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1309. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. de Rémusat (passé et présent, mélanges) »

Qu’il nous soit permis d’apporter ici, à l’appui de notre opinion, un exemple que nous ne saurions nous empêcher de trouver fort remarquable ; c’est le petit écrit qu’a inspiré à un jeune homme la lecture de l’ouvrage de Mme de Staël ; sans doute les semences que contient cet ouvrage trouveront rarement une terre aussi promptement, aussi richement féconde. […] Et repoussant les évocations du passé qui défigurent le présent et qui empêchent de le reconnaître dans ce qu’il a d’essentiel et de nouveau, il signalait cet autre genre d’illusion tournée vers l’avenir, et qui consiste à rêver toujours au-delà, à chercher plus loin vaguement ce que déjà l’on possède si l’on sait bien en user : « Est-il donc si difficile, concluait-il, de voir ce qui est, et de sentir qu’il n’y a plus lieu d’appréhender des événements qui sont aujourd’hui consommés, ni de désirer des résultats qui maintenant sont obtenus ?  […] On rencontre surtout au premier rang et l’on ne peut s’empêcher d’aimer un certain Manegold, un charmant et vaillant écolier, qui par gageure, au sortir d’une nuit passée à la taverne, est le premier à entrer dans la classe en criant : En avant et du nouveau !

1310. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre IV. Addison. »

Au contraire, le souci de toute femme honnête et sage doit être d’empêcher que son enjouement ne dégénère en légèreté912. » Vous voyez déjà dans ces reproches le portrait de la ménagère sensée, de l’honnête épouse anglaise, sédentaire et grave, tout occupée de son mari et de ses enfants. […] Regardez-le établir une maxime, par exemple nous recommander la constance ; ses motifs sont de toute sorte et pêle-mêle : d’abord l’inconstance nous expose aux mépris ; ensuite elle nous met dans une inquiétude perpétuelle ; en outre, elle nous empêche le plus souvent d’atteindre notre but ; d’ailleurs elle est le grand trait de la condition humaine et mortelle : enfin elle est ce qu’il y a de plus contraire à la nature immuable de Dieu qui doit être notre modèle. […] Elles plairont plus à un anglican qu’à un catholique ; mais je crois qu’un catholique lui-même ne pourra s’empêcher de reconnaître l’abondance et la vivacité de la fiction.

1311. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1875 » pp. 172-248

Onze jours, j’ai vécu sans fermer l’œil, et toujours me remuant et toujours parlant, avec la conscience toutefois que je déraisonnais, mais ne pouvant m’en empêcher. […] En cette ruine qui me menace, il ne faut m’attacher qu’aux observations qu’elle va me procurer sur les avoués, sur les huissiers, sur le monde de la loi, et les malheurs qui n’empêchent pas absolument de manger ne doivent être considérés par moi, que comme des auxiliaires de la littérature. […] Les médecins avaient défendu tout contact entre les deux chairs amoureuses, et dans un même lit, une glace sans tain séparait les deux amants, sans les empêcher de se voir.

1312. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre cinquième. Le réalisme. — Le trivialisme et les moyens d’y échapper. »

Renan, ne nous empêchera point d’admirer simultanément le poète du Jésus-Ariel et celui de la tragique et grossière famille des Maheu. […] Si le faux doit être exclu de l’art, c’est, entre autres raisons, parce qu’il nous est antipathique et nous empêche de vibrer fortement sous l’influence des émotions que l’artiste veut nous donner ; l’invraisemblable nous rend plus ou moins insensibles. […] Il s’agit de rendre de la fraîcheur à des sensations fanées, de trouver du nouveau dans ce qui est vieux comme la vie de tous les jours, de faire sortir l’imprévu de l’habituel ; et pour cela le seul vrai moyen est d’approfondir le réel, d’aller par-delà les surfaces auxquelles s’arrêtent d’habitude nos regards, de soulever ou de percer le voile formé par la trame confuse de toutes nos associations quotidiennes, qui nous empêche de voir les objets tels qu’ils sont.

1313. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre sixième. Le roman psychologique et sociologique. »

C’est d’abord l’évasion de Carmen suivie de l’emprisonnement du dragon : « Dans la prison, je ne pouvais m’empêcher de penser à elle… Ses bas de soie tout troués qu’elle me faisait voir tout entiers en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux… Et puis, malgré moi, je sentais la fleur de cassie qu’elle m’avait jetée, et qui, sèche, gardait toujours sa bonne odeur. » C’est la dégradation, c’est la faction humiliante comme simple soldat, à la porte du colonel, un jour où précisément Carmen vient danser dans le patio : « Parfois j’apercevais sa tête à travers la grille quand elle sautait avec son tambour. » C’est la journée folle chez Lillas Pastia. […] D’un bout à l’autre, Yann nous demeure mystérieux, mystérieux comme la mer qui a emporté nombre des siens, qui le le prendra à son tour, qui l’empêche l’empêche, le jour de son mariage, de venir s’agenouiller petite chapelle chère aux pêcheurs.

1314. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XI : Distribution géographique »

Mais le fait suivant a plus d’importance encore : le jabot des oiseaux ne sécrète point de suc gastrique, et l’expérience m’a prouvé que le séjour que des graines peuvent y faire ne les empêche nullement de germer ; on sait de plus, très positivement, que lorsqu’un oiseau a trouvé une grande quantité de nourriture et l’a ingurgitée, toutes les graines ne passent pas dans le gésier avant douze ou même dix-huit heures. […] Une fois ceci admis, il est difficile de s’empêcher de croire que pendant toute cette période la température du monde entier a été partout à la fois plus froide qu’elle n’est aujourd’hui. […] La nature volcanique de ces îlots n’empêche point qu’ils puissent avoir autrefois formé les sommets de continents aujourd’hui complétement et profondément submergés ; il ne faut qu’admettre un affaissement plus considérable de l’aire qu’ils occupent.

1315. (1902) Les poètes et leur poète. L’Ermitage pp. 81-146

Hugo universel et magnanime n’empêche pas que j’admire toujours à ses côtés et que j’aime autant que lui, selon la nuance des heures et tour à tour : Vigny, Baudelaire, Leconte de Lisle, Banville, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Laforgue, Mikhaël, Samain… Pouvez-vous imaginer un composé singulière ! […] Que s’il faut cependant livrer le secret de nos propres goûts poétiques en marquant à quels poètes nous devons nos émotions les plus profondes, — j’entends celles qui nous révèlent tout entiers à nous-mêmes — je mettrai pour ma part, en première ligne : Lamartine et Vigny ; Lamartine qui « ne sut que son âme » mais qui l’eut si riche et si humaine ; Vigny, le seul poète peut-être qui ait pu donner aux songes de l’homme je ne sais quelle grandeur cosmique, quel retentissement infini… Et cela ne m’empêche point d’admirer autant que personne la magnificence d’Hugo ; mais c’est déjà un autre sentiment. […] Et les voilà empêchés d’élire M. 

1316. (1880) Goethe et Diderot « Gœthe »

Genre de sauce, bien allemande, celle-là, qui n’empêcha pas le public d’avaler le poisson… Le succès fut prodigieux partout, mais particulièrement en Allemagne, où les livres ont une énorme influence et s’impriment aisément sur ces têtes de papier. […] C’était Gœthe, avec ses insupportables prétentions à la simplicité et à la nature, avec son pédantisme de moralité sensible, avec sa vanité souffrante de petit bourgeois qui n’était pas encore monsieur le Conseiller de Gœthe et son amour crédule et puéril des petits détails de la vie qui auraient dû empêcher l’homme, ainsi décrit, de se jamais tuer. […] C’est cette absence d’âme, bonne pour la vie, mais un peu moins bonne pour le talent, qui probablement l’empêcha d’être coloré, dans ses livres, d’une couleur à lui, broyée sur une palette à lui.

1317. (1913) Les livres du Temps. Première série pp. -406

En fait, rien n’eût empêché Chateaubriand de se contenter d’écrire : il aurait très bien pu n’avoir point la fantaisie d’être un homme d’État. […] Jules Lemaître révoque constamment en doute les récits de René : « Je ne puis m’empêcher de croire qu’il a triché… Tout cela, à ce qu’il raconte… », etc. […] Gabriel d’Annunzio y cultive avec succès la grâce et la fraîcheur des églogues, et un certain alexandrinisme n’empêche point ici la spontanéité. […] L’indifférence empêche au moins de dire des sottises ; et c’est un grand bienfait. […] Logiquement, rien ne vous empêchera de reconnaître l’étendue de son érudition et l’excellence de sa méthode.

1318. (1882) Hommes et dieux. Études d’histoire et de littérature

« Les arbres, dit un proverbe, empêchent de voir la forêt. » Souvent aussi la forêt empêche de voir l’arbre, et le jardin d’apprécier la fleur. […] Elle voulut plusieurs fois se jeter à ses pieds et lui baiser la main, mais il l’en empêchait toujours, et la saluait à la manière du pays en lut serrant les bras avec ses deux mains. […] Aux cris qu’elle faisoit, la reyne, qui l’aimoit, ne put s’empêcher de la plaindre tout doucement, et elle revint se mettre au lit bien triste26 . » — Le lendemain, le roi se leva soucieux et maussade. […] L’idée lui vint que la comtesse de Soissons, alors à Madrid, lui avait jeté un sort pour l’empêcher d’avoir des enfants. […] Il était le seul lien de tant de royaumes, la seule fiction qui empêchât cet immense empire de se désagréger et de se dissoudre.

1319. (1887) Études littéraires : dix-neuvième siècle

— Remarquez que rien ne les empêche de rester comme au-dessous de la nouvelle croyance (et en effet ils y sont restés), et que même ils la peuvent soutenir. […] Cela n’empêche point d’être tendre ; cela se concilie très bien avec les effusions brûlantes de René, les caresses d’accent troublantes de la correspondance intime. […] Cela empêche, non point la pensée d’être forte, mais l’art d’être persévérant. […] Le pessimisme est une maladie morale qui n’empêche aucunement d’avoir du génie, et qui même peut être la moitié du génie, à la condition qu’on ait l’autre. […] On pourrait même dire qu’insuffisant en toute chose, il est nécessaire en toute chose, même dans le génie, qu’il empêche de déraisonner.

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