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151. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre deuxième. Les mœurs et les caractères. — Chapitre II. La vie de salon. »

En Italie, sous de petits princes despotes et la plupart étrangers, le danger continu et la défiance héréditaire, après avoir lié les langues, tournent les cœurs vers les jouissances intimes de l’amour ou vers les jouissances muettes des beaux-arts. […] Il y a chez le roi cinquante-quatre chevaux pour le grand écuyer ; il y en a trente-huit pour Mme de Brionne qui gère une charge d’écurie pendant la minorité de son fils ; il y a deux cent quinze palefreniers d’attribution et à peu près autant de chevaux entretenus aux frais du roi pour diverses autres personnes toutes étrangères au département230. […] Chacun a sa maison, ou tout au moins son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions, sa société distincte, et, comme la représentation entraîne la cérémonie, ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le pied d’étrangers polis. […] Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare sans se haïr, et l’on retire au moins du faible goût qu’on s’est inspiré l’avantage d’être toujours prêts à s’obliger249. » — D’ailleurs les apparences sont gardées ; un étranger non averti n’y démêlerait rien de suspect. « Il faut, dit Horace Walpole250, une curiosité extrême ou une très grande habitude pour découvrir ici la moindre liaison entre les deux sexes. […] Horace Walpole, Letters (25 janvier 1766). — Le duc de Brissac, à Louveciennes, amant de Mme du Barry, et passionnément épris, n’avilit devant elle que l’attitude d’un étranger poli.

152. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIIIe entretien. Littérature politique. Machiavel (2e partie) » pp. 321-414

À la voix d’un ministre piémontais, ce congrès de 1856, contre tous les principes de droit public et international, s’arrogea illégalement un droit d’intervention arbitraire et permanent dans le régime intérieur des souverainetés étrangères. […] Venise, après avoir tyrannisé ses propres citoyens, subit la tyrannie de l’étranger ; restée autrichienne pendant quelques années, elle redevint un proconsulat de la France sous le gouvernement militaire français, comme si Bonaparte, devenu Napoléon, eût dédaigné de la gouverner par lui-même. […] Gênes s’agite longtemps sous ce sceptre étranger et ne rentre dans son repos que sous le canon des Piémontais. […] Le traité sommaire de Villafranca promettait sur le champ de bataille de laisser l’Italie, étrangère à cette querelle, se reconstituer librement sur un plan fédératif. […] Les Milanais, en 1449, les appelaient encore des étrangers.

153. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXe entretien. Œuvres diverses de M. de Marcellus (3e partie) et Adolphe Dumas » pp. 65-144

Mais puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car c’est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres ; le don le plus léger leur est cher. […] « “Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs railleries ; car chez le peuple il y a bien des insolents : et quelqu’un des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire : ‘Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé ? […] « “Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes promptement de mon père qu’il t’envoie dans ta patrie. […] Souvenez-vous de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu’il a l’intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa mendicité volontaire ; le pauvre moine ne l’entend pas, ou fait semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité ; il s’incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique étranger une prise de son tabac. […] Quelques familles dépaysées, pleines d’enfants, y jouent au soleil avec la misère, tandis que l’aînée des sœurs, qui garde la famille en l’absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de l’œil avec curiosité l’étranger qui lui demande l’adresse et la clef de ces labyrinthes.

154. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCVIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie) » pp. 413-491

Et il le fallait bien : toutes les hôtelleries un peu propres étaient remplies d’étrangers. […] On m’avait bien prévenu que le roi n’adressait la parole qu’aux étrangers de distinction, et, qu’il me parlât ou non, je n’y tenais guère. […] Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. […] Une foule immense se pressait sur leur passage ; les étrangers, les Anglais surtout, si nombreux à Rome, se mêlaient avidement à une population toujours curieuse de ces spectacles, et l’on peut dire que l’entrée de Charles III avec sa jeune femme dans la capitale du monde catholique fut un des événements de l’année 1772. […] Un jeune poète étranger avec quinze beaux chevaux dans ses écuries, ami ou amant d’une jeune et belle reine et affectant une horreur de la royauté qui commençait à poindre alors, ne pouvait pas trouver des critiques bien sévères dans un genre inusité encore en Toscane.

155. (1922) Enquête : Le XIXe siècle est-il un grand siècle ? (Les Marges)

Cette affreuse clairvoyance ne nous enrichit pas : elle risque de nous appauvrir aux yeux de l’étranger, et, ce qui est plus grave, à nos propres yeux. […] Il faut prendre garde de diminuer le xixe  siècle français aux yeux de l’étranger. […] Quant aux étrangers ? […] Ce sont précisément ceux-là que l’étranger lit et admire le plus, d’abord parce que les contemporains sont toujours plus accessibles à la majorité des lecteurs, et aussi parce qu’ils représentent cette France moderne qui a conquis les sympathies du monde. […] C’est le siècle où les élites étrangères, attirées par un tel éclat, devenaient pour nous la plus fidèle et la plus active des clientèles, faisant pénétrer et chérir le nom et l’esprit de la France, jusque dans les pays, dont l’intérêt politique était de nous exécrer.

156. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Les dures convictions qu’il se sentait obligé de suivre, lui paraissaient plus désolantes qu’à nous ; de plus son esprit le retenait sans cesse sur la pente des actes qu’il eût voulu accomplir : il vécut à l’étranger hors des conditions natives. […] Le nom d’Edgar Poe est peu répandu parmi les lecteurs étrangers au monde des lettres ; parmi les artistes, au contraire, sa gloire est universellement reconnue. […] Et, chose significative, les côtés par lesquels certains littérateurs français ressemblent à Heine, sont précisément ces façons étrangères de sentir. […] Ce fait est remarquable et général ; la sensibilité démonstrative caractérise toutes les œuvres étrangères qui ont influé successivement sur la littérature française depuis cent ans et qui l’ont modifiée au point de la dénaturer. […] C’est sans doute en partie à ce besoin mal satisfait qu’il faut attribuer le succès de la plupart des écrivains étrangers que nous venons d’étudier comme plus Lard à la cruelle rudesse de nos naturalistes, à leur accent de haine plus que de pitié.

157. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Santeul ou de la poésie latine sous Louis XIV, par M. Montalant-Bougleux, 1 vol. in-12. Paris, 1855. — I » pp. 20-38

Montalant-Bougleux est estimable par le sujet et par l’intention ; il y a des idées justes, mais non assez précises, mais trop mêlées de digressions étrangères, et exprimées dans un style qui est loin d’être celui de la correction ornée : et c’est là le style qui conviendrait si bien à ce genre de dissertations littéraires. […] et même une légère folie agréable n’y est pas étrangère. […] Ces deux derniers furent tout entiers poètes et rien que poètes, parfaitement ignorants d’ailleurs et étrangers à toutes les branches des lettres humaines. […] Le Tourneux, qui vise à réformer en lui le cœur, est attentif à poursuivre en lui ce déguisement nouveau de l’amour-propreb : « Considérez, lui écrit-il, mon cher frère, qu’on peut bien, dans l’Église visible et militante, chanter et composer les louanges de Dieu avec un cœur impur et des lèvres souillées, mais qu’on ne chantera pas les louanges de Dieu dans le ciel avec un cœur impur et des lèvres souillées… Vous avez donné de l’encens dans vos vers, mais c’était un feu étranger qui était dans l’encensoir.

158. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — I » pp. 298-315

Au lieu d’une route désormais tout ouverte pour lui de grand capitaine en plein soleil, de généreux et féal Français, sous un grand homme dont il aurait été le lieutenant illustre et le second, il va se trouver engagé par la force des choses dans une vie de faction, de lutte en tous sens, de dispute pied à pied et de chicane avec les siens et les orateurs envieux de son parti, de rébellion en face des armées et de la personne même de son roi, d’alliance continuelle avec l’étranger ; il va former et consumer ses facultés d’habile politique et d’habile guerrier dans des manœuvres où l’intérêt et l’ambition personnelle font, avec les noms sans cesse invoqués de Dieu et de conscience, le plus équivoque mélange, tellement que celui même qui s’y est livré si assidûment serait bien embarrassé peut-être à les démêler. […] Bref, après la mort de Luynes, après bien des pourparlers semblables entremêlés aux coups de main, M. de Rohan, qui voit tout le peuple las de la guerre, à qui il ne reste pas de fourrage pour nourrir huit jours sa cavalerie très diminuée, et qui n’a plus aucun espoir de secours de la part des coreligionnaires étrangers, s’abouche avec le connétable de Lesdiguières pour rédiger un traité (octobre 1622) qui sauve et maintient les points principaux nécessaires au parti, et où ses propres intérêts aussi ne sont pas tout à fait oubliés : après quoi il n’est pas seulement pardonné par le roi, il a un éclair de faveur en Cour. […] Timoléon, on le sait, appelé de Corinthe en Sicile, délivra l’île des tyrans, et l’ayant trouvée tout effarouchée et sauvage, comme dit Amyot, et haïe par les naturels habitants même », il la rendit si douce et si désirée des étrangers, qu’ils y venaient de loin pour habiter et pour y vivre. […] Il est de la race des graves, des contrariés et des moroses, dont le brillant même est rembruni et sombre, qui ont eu plus de mérite que d’occasion et de bonheur, estimés quoique souvent battus, et qui tirent tout le parti possible de causes morcelées et rebelles : il est de la famille, en un mot, des Coligny, des Guillaume d’Orange ; moins Français peut-être qu’étranger de physionomie.

159. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Observations sur l’orthographe française, par M. Ambroise »

Ces projets de réforme radicale dans l’orthographe, mis en avant par Meigret et par Ramus, ont échoué ; Ronsard lui-même recula devant l’emploi de cette écriture en tout conforme à la prononciation : il se contenta en quelques cas d’adoucir les aspérités, d’émonder quelques superfétations, d’enlever ou, comme il disait, de racler l’y grec : il avait d’ailleurs ce principe excellent que « lorsque tels mots grecs auront assez longtemps demeuré en France, il convient de les recevoir en notre mesnie et de les marquer de l’i français, pour montrer qu’ils sont nôtres et non plus inconnus et étrangers. » — Et pour le dire en passant, cette règle est celle qui se pratique encore et qui devrait prévaloir pour tout mot ou toute expression d’origine étrangère. […] Dans l’édition qu’il donna, en 1664, de son Théâtre revu et corrigé, il mit en tête un Avertissement où il exposait ses raisons à l’appui de certaines innovations qu’il avait cru devoir hasarder, afin surtout, disait-il, de faciliter la prononciation de notre langue aux étrangers. […] errata employé au singulier est devenu un mot français puisqu’on dit un errata ; et au pluriel il est resté un mot étranger et latin, puisqu’il ne prend pas d’s et qu’on écrit des errata et non des erratas.

160. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre V. La littérature et le milieu terrestre et cosmique » pp. 139-154

Ces raisons sont diverses : Paris et ses environs, dont l’importance est toujours considérable, paraissent jouer un rôle plus éclatant dans les époques de troubles politiques ; telle contrée a dû, semble-t-il, son éclat éphémère à un séjour de la cour, à l’existence de quelque université prospère ; telle autre s’est trouvée sur la route d’un courant d’idées venant d’un pays étranger : ainsi la Gascogne, à la fin du xvie  siècle, bénéficia de la grandeur de l’Espagne, sa voisine. […] Comment, par exemple, n’être pas frappé de ce fait, qu’au temps de saint Louis et dans la première moitié du règne de Louis XIV, c’est-à-dire aux époques où la langue et la littérature françaises ont eu leur plus grande force d’expansion sur le monde, l’activité intellectuelle de la France s’est concentrée autour de sa capitale, comme si le génie national poussait ses fleurs les plus originales, les plus vivaces et partant les plus capables de séduire les étrangers, en ce coin de terre qui est, en quelque sorte, la France de la France ? […] Alfred de Vigny voit en elle une étrangère inquiétante : On me croit une mère et je suis une tombe, dit-elle par la bouche du poète, qui a peur de son impassible beauté. « La nature pour moi est ennemie, s’écrie Edmond de Goncourt54. […] Ce fut à qui se chercherait en pays étranger quelque patrie idéale ; on s’échappa par toutes les frontières.

161. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre premier. De l’invention dans les sujets particuliers »

La question ne vous sera plus indifférente et étrangère : une partie de vous-même témoignera pour ou contre la thèse à soutenir, et vous ne saurez exposer froidement une idée qui représentera pour vous toute une collection de faits intimes et personnels. […] L’invention est ainsi déterminée : elle consiste dans les cas particuliers à évoquer les idées et les images qui sont liées au sujet, à modifier des idées et des images étrangères de façon qu’elles puissent s’y lier.

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