Michelet réduirait l’un des plus grands hommes de l’Histoire de France, et celui-là précisément dont la vie fut le plus navrée, car la toute-puissance n’en cache qu’aux vues faibles les humiliations, les dévouements et les douleurs ! […] Dans la perspective de l’histoire, qui est parfois une fausse optique, Richelieu nous paraît si fort, si impérieux, si au-dessus des autres âmes, qu’on incline peu à supposer que la douleur soit jamais montée sur cette cime, ou bien qu’elle ait pu l’abaisser. […] Michelet, fut la proie de toutes les douleurs qui peuvent dévorer une grande âme. […] Michelet lui a consacrée, si on peut appeler de l’histoire toutes ces inconséquences bouffies et bouffonnes, on suit la trace de cette douleur, quoique l’historien la rapetisse et qu’il en parle avec un geste et un accent à la Callot !
J’eus cinq frères du côté de mon père ; tous les mangea Renart le larron : ce fut grand perte et grand douleur. […] Que fera désormais votre sœur malheureuse, qui vous regarde avec grande douleur ?
Il est opiniâtre, il est douloureux ; outre les douleurs du mal, vous avez celles des remèdes. Mais la douleur n’est pas ce qui vous fait le plus de peine ; vous êtes courageuse et dure contre vous-même pour souffrir patiemment ; mais Dieu vous a prise par un autre endroit plus sensible, qui est votre faible, il attaque votre délicatesse et votre propreté.
Ainsi dès l’entrée de L’Enfer (chant III) : Per me si va nelta città dolente ; Per me si va nell’eterno dolore ; Per me si va tra la perduta gente… « Toute oreille, a dit à ce sujet M. de Chateaubriand, sera frappée de la cadence monotone de ces rimes redoublées où semble retentir et expirer cet éternel cri de douleur qui remonte du fond de l’abîme. […] Mesnard a traduit : « Par moi l’on entre dans la cité des douleurs ; par moi, dans la plainte éternelle ; par moi, au milieu des races perdues. » Le si va a disparu ; le tintement du glas est abrégé ; l’écrivain français a craint d’être trop monotone. — On m’assure que M.
Halévy, dans une de ses Notices et sous le couvert d’un autre nom d’artiste, a laissé échapper quelque chose de sa douleur personnelle et de son secret : « Il y a, dit-il à propos de l’organiste Frohberger, il y a des artistes d’un caractère heureux, pour qui le souvenir des succès d’autrefois est si plein de douceur, qu’ils ne s’en séparent jamais, et qu’ils trouvent dans ce souvenir, quelque ancien qu’il soit, du bonheur pour toute leur vie. […] D’autres, au contraire, ne peuvent penser sans une douleur poignante à ces succès auxquels ils ont survécu, et qui chaque jour s’enfoncent plus profondément dans l’oubli.
Oui, j’avais cru sentir dans des songes confus S’évanouir mon âme et défaillir ma vie ; La cruelle douleur, par degrés assoupie, Paraissait s’éloigner de mes sens suspendus, Et de ma pénible agonie Les tourments jusqu’à moi déjà n’arrivaient plus Que comme dans la nuit parvient à notre oreille Le murmure mourant de quelques sons lointains Ou comme ces fantômes vains Qu’un mélange indécis de sommeil et de veille Figure vaguement à nos yeux incertains. […] argente à peine Un front où la douleur a gravé le passé.
La douleur est superstitieuse ; l’âme, en ses moments extrêmes, a de singuliers retours ; elle semble, avant de quitter cette vie, s’y rattacher à plaisir par les fils les plus déliés et les plus fragiles. […] Chez Euripide, le vieillard a vu Agamemnon dans tout le désordre d’une nuit de douleur ; il l’a vu allumer un flambeau, écrire une lettre et l’effacer, y imprimer le cachet et le rompre, jeter à terre ses tablettes et verser un torrent de larmes.
» Ne plus voir les autres hommes, ses frères en douleurs, voilà ce qui afflige surtout le mourant. […] Le poëte a beau se démener, se commander l’enthousiasme, se provoquer au délire, il en est pour ses frais, et l’on rit de l’entendre, à la mort du prince de Conti, s’écrier dans le pindarisme de ses regrets : Peuples, dont la douleur aux larmes obstinée, De ce prince chéri déplore le trépas, Approchez, et voyez quelle est la destinée Des grandeurs d’ici-bas.
Prenons la sensation du jaune d’or, d’un son comme ut, celle que donnent les émanations d’un lis, la saveur du sucre, la douleur d’une coupure, celle du chatouillement, de la chaleur, du froid. […] Nous n’aurons encore que du mouvement, et un mouvement, quel qu’il soit, rotatoire, ondulatoire, ou tout autre, ne ressemble en rien à la sensation de l’amer, du jaune, du froid ou de la douleur.
C’est peut-être parce que Verlaine avait souffert réellement, qu’il intéressa moins : l’imagination des gens ordonnés et aisés, qui ont le moyen de s’installer en une loge d’Opéra-Comique ou une baignoire de Comédie-Française pour voir grelotter des poètes pauvres, se satisfait beaucoup plus de ces douleurs théâtrales que de la peu intéressante vérité des iniquités de la vraie vie. […] Et surtout nous verrons l’artiste se séparer définitivement du sentimentalisme, de son désordre, de son afféterie, de sa déclamatoire déchéance morale, être silencieux sur sa propre vie et sur sa douleur.
Dans son Œdipe chez Admète, où il confond deux actions distinctes, deux tragédies, celle d’Alceste voulant mourir pour son époux, et celle d’Œdipe expirant entre les bras d’Antigone, Ducis a plus que des mots ; il a, au troisième acte et au cinquième, des tirades pathétiques, une touche large, comme lorsque Œdipe, s’adressant aux dieux, les remercie, jusque dans son abîme de calamités, de lui avoir laissé un cœur pur : C’est un de vos bienfaits que, né pour la douleur, Je n’aie au moins jamais profané mon malheur… On s’explique aussi très bien le succès de son Othello, représenté pour la première fois en 1792, et parlant comme un soldat parvenu qui sert avec désintéressement la République et n’a rien à envier aux grands : Ils n’ont pas, tous ces grands, manqué d’intelligence, En consacrant entre eux les droits de la naissance : Comme ils sont tout par elle, elle est tout à leurs yeux. […] il n’y a point de fruit qui n’ait son ver, point de fleur qui n’ait sa chenille, point de plaisir qui n’ait sa douleur : notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé.