux le sentiment de la vie, et dans la succession de la fatigue et du repos, la peine morale trouve peu de place. […] Soit qu’on lise, soit qu’on écrive, l’esprit fait un travail qui lui donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue, et sans qu’aucune réflexion d’amour-propre, se mêle à cette jouissance, elle est réelle, comme le plaisir que trouve l’homme robuste dans l’exercice du corps proportionné à ses forces. […] Plusieurs écrivains se sont servis des raisonnements les plus intellectuels pour prouver le matérialisme ; mais l’instinct moral est contre cet effort, et celui qui attaque avec toutes les ressources de la pensée la spiritualité de l’âme, rencontre toujours quelques instants où ses succès même le font douter de ce qu’il affirme. […] Combien l’instruction lui paraîtrait froide et lente auprès de ces rêveries du cœur, qui, plongeant dans l’absorbation d’une pensée dominante, font de longues heures un même instant !