La philosophie exige de la force dans le caractère, l’étude, de la suite dans l’esprit ; mais malheur à ceux qui ne pourraient pas adopter la dernière consolation, ou plutôt la sublime jouissance qu’il reste encore à tous les caractères dans toutes les situations. […] La bienfaisance remplit le cœur comme l’étude occupe l’esprit ; le plaisir de sa propre perfectibilité s’y trouve également, l’indépendance des autres, le constant usage de ses facultés ; mais ce qu’il y a de sensible dans tout ce qui tient à l’âme, fait de l’exercice de la bonté une jouissance qui peut seule suppléer au vide que les passions laissent après elles ; elles ne peuvent se rabattre sur des objets d’un ordre inférieur, et l’abime que ces volcans ont creusé, ne saurait être comblé que par des sentiments actifs et doux qui transportent hors de vous-même l’objet de vos pensées, et vous apprennent à considérer votre vie sous le rapport de ce qu’elle vaut aux autres et non à soi ; c’est la ressource, la consolation la plus analogue aux caractères passionnés, qui conservent toujours quelques traces des mouvements qu’ils ont domptés. La bonté ne demande pas, comme l’ambition, un retour à ce qu’elle donne ; mais elle offre cependant aussi une manière d’étendre son existence et d’influer sur le sort de plusieurs ; la bonté ne fait pas, comme l’amour, du besoin d’être aimé son mobile et son espoir ; mais elle permet aussi de se livrer aux douces émotions du cœur, et de vivre ailleurs que dans sa propre destinée : enfin, tout ce qu’il y a de généreux dans les passions se trouve dans l’exercice de la bonté, et cet exercice, celui de la plus parfaite raison, est encore quelquefois l’ombre des illusions de l’esprit et du cœur. […] Jamais il ne voit un homme dans le malheur qu’il ne lui dise ce qu’il a besoin d’entendre, que son esprit, son âme ne découvrent la consolation directe, ou détournée, que cette situation rend nécessaire, la pensée qu’il faut faire naître en lui, celle qu’il faut écarter, sans avoir l’air d’y tâcher.
Quelques esprits acerbes ont violemment reproché à M. […] Que l’on songe aussi aux réformes introduites dans l’Éducation depuis vingt ans, à l’extension donnée dans les programmes à l’enseignement scientifique, à l’importance accordée principalement à l’étude des doctrines positivistes, et l’on comprendra ces dispositions d’esprit qui nous précipitent, pour la plupart, vers la réalité, l’exactitude, et le respect de la nature, sans, pour cela, négliger les qualités d’enthousiasme, d’héroïsme et de finesse dont la nature nous a si généreusement dotés. […] Les efforts de ces grands penseurs auront contribué à débarrasser les esprits des derniers vestiges de spiritualisme qui les encombraient. […] Tant de propositions qui devinrent, par la suite, du domaine populaire y avaient été préalablement agitées par les fins esprits du temps, et consignées dans les secrets rituels des Initiés, des Savants et des Mystagogues.
Et en effet, dans les dernières années de la restauration, l’esprit nouveau du dix-neuvième siècle avait pénétré tout, reformé tout, recommencé tout, histoire, poésie, philosophie, tout, excepté le théâtre. […] Les révolutions ont cela de bon qu’elles mûrissent vite, et à la fois, et de tous les côtés, tous les esprits. […] Il y a des esprits, et dans le nombre de fort élevés, qui disent que la poésie est morte, que l’art est impossible. […] Les hommes que les cheveux blancs avertissent et devant qui le temps s’abrège ont des œuvres à terminer, sortes de testament de leur esprit.
C’est l’ensemble des idées et des images, en quelque sorte la tournure d’esprit d’un auteur qui finissent par être assimilés : et c’est la combinaison de ces éléments digérés qui développe l’originalité personnelle. […] Nous répétons à satiété, dans le chapitre qu’on a si mal lu, que l’imitation consiste à « s’approprier pour le traduire autrement, ce qu’il y a de beau dans un auteur, les conceptions et les développements d’autrui, et à les mettre en oeuvre suivant ses qualités personnelles et sa tournure d’esprit », et que « l’imitation est une continuelle invention ». […] Ce classement doit s’imposer à tout esprit raisonnable. Il est certain, par exemple, que l’Histoire des Variations, les Provinciales ou l’Esprit des lois sont écrits, chacun dans leur genre, dans un admirable style abstrait, et qu’Atala ou Paul et Virginie sont visiblement écrits en style de couleur ou d’image.
Esprit essentiellement moderne, sensible, ouvert, trop ouvert, facile à tous les entraînements, depuis les dévergondages d’une générosité sans raison jusqu’à ce fait d’une défection qui n’a épouvanté ni son esprit ni sa conscience, le duc de Raguse a cru qu’en s’y prenant adroitement et de loin il ferait aisément illusion à un temps éclectique en toutes choses, qui aime à se payer de phrases, et pour qui le manque d’étendue est le fond de toute sévérité, fit que disons-nous ? […] la défection du duc de Raguse à Essonnes est le développement logique et dernier de tout ce qui constituait Marmont lui-même, de tout ce qui entrait dans ce métal mêlé, mais où les qualités ne surpassaient pas les vices, dans cette nature vaniteuse et jalouse, médiocre avec beaucoup d’esprit, et finalement corrompue. […] Du reste, même à part cet esprit pénétrant et éloquent qui l’anime, il n’est pas uniquement un chef-d’œuvre de discussion, de renseignement, de vue morale.
Il n’est ni assez profond, ni assez élevé, ni assez original, — cette cause d’isolement parmi les hommes, — pour dépayser cette moyenne des esprits et des âmes qui font les succès immédiats et travaillent à la gloire d’un homme comme les ouvriers des Gobelins à leur morceau de tapisserie, — sans voir ce qu’ils font. […] Il a ce don charmant, cette faculté ailée, aérienne, l’alouette de l’esprit, qui tournoie, babille, rit et s’envole, dans toute époque, à la portée de toutes les âmes, mais qui, dans la nôtre, vieille et ennuyée, est le besoin le plus vivement senti de tous les esprits. […] Necker et autres esprits supérieurs qui ont trouvé leurs lettres de grande naturalité dans leurs œuvres, mais il diffère infiniment de ses célèbres compatriotes, gens lourds, empâtés et gauches dans leur génie, quelque brillants qu’ils soient, et qui ont tous un peu de goitre quelque part, même Rousseau.
Ce fut son talent qui fit sa vie ; et cette vie toujours calme, aisée, honorée, et qui monta sans luttes et sans obstacles jusqu’à cette dignité de rang qui est la dernière caresse de la fortune à ceux qui pourraient s’en passer, puisqu’ils ne vivent que pour les jouissances de l’esprit, a plus d’un rapport avec l’existence d’un homme heureux aussi parmi les poètes, mais qui, à son déclin, sentit dans le fond de son cœur le souci cruel de la confiance trahie et sur son front la sueur de sang du travail forcé. […] « Un doux éclat de soleil couchant — nous dit-il plus loin, avec ce sentiment de poète qui sent la poésie dans les autres, — rayonne de l’âme de Hebel, pure et tranquille, et teint de rose toutes les hauteurs qu’il fait surgir. » Et Jean-Paul ajoute cette phrase mélodique et enchantée du ranz des vaches que son imagination pastorale jouait toujours : « Hebel embouche d’une main la trompe alpestre des aspirations et des joies juvéniles, tout en montrant, de l’autre, les reflets du couchant sur les hauts glaciers, et commence à prier quand la cloche du soir se met à sonner sur les montagnes. » De son côté, Goethe, ce grand critique, ce grand esprit lymphatique, ce Talleyrand littéraire qui fait illusion par la majesté de l’attitude sur la force de sa pensée, cet homme que l’on a cru un marbré parce qu’il en a la froideur, Goethe, ce blank dead, comme l’appelleraient les Anglais, ce système sans émotion et dont le talent fut à froid une combinaison perpétuelle, disait de cette voix glacée qui impose : « L’auteur des poésies allemaniques est en train de se conquérir une place sur le Parnasse allemand. […] De l’autre côté, il s’applique à la didactique morale et à l’allégorie, mais là aussi la personnification lui vient en aide, et, de même que tout à l’heure il trouvait un esprit pour ses corps, de même il trouve ici un corps pour ses esprits.
Mais cette imitation, qui est dans les usages de l’esprit humain, même quand on a du talent, est moins acceptable lorsqu’il s’agit de fantastique que quand il s’agit de toute autre espèce de littérature. […] Erckmann-Chatrian, qui se débat contre une prétention de son esprit ou contre une impression de son imagination fascinée, n’arrive point à dégager de ses facultés ce qui n’y est pas. […] Erckmann-Chatrian est même tellement l’homme de la réalité, qu’il touche au réalisme et qu’il pourrait y entrer… par la porte du cabaret qu’il aime… Mais c’est un réaliste que voilà averti maintenant et qui prendra garde ; car il ne nous produit pas l’effet d’avoir le parti pris de ceux-là qui se sont fait un système avec les objections naturelles de leur esprit. […] Comment un tel esprit, rond et éveillé, qui se tient entre deux vins (le nom d’un de ses contes joyeux), et qui ne boit ni d’éther comme Hoffmann, le grêle et le pointu, ni d’opium comme ce frénétique, sombre et froid d’Edgar Poe ; comment ce peintre de genre littéraire, attendri souvent malgré sa gaîté, et qui pleure au fond de son sourire, comme dans cette chose émouvante et charmante : Les Fiancés de Grinderwald ; comment ce moraliste, qui dans dix ans sera bonhomme, la qualité la plus enviable très certainement pour un conteur, a-t-il pu se croire ou voulu être un fantastique, c’est-à-dire le peintre du sinistre, du mystérieux, du morbide et de l’incompréhensible humain ?
En Espagne, vous trouverez Ferdinand-le-Catholique, qui chassa et vainquit les rois Maures, et trompa tous les rois chrétiens ; Charles-Quint, heureux et tout-puissant, politique par lui-même, grand par ses généraux, et cette foule de héros dans tous les genres qui servaient alors l’Espagne ; Christophe Colomb, qui lui créa un nouveau monde ; Fernand Cortez qui, avec cinq cents hommes, lui soumit un empire de six cents lieues ; Antoine de Lève qui, de simple soldat, parvint à être duc et prince, et plus que cela grand homme de guerre ; Pierre de Navarre, autre soldat de fortune, célèbre par ses talents, et parce que le premier il inventa les mines ; Gonzalve de Cordoue, surnommé le grand Capitaine, mais qui put compter plus de victoires que de vertus ; le fameux duc d’Albe, qui servit Charles-Quint à Pavie, à Tunis, en Allemagne, gagna contre les protestants la bataille de Mulberg, conquit le Portugal sous Philippe II, mais qui se déshonora dans les Pays-Bas, par les dix-huit mille hommes qu’il se vantait d’avoir fait passer par la main du bourreau ; enfin, le jeune marquis Pescaire, aimable et brillant, qui contribua au gain de plusieurs batailles, fut à la fois capitaine et homme de lettres, épousa une femme célèbre par son esprit comme par sa beauté, et mourut à trente-deux ans d’une maladie très courte, peu de temps après que Charles-Quint eut été instruit que le pape lui avait proposé de se faire roi de Naples. […] Partout les intérêts religieux se mêlaient aux intérêts politiques et les crimes aux grandes actions ; tel était l’esprit de ce temps ; et parmi ces dangers, ces espérances, ces craintes, il dut naître une foule d’âmes extraordinaires dans tous les rangs, qui se développèrent, pour ainsi dire, avec leur siècle, et qui en reçurent le mouvement, ou qui donnèrent le leur. […] Enfin, pour connaître l’esprit de ce temps-là, il ne sera pas inutile d’observer que Paul Jove loue avec transport ce Pic de La Mirandole, l’homme de l’Europe, et peut-être du monde, qui à son âge eût entassé dans sa tête le plus de mots et le moins d’idées ; qu’il n’ose point blâmer ouvertement ce Jérôme Savonarole, enthousiaste et fourbe, qui déclamant en chaire contre les Médicis, faisait des prophéties et des cabales, et voulait, dans Florence, jouer à la fois le rôle de Brutus et d’un homme inspiré ; qu’enfin il loue Machiavel de très bonne foi, et ne pense pas même à s’étonner de ses principes : car le machiavélisme qui n’existe plus sans doute, et qu’une politique éclairée et sage a dû bannir pour jamais, né dans ces siècles orageux, du choc de mille intérêts et de l’excès de toutes les ambitions joint à la faiblesse de chaque pouvoir, fait uniquement pour des âmes qui suppléaient à la force par la ruse, et aux talents par les crimes, était, pendant quelque temps, devenu en Europe la maladie des meilleurs esprits, à peu près comme certaines pestes qui, nées dans un climat, ont fait le tour du monde, et n’ont disparu qu’après avoir ravagé le globe.
Il analyse ainsi lui-même dans une de ses lettres l’inquiétude d’esprit qui le portait à revoir les lieux témoins de ses beaux jours et de ses regrets. […] » On se souvient qu’Innocent VI le croyait un peu en commerce avec les esprits suspects. […] Nous préférons ses sonnets, parce qu’ils sont plutôt une explosion de son cœur qu’une méditation de son esprit. […] Je sais déjà qu’il a de l’esprit ; mais à quoi sert l’esprit sans le travail ? […] L’amitié en ce temps était une passion entre les esprits capables de se comprendre : on mourait de regret comme on meurt aujourd’hui d’envie.
La Révolution, qui parcourt en quelques années avec une rapidité vertigineuse le chemin que les esprits ont parcouru en un siècle, suit la marche que les idées ont suivie. […] La vérité est qu’il a fait peser sur les esprits un joug intolérable. […] Il ne fallut pas moins de cent ans après la Renaissance pour que l’esprit français se coulât sans effort dans le moule classique et sût dégager son originalité de la servile imitation des anciens. […] Autant que la langue, la littérature porte les traces de l’expansion, de l’esprit démocratique. […] Est-il nécessaire de répéter que l’infiltration de l’esprit démocratique dans la littérature n’a pas été pour elle tout profit ?