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492. (1739) Vie de Molière

Ses ouvrages, où il se trouve quelques vraies beautés avec trop de faux brillants, étaient les seuls modèles ; et presque tous ceux qui se piquaient d’esprit n’imitaient que ses défauts. […] Quiconque lit, doit sentir ces beautés, lesquelles même, toutes grandes qu’elles sont, ne seraient rien sans le style. […] Ces gentillesses frivoles servent à faire goûter les beautés sérieuses. […] Il y a ajouté réellement quelques beautés de dialogue particulières à sa nation, et sa pièce a eu près de trente représentations, succès très rare à Londres, où les pièces qui ont le plus de cours, ne sont jouées tout au plus que quinze fois. […] Psyché n’est pas une excellente pièce, et les derniers actes en sont très languissants ; mais la beauté du sujet, les ornements dont elle fut embellie, et la dépense royale qu’on fit pour ce spectacle, firent pardonner ses défauts.

493. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Daphnis et Chloé. Traduction d’Amyot et de courier »

Un peu après, l’amour vient à Daphnis lui-même d’avoir reçu de Chloé un baiser pour prix de la victoire, dans une dispute qu’il a avec un bouvier rival, qui contestait de beauté avec lui. […] Burthe, dans la scène du bain de Daphnis, a plutôt été préoccupé de la beauté sculpturale et de cette pureté de la ligne si recommandée dans son école. […] Tout cela est de la plus grande beauté… » J’abrège encore ; le noble vieillard resté Grec, et redevenu enfant, se complaisait évidemment, une dernière fois, à se reposer par l’imagination sur des cadres heureux et des fronts ingénus, doués de la seule pureté naturelle. […] Goethe y voit encore et surtout le paysage, la beauté des lignes environnantes, les contours : j’y vois pourtant d’autres choses moins belles ; j’ai Gnathon qui me dégoûte ; j’ai surtout ces parents qui remplissent le quatrième livre tout entier, ces parents honorables, réputés honnêtes gens dans leur cité, qui ont cependant exposé leurs enfants de gaîté de cœur, les uns parce qu’ils en avaient déjà assez (ils en conviennent) et qu’ils estimaient leur famille assez nombreuse, un autre parce que, disait-il, il était alors sans fortune ; ils les ont exposés, celui-ci comptant sur un passant plus humain que lui, les autres n’y comptant même pas ; ces infanticides qui, s’ils ne sont plus à la carthaginoise et sanglants, sont anodins et à la grecque, m’indignent, m’affligent du moins, m’avertissent que j’ai affaire, malgré toutes les Nymphes et toutes les Grâces, à un niveau de civilisation inférieure et dure.

494. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Octave Feuillet »

Ce sont les deux beautés en contraste, en attendant qu’elles soient en guerre : la beauté idéale, spirituelle, psychique, et la beauté réelle, terrestre, un peu matérielle. […] Et puis tout à côté, dans ce rôle de Clotilde, la beauté matérielle qu’on rabaisse et qu’on sacrifie, pourquoi ne pas rester fidèle du moins à la donnée première ?

495. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc »

Viollet-Le-Duc s’avance jusqu’à penser que l’édifice romain, en général, n’aurait guère plus de beauté, ne ferait guère plus d’effet, si on le suppose complètement restauré, et qu’il gagne plutôt peut-être à la ruine, puisque c’est par là encore que s’atteste le mieux son double caractère dominant, solidité et grandeur ; mais il maintient que ce serait le contraire pour les Grecs qui, eux, tenaient si grand compte dans tout ce qu’ils édifiaient des circonstances environnantes et des accessoires : « Le Romain est peu sensible au contour, à la forme apparente de l’œuvre d’art : ses monuments composent souvent une silhouette peu attrayante ; il faut se figurer la masse restaurée des grands monuments qui appartiennent à son génie pour reconnaître que, la dimension mise de côté, cette masse devait former des lignes, des contours qui sont bien éloignés de l’élégance grecque. […] C’est en parlant du Parthénon et des autres monuments de cette date, que Plutarque dans sa Vie de Périclès nous dit : « Pendant que ces ouvrages s’élevaient fiers de grandeur autant qu’inimitables par la beauté et la grâce, les artistes s’efforçant à l’envi de surpasser leur création par la délicatesse du détail, ce qu’il y avait de plus admirable encore, c’était la rapidité. […] Et pourtant on dit que comme Agatharcus le peintre était tout fier de ce qu’il faisait des animaux très vite et facilement, Zeuxis, qui l’entendait se vanter, lui dit : « Mais moi, c’est avec bien du temps que j’en viens à bout. » Car la facilité dans le faire et la promptitude ne donnent pas à l’œuvre un poids stable ni la perfection de la beauté : au contraire, le temps qu’on emprunte d’avance pour la création se retrouvera ensuite en force et en santé dans l’œuvre produite. Et c’est aussi ce qui rend plus merveilleux de voir que les ouvrages de Périclès aient été faits pour un si long temps et si vite : car, en ce qui est de la beauté, chacun était dès lors et tout d’abord comme antique, et, pour la fleur, aujourd’hui encore ils sont aussi frais et paraissent aussi jeunes que jamais : tellement il y fleurit je ne sais quel éclat de nouveauté qui en préserve la vue des atteintes du temps, ces ouvrages ayant en eux-mêmes un souffle d’éternelle fraîcheur et une âme secrète qui ne vieillit pas !

496. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre X. De la littérature italienne et espagnole » pp. 228-255

Mais le merveilleux arabe attache davantage la curiosité ; l’un semble le rêve de l’effroi, l’autre la comparaison heureuse de l’ordre moral avec l’ordre physique Les Espagnols devaient avoir une littérature plus remarquable que celle des Italiens ; ils devaient réunir l’imagination du Nord et celle du Midi, la grandeur chevaleresque et la grandeur orientale, l’esprit militaire que des guerres continuelles avaient exalté, et la poésie qu’inspire la beauté du sol et du climat. […] Il y a dans le poëme du Camoens, dont l’esprit est le même que celui des ouvrages écrits en espagnol, une fiction d’une rare beauté, l’apparition du fantôme qui défend l’entrée de la mer des Indes. […] Les beautés qui immortalisent les poètes italiens appartiennent à la langue, au climat, à l’imagination, à des circonstances de tout genre qui ne peuvent se transporter ailleurs, tandis que leurs défauts sont très contagieux. […] Métastase cependant a su faire de ses opéra presque des tragédies, et quoiqu’il fût astreint à toutes les difficultés qu’impose l’obligation de se soumettre à la musique, il a su conserver de grandes beautés de style et des situations vraiment dramatiques.

497. (1899) Le préjugé de la vie de bohème (article de la Revue des Revues) pp. 459-469

Cette fin lamentable des gens qui les mystifiaient ou les exaspéraient en leur parlant d’idéal, de dons inaccessibles, de vocation et de beauté intangible à leurs intelligences bornées, cette fin leur donne raison dans toute leur conception de la vie. […] C’est l’âme qui transparaît, et qui à tous, riches ou pauvres, issus du peuple et formés par eux-mêmes ou élevés selon les cérémonials suprêmes, dicte et inspire une beauté saisissante et imprévisible. […] Un divorce, un adultère d’artistes inspirent à cette caste une joie haineuse que les intellectuels ne soupçonnent pas : c’est l’objet des commentaires méprisants ou fielleux de mainte bourgeoise et de maint rentier enrageant de leur obscurité, conscients de leur nullité morale, et ravis de se retrancher derrière les principes honnêtes et la légalité pour se venger de la beauté, de la gloire et de l’indépendance représentées par les artistes. […] En tous cas ils eussent dû depuis longtemps battre les mondains et les gens « de bon sens » sur leur propre terrain en se montrant plus corrects, plus élégants et plus rangés qu’eux-mêmes, en leur donnant là encore une leçon de beauté, en les contraignant à l’admiration ; et s’ils s’étaient voulu permettre une singularité, analogue aux tenues de Schaunard, et peut-être inhérente à la puérilité secrète qui semble compenser chez certains la gravité exceptionnelle de l’âme, elle eût dû être tellement raffinée, rare, étudiée par un dandysme précautionneux, que son impeccabilité fût supérieure à toute attaque, comme la toilette d’une femme luxueuse qui décide un soir de ne pas suivre la mode.

498. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Le génie d’invention, la beauté des détails, la grandeur et la bizarrerie des conceptions lui ont mérité, je ne dis pas la première ou la seconde place entre Homère et Milton, Tasse et Virgile, mais une place à part. […] Mais il est temps de nous occuper du poëme de l’Enfer en particulier, de son coloris, de ses beautés et de ses défauts. […] Enfin, du mélange de ses beautés et de ses défauts, il résulte un poëme qui ne ressemble à rien de ce qu’on a vu, et qui laisse dans l’âme une impression durable. […] J’ai donc pensé qu’elles devraient servir également à la gloire du poëte qu’on traduit, et au progrès de la langue dans laquelle on traduit ; et ce n’est pourtant point là qu’il faut lire un poëte, car les traductions éclairent les défauts et éteignent les beautés ; mais on peut assurer qu’elles perfectionnent le langage.

499. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Marie Stuart, par M. Mignet. (2 vol. in-8º. — Paulin, 1851.) » pp. 409-426

Mais à dix-neuf ans et au moment de son départ de France, la jeune veuve avait tout son éclat de beauté, n’était une certaine vivacité de teint qu’elle perdit à la mort de son premier mari et qui fit place à plus de blancheur. […] Plus aimable qu’habile, très ardente et nullement circonspecte, elle y revenait avec une grâce déplacée, une beauté dangereuse, une intelligence vive mais mobile, une âme généreuse mais emportée, le goût des arts, l’amour des aventures, toutes les passions d’une femme, jointes à l’extrême liberté d’une veuve. Enfin, pour compliquer le péril de cette situation précaire, elle avait pour voisine en Angleterre une reine rivale, Élisabeth, qu’elle avait offensée d’abord en revendiquant son titre, qu’elle n’offensait pas moins par une supériorité féminine et bruyante de beauté et de grâce, une reine capable, énergique, rigide et dissimulée, représentant l’opinion religieuse contraire, et entourée de conseillers habiles, constants et pleins de suite, compromis dans la même cause. […] La beauté et la grandeur de ce rôle étaient faites pour saisir l’âme tendre et naturellement croyante de Marie Stuart.

500. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « J. K. Huysmans » pp. 186-212

De même que les stratégistes et les joueurs d’échecs supérieurs dédaignent les rencontres réelles où l’imprévu altère la beauté des calculs et satisfont leurs aptitudes logiques, par la solution de problèmes factices, M.  […] Toutes les réalités y deviennent légères et flatteuses, depuis le vermeil expirant des cuillères, à thé, jusqu’à la coupe bénigne de la coiffe de la domestique, depuis la splendeur assourdie des ameublements, les gaufrages des tentures, le mystérieux rayonnement des tableaux, à cette bibliothèque enfermant sous la beauté des reliures d’inestimables livres à l’exquisité des liqueurs bues, des parfums inhalés, des pensées évoquées et contemplées. […] Huysmans tire les dernières beautés de son style, qui se trouve joindre ainsi le délicat au populaire. […] Il s’enrichit et s’affermit au contact de la réalité, se colore, s’infléchit et s’agite, pour rendre l’infinie complexité de délicates visions, s’irrite et s’énerve devant certains spectacles détestés, se subtilise, s’adoucit et s’enrichit encore, devient opulent et onctueux pour rendre la grâce resplendissante d’une certaine beauté supérieure, extraite et sublimée.

501. (1912) L’art de lire « Chapitre IV. Les pièces de théâtre »

Sans pousser cette sollicitude jusqu’à une sorte de manie, il ne faut jamais oublier, en effet, que le théâtre antique est sculptural, que les personnages y forment des groupes harmonieux faits pour satisfaire les yeux amoureux de la beauté des lignes autant que l’esprit amoureux de la beauté des pensées ; que les Grecs ne cessent jamais d’être artistes et qu’il faut nous faire artistes nous-mêmes pour goûter leur théâtre, sinon autant qu’ils le goûtaient, du moins de la manière, d’une des manières, et importante, dont ils le goûtaient. […] Auguste, Maxime et Cinna forment un groupe ; le roi, Don Diègue et Chimène forment un groupe ; le vieil Horace intervenant (II, 7) entre Horace, Curiace, Sabine et Camille pour dire : « Qu’est ceci, mes enfants, écoutez tous vos flammes » forme un groupe et d’une très grande beauté. […] On sait assez qu’Orgon, — et c’est une des grandes beautés de l’ouvrage — a deux caractères, selon, pour ainsi dire, qu’il est tourné du côté de Tartuffe ou tourné du côté de sa famille, autoritaire dans sa maison, docile au dernier degré devant « le pauvre homme ».

502. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Gustave Droz » pp. 189-211

Ce qu’il voit dans l’enfant, ce n’est pas son âme, c’est surtout sa beauté ; et quand ce n’est pas sa beauté, c’est sa chair. […] Il est noble de beauté fière. […] On la sent de reste dans le livre de Gustave Droz, et cette ironie, qui n’est qu’une condamnation implicite, peut avoir la sévère beauté d’en être une explicite demain !

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