/ 3320
1342. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1875 » pp. 172-248

Puis à quoi bon rompre des lances dans ce monde, à propos de l’art français qu’ils ne sentent pas plus que les autres, mais dont ils n’ont pas encore appris le respect. […] On sent chez tous les hommes une admiration préventive, impatiente de déborder, et les femmes ont quelque chose d’humide dans le sourire. […] Je me sentais enlevé de mon existence personnelle, et transporté, avec une petite fièvre, dans la fiction de mon roman. […] Et cette robe, Jacquet, la voyait tous les jours, et ce beau ton, qu’il sentait sien, lui faisait venir des idées de vol.  […] On sent trop sur la feuille de papier, parmi les roches grises de Fontainebleau, le transport d’un croquis de féroce fait au Jardin des Plantes.

1343. (1880) Goethe et Diderot « Gœthe »

Il y sent son Allemand d’avant le protestantisme, et cette mauvaise odeur est chez lui le parfum. […] Porchat, s’était légèrement senti matagrabolisé, le pauvre homme ! […] C’est comme si le mouton ne se sentait mouton que dans le troupeau, mais pas seul, au bout de son pré ! […] Sentait-il qu’il l’était ? […] Il a senti le charme amer et doux de ce moment, mais ce moment irrésistible ne l’a pas vaincu, — ne lui a pas fait fondre le cœur… Remonter et l’enlever, elle !

1344. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIIe entretien. L’Imitation de Jésus-Christ » pp. 97-176

On ne voit pas la main qui les partage dans la foule, et tout le monde se sent nourri. […] On sentait que le maître était l’auteur lui-même, inspiré par ce je ne sais quoi qu’on appelle le génie de la sainteté chrétienne. […] Mais il y a deux choses qu’on ne sent pas avec la même évidence : c’est la vérité et l’onction ; la vérité, qui est la force ; l’onction, qui est la grâce des paroles. […] ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé ! […] Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu’il y a de plus amer.

1345. (1890) L’avenir de la science « III » pp. 129-135

Il est certain que deux hommes qui auraient reçu exactement la même culture et fait les mêmes études verraient exactement de la même manière, bien qu’ils puissent sentir très différemment. […] Comment sentir la nature, comment aspirer en liberté le parfum des choses, si on ne les voit que dans les formes étroites et moulées d’un système ? Je sentis cela un jour divinement en entrant dans un petit bois. […] C’est que l’autorité y est toujours présente : on la coudoie sans cesse, on sent à chaque instant sa gênante pression. […] L’homme civilisé qui se possède si énergiquement est bien plus homme, si j’ose le dire, que le sauvage qui se sent à peine et dont la vie n’est qu’un petit phénomène sans valeur.

1346. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 mai 1885. »

Il se sentait lié à Haydn, semble-t-il, comme, à un vieillard enfantin, celui qui sait être né un homme. […] Certes, le monde de l’Apparence lui avait un faible attrait : son œil presque troublant, son œil fixé ouvertement ne pouvait voit en ce monde, que d’importuns dérangements au monde intime de sa pensée : il sentait que rester sous la dépendance du premier serait perdre tout rapport avec le second. […] La structure même de son cerveau nous fait sentir ce caractère. […] De même, notre Schopenhauer, avec un souci constant et caractéristique, avait senti et appliqué dans sa vie extérieure, — en conservant intact son petit patrimoine — cette compréhension : que la saisie de la vérité, en chaque recherche philosophique ou intellectuelle, est toujours, sérieusement, menacée par la dépendance où nous sommes à l’égard du gain nécessaire de l’argent. […] Il se sentait un Vainqueur ; il savait qu’il devait appartenir au monde, seulement, comme un homme libre.

1347. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1886 » pp. 101-162

On sent chez lui un respect trop révérencieux pour les sentiments, les préjugés, les religions des mâles et des petites femelles du monde, au milieu desquels il vit. […] j’étais beaucoup plus fort que lui, me dit-il, mais l’épée me grise… ça m’arrive même à la salle d’armes… Je me suis jeté sur son épée… le foie est touché… S’il n’y a pas de péritonite… Il n’achève pas sa phrase, mais tout affaibli qu’il est par la perte de son sang, on sent dans le noir de son œil, la volonté de se rebattre un jour. […] Daudet, lui, cause de son épouvantable misère, et de jours, où il ne mangeait pas littéralement… trouvant toutefois cette misère douce, parce qu’il se sentait aux épaules, la délivrance, la liberté d’aller où il lui plaisait, de faire ce qu’il voulait, parce qu’il n’était plus pion. […] que nous vous remercions, d’avoir imprimé ce que nous sentons… » Il y a des carmélites qui m’ont fait dire qu’elles prieraient pour moi, samedi… et ma béguine qui vient d’entrer chez moi, et à qui on a dit que j’étais une sorte de curé laïque… elle ne sait plus où elle en est… Oui, oui, il n’y a plus un seul exemplaire… les 2 000 sont partis… on va mettre huit machines… C’est éreintant tout de même… J’ai parlé huit heures, aujourd’hui… je n’ai plus de voix !  […] Grande antichambre, où donnent les portes d’un tas de pièces entrebâillées, dans lesquelles l’on sent des gens qui attendent, un appartement ressemblant à un appartement de dentiste pour mâchoires impériales.

1348. (1857) Cours familier de littérature. III « XIVe entretien. Racine. — Athalie (suite) » pp. 81-159

On sentait l’excellent cœur sous le merveilleux génie. […] Je me sentis à l’instant rassuré et pris au cœur par la bonhomie sincère et grandiose à la fois de cette figure. […] En baignant son visage, Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ; Et, soit frayeur encore ou pour me caresser, De ses bras innocents je me sentis presser… Grand Dieu ! […] Heureux qui pour Sion d’une sainte ferveur         Sentira son âme embrasée ! […] J’ai fait par votre ordre plus de trois mille vers sur des sujets de piété ; vous est-il jamais revenu qu’on y ait trouvé un seul vers qui sentît l’hérésie ?

1349. (1739) Vie de Molière

Le jeune homme sentit bientôt une aversion invincible pour sa profession. […] Le jour de la troisième représentation, il se sentit plus incommodé qu’auparavant : on lui conseilla de ne point jouer ; mais il voulut faire un effort sur lui-même, et cet effort lui coûta la vie. […] Molière fut le premier qui fit sentir le vrai, et par conséquent le beau. […] Molière sentit d’ailleurs la faiblesse de cette petite comédie, et ne la fit point imprimer. […] Quiconque lit, doit sentir ces beautés, lesquelles même, toutes grandes qu’elles sont, ne seraient rien sans le style.

1350. (1868) Rapport sur le progrès des lettres pp. 1-184

Une admiration bien sentie a pris la place d’une imitation maladroite. […] On y sent la contemporaine par l’âme des grands élégiaques modernes. […] Il sentait mieux ce qu’il avait perdu que ce qu’il avait gagné. […] Ils le sentaient. […] On la sent dans la conversion de M. 

1351. (1814) Cours de littérature dramatique. Tome I

En vain l’esprit est plein d’une noble vigueur, Le vers se sent toujours des bassesses du cœur. […] Cinna est encore furieux après la scène avec Auguste ; mais quand la réflexion calme un peu cette fureur, les remords se font sentir : telle est la marche de la nature, et celle que Corneille a suivie. […] Zaïre même n’intéresse plus, parce qu’on ne sent pas assez la force des motifs auxquels cette jeune et belle esclave immole les plus doux sentiments de son cœur. […] Voltaire était-il fait pour ne pas sentir que Cléopâtre agit d’après son caractère ? […] Il semble que le destin de ce grand homme soit d’être plus vivement senti lorsque les esprits, exaltés par les dissensions civiles, sont plus disposés aux grands objets, aux idées graves et solides.

1352. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre II. Les Normands. » pp. 72-164

Il n’est ému qu’à fleur de peau ; la grande sympathie lui manque ; il ne sent pas l’objet tel qu’il est, complexe et d’ensemble, mais par portions, avec une connaissance discursive et superficielle. […] Ils ne crient jamais, ils parlent ou plutôt ils causent, et jusque dans les moments où l’âme bouleversée devrait, à force de trouble, cesser de penser et de sentir. […] Les grands barons sentent que pour résister au roi, c’est là qu’il faut s’appuyer. […] On sent bien, par la précocité et l’énergie de leurs réclamations religieuses, qu’ils sont capables des croyances les plus passionnées et les plus sévères ; mais leur foi demeure enfouie dans les arrière-boutiques de quelques sectaires obscurs. […] An hendy hap ich abbe yhent, Ichot from heuene it is me sent.

1353. (1889) La bataille littéraire. Première série (1875-1878) pp. -312

Et comme on sentait bien que la chanteuse y mettait toute son âme ! […] Mais que faire quand on se sent laid, timide, un peu ridicule ; ce que fit le pauvre professeur, s’éloigner. […] n’est pas jolie, sent germer dans son cœur une affection sans bornes. […] » J’ai ouvert la fenêtre et j’ai senti, en effet, beaucoup de fumée, mais je n’ai pas vu de feu. […] Le général parle de la vie en soldat qui a vécu et de la mort en homme qui l’a souvent sentie passer.

1354. (1892) Portraits d’écrivains. Première série pp. -328

Il ne sent pas encore la fatigue. […] Chez eux, la faculté de sentir était émoussée. […] Il veut sentir la résistance du public. […] Car on sent à toutes les pages de ce beau livre l’influence qu’a eue sur M.  […] » Il est des scrupules qu’on ne se sent pousser qu’après fortune faite.

1355. (1932) Le clavecin de Diderot

Face à ce souffle, on se sent étrangement partagé. […] La personne à soi condamnée, étanche aux autres, n’a même pas la compensation de se sentir bloc. […] L’homme qui ne peut se sentir vivant que dans un monde vivant. […] Là, au moins, était-il sûr de se sentir supérieur à la femme, sa femme et de pouvoir jouer son rôle de mâle. […] Doivent-ils se contenter du bagne, ils se sentiront en partance pour la résurrection.

1356. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336

Ce fut, pour ainsi dire, en m’embarquant avec vous que je sentis tous les écueils dont les muses françaises étaient environnées. […] ne me serais-je point senti retenu dès le premier pas ? […] Enfin ôte-moi l’air d’un rhéteur, et qu’à mes discours on sente un peu le praticien. […] On sent que nulle hyperbole n’irait au-delà, et ma traduction est littérale. […] On sent en elle une mère des Armides et des Alcines, plus auguste que ses filles.

1357. (1896) Les idées en marche pp. 1-385

On y sent à chaque page la grâce remplacée par la grâce. […] Je sens ce qu’elles sentent et ce qu’elles vont faire, même quand elles se taisent. […] Vous sentirez passer en vous un frisson de cette frénésie guerrière. […] Dans leurs œuvres ou se reconnaît, on s’appelle, on se sent les coudes. […] Plus de barrière pour l’infirme, quand chacun sent sa faiblesse !

1358. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre III »

. — Il se sent l’égal du noble […] Rappelez-vous ce marquis dont on parlait tout à l’heure, ancien capitaine aux gardes françaises, homme de cœur et loyal, avouant aux élections de 1789 que les connaissances essentielles à un député « se rencontreront plus généralement dans le Tiers-état, dont l’esprit est exercé aux affaires ». — Quant à la théorie, le roturier en sait autant que les nobles, et il croit en savoir davantage ; car, ayant lu les mêmes livres et pénétré des mêmes principes, il ne s’arrête pas comme eux à mi-chemin sur la pente des conséquences, mais plonge en avant, tête baissée, jusqu’au fond de la doctrine, persuadé que sa logique est de la clairvoyance et qu’il a d’autant plus de lumières qu’il a moins de préjugés. — Considérez les jeunes gens qui ont vingt ans aux environs de 1780, nés dans une maison laborieuse, accoutumés à l’effort, capables de travailler douze heures par jour, un Barnave, un Carnot, un Roederer, un Merlin de Thionville, un Robespierre, race énergique qui sent sa force, qui juge ses rivaux, qui sait leur faiblesse, qui compare son application et son instruction à leur légèreté et à leur insuffisance, et qui, au moment où gronde en elle l’ambition de la jeunesse, se voit d’avance exclue de toutes les hautes places, reléguée à perpétuité dans les emplois subalternes, primée en toute carrière par des supérieurs en qui elle reconnaît à peine des égaux. […] À présent que le Tiers se juge privé de la place qui lui appartient, il se trouve mal à la place qu’il occupe, et il souffre de mille petits chocs que jadis il n’aurait pas sentis. Quand on se sent citoyen, on s’irrite d’être traité en sujet, et nul n’accepte d’être l’inférieur de celui dont il se croit l’égal. […] À quatorze ans, présentée à Mme de Boismorel, elle est blessée d’entendre appeler sa grand’maman « mademoiselle »  « Un peu après, dit-elle, je ne pouvais me dissimuler que je valais mieux que Mlle d’Hannaches dont les soixante ans et la généalogie ne lui donnaient pas la faculté de faire une lettre qui eût le sens commun ou qui fût lisible. » — Vers la même époque, elle passe huit jours à Versailles chez une femme de la Dauphine, et dit à sa mère : « Encore quelques jours et je détesterai si fort ces gens-là, que je ne saurai plus que faire de ma haine  Quel mal te font-ils donc   Sentir l’injustice et contempler à tout moment l’absurdité. » — Au château de Fontenay, invitée à dîner, on la fait manger, elle et sa mère, à l’office, etc  En 1818, dans une petite ville du nord, le comte de…, dînant chez un sous-préfet bourgeois et placé à table à côté de la maîtresse de la maison, lui dit en acceptant du potage « Merci, mon cœur ».

1359. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIVe entretien. Mélanges »

Tout le monde sent les vices de la société, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour les voir et les montrer, et un cœur pour les sentir. […] Je ne doute pas que vous ne le sentiez vous-même et que vous n’ayez jamais songé à l’imprimer sans lui avoir enlevé tout le venin d’une publication pareille. […] Ce n’était pas mon avis, je sentais le danger de discuter indéfiniment un plan de Constitution dans un mouvement démocratique et de donner à des passions qu’on ne pouvait pas satisfaire des solutions qu’on ne pouvait pas accepter. […] Ledru-Rollin avait, de son côté, chez lui un conciliabule de républicains extrêmes qui tâchaient de l’engager dans un parti opposé au mien, je sentis l’inconvenance de faire partie d’un cénacle confidentiel dans lequel le feu et l’eau délibéreraient ensemble l’un contre l’autre.

1360. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre IV. Racine »

Il est d’une autre génération, d’un autre goût ; et dès son début, dès Timocrate, on sent en lui l’authentique et propre esprit de Quinault. […] Il avait senti la foi de sa jeunesse se réveiller ; Port-Royal avait ouvert les bras à l’enfant prodigue. […] Publiquement attaché à Port-Royal417, il finit par se sentir moins agréable au roi. […] Il ne croyait pas qu’on pût mettre en tragédie la réalité immédiatement perçue : il voulait envelopper l’observation dans une vision agrandie par l’éloignement, et par là poétique : à cette condition seulement, il crut pouvoir traiter Bajazet, parce qu’il sentait les Turcs aussi loin de lui que les Romains. […] Je crains que Racine, comme Bossuet, n’ait été trop poète pour un siècle qui s’éloignait de plus en plus de la poésie : on sentit la vérité humaine mieux que la grandeur poétique de son œuvre.

1361. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 août 1885. »

Cette littérature, fondamentalement Wagnérienne, est née, où réellement vit une pleine sensation de l’être, — où, dans les mots, des visions tout plastiques éclatent, ces musiques sonnent, — où, obsédé d’images, obsédé de sonorités, et décrivant littérairement, le poète a senti son idée vue, et en a oui les harmoniques accordances, — où flottent, étrangement, à travers les rayonnements et les enchantements des phrases, les paysages et les mélodies que le Wagner de l’avenir aurait dites en dessins et en orchestrations : une littérature Wagnérienne, cette littérature, absolument suggestive, — moins simple, moins précise, moins large, moins grandiose que l’art de Wagner, — plus hermétique ! […] Le train fila longuement à travers un paysage de plaine qu’ensoleillait une magnifique journée de printemps et qui me parut délicieux — car depuis cinq mois je n’avais pas quitté les rues grises de Berlin, et je sentais mon cœur se dilater dans le libre horizon. […] À Bayreuth, au contraire, on est pour ainsi dire forcé de sortir de soi-même, on sent comme un lien mystérieux entre soi et ces étrangers, arrivés de tous pays pour se chauffer à la même flamme, qui dégagent autour de vous le fluide de leur admiration. […] Une véritable œuvre d’art dépend jusqu’à un certain point de son milieu : les Grecs le savaient bien, et Wagner l’a compris, en choisissant pour son théâtre ce coin retiré des montagnes bavaroises qui fait penser à un fond de tableau de Dürer : la promenade sous les vieux arbres du parc évoque déjà le moyen-âge, et l’on sent passer je ne sais quels souffles mystiques dans le paysage que domine la plate-forme de l’édifice : une étendue bosselée dont le vert est piqué des taches plus foncées des bois de sapins… En sorte que l’âme est toute prête aux accords religieux qui accompagnent la marche des chevaliers du Graal, et toute prête aussi à pénétrer le sens profond que lui offre la légende du « Pur-Simple, sachant par compassion… » J’ai entendu l’œuvre de Wagner un peu partout : à Cologne, la vieille ville amie, à Munich, à Berlin, à Bayreuth, et dans ce froid théâtre de Covent Garden qui devrait être à jamais réservé aux exhibitions mondaines. […] Avant, certes, j’admirais le génie de Wagner : depuis, je l’ai senti et aimé.

1362. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1870 » pp. 321-367

Je sentis qu’en pleurant Gavarni, il se pleurait lui-même, et la phrase : il dort à côté de nous au cimetière d’Auteuil , devint, sans que je puisse me l’expliquer, le souvenir fixe, et pour ainsi dire, bourdonnant de ma mémoire. […] Des orgues sont venues jouer, et je me suis senti des larmes me venir dans les yeux, comme à une femme… Il m’a fallu l’entraîner contre la berge, et là, débonder tout mon chagrin, tandis qu’il me regardait, sans trop comprendre. […] Assis sur son traversin, derrière lui, mes mains tenant ses mains, je pressai, contre mon cœur et le creux de mon estomac, je pressai sa tête, dont je sentais la sueur de mort, peu à peu, mouiller ma chemise, et à la fin, couler le long de mes cuisses. […] Hier soir, Béni-Barde m’a dit que c’était fini, qu’une désagrégation du cerveau avait eu lieu à la base du crâne, derrière la tête, qu’il n’y avait plus à conserver aucun espoir… Après cela, mais je n’écoutais plus, je crois qu’il m’a parlé de nerfs lésés dans la poitrine par cette désagrégation, et d’une phtisie foudroyante qui devait suivre… Mon orgueil, l’orgueil que j’avais pour nous deux, me disait le jour où je l’ai senti frappé à tout jamais : « Il vaut mieux qu’il meure ! […] Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté.

1363. (1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

On sent que non seulement il n’est pas l’homme, mais qu’il est le contraire de l’homme. […] Il sent qu’il a davantage à demander des conseils, s’y soumet assez docilement, tant que l’œuvre se fait. […] Il sent l’huile, et la lampe nocturne de Croisset nous accompagne souvent dans notre lecture. […] Plus ils ont appris à sentir et à exprimer leurs sentiments, plus cette critique parlée s’est perfectionnée. […] Et l’acheteur d’un journal dit d’information a senti qu’il lui manquait quelque chose.

1364. (1890) Le réalisme et le naturalisme dans la littérature et dans l’art pp. -399

Après avoir largement participé à la vie générale des êtres, l’homme sentit se développer en lui la vie spirituelle. […] Hamlet n’est pas si absorbé dans sa rêverie qu’il n’entende les fanfares lointaines et ne sente le vent qui pique ou l’heure qui passe. […] Leur langage est bas, mais il est naïf, et l’on y sent l’accent de la nature. […] « Je veux, écrit Mercier, sentir la facilité du jet, le moelleux, l’aisance, la liberté du pinceau. […] le réalisme russe sent qu’il est partout.

1365. (1886) Le roman russe pp. -351

On sent là combien cette Angleterre est pénétrée jusqu’aux moelles par sa Bible. […] Il sent, il aime, il souffre à titre de prêt, il est comptable de toutes ses acquisitions à la communauté humaine. […] À travers le rire, qui ne s’était jamais échappé de moi avec plus de force, le spectateur sentait mon chagrin. […] Comment sentirait-il le parfum de terroir de notre Berry ? […] D’autre part, il se sentait de plus en plus séparé de son pays natal, de son vrai fonds d’idées.

1366. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre I. La Renaissance païenne. » pp. 239-403

C’est que la condition des hommes s’améliore et qu’ils le sentent. […] Nous sentons que ses personnages ne sont point de chair et de sang, et que tous ces fantômes brillants ne sont que des fantômes. […] Nous ne tombons point dans l’illusion grossière ; nous avons la douceur de nous sentir rêver. […] qui les sent ? […] Jusque dans les compilateurs on sent une force et une loyauté d’esprit qui donnent confiance et font plaisir.

1367. (1911) Nos directions

Balzac pouvait sentir Hugo ; Racine, Bossuet. […] puisqu’il n’y avait qu’à sentir, qu’à se passionner ! […] Nos auteurs n’ont point lu Nietzsche ; pire, ils ne l’ont point senti, car on peut sentir Nietzsche sans l’avoir lu. […] Le mouvement, il suffisait qu’ils le sentissent en eux ! […] On sent qu’il va s’agir pour eux de justifier à la fois les poétiques les plus dissemblables.

1368. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (3e partie) » pp. 249-336

Ces choses sont-elles réellement écrites quand elles ne sont ni peintes, ni senties, ni réfléchies, et quand le narrateur fidèle n’est pas en même temps le suprême artiste ? […] Nous l’avouons, et cependant nous l’avouons par une condescendance de notre esprit plutôt que nous ne le sentons en lisant ce livre. Pourquoi donc ne sentons-nous jamais, ou presque jamais, à cette lecture, la prétendue insuffisance de l’écrivain sous l’insuffisance quelquefois réelle du style ? […] puisque vous ne sentez pas qu’il lui manque quelque chose, c’est qu’il ne lui manque rien, en effet, pour reproduire en vous l’histoire ; c’est qu’à force de vérité il a trouvé le moyen de se passer du style. […] Un homme de conscience devait le sentir, un historien devait le dire ; M. 

1369. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes. — I. » pp. 301-321

De ce qu’il y a des esprits moutonniers qui, en admirant Racine, confondent les parties plus faibles avec les grandes beautés, il sera bien près de ne pas sentir Athalie. […] À Vienne, à Milan, à Naples, on sent autrement : mais Beyle, à force de nous expliquer cette différence et d’en rechercher les raisons, d’en vouloir saisir le principe unique à la façon de Condillac et d’Helvétius, que fait-il autre chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français, de raisonner sur les beaux-arts à la française ? […] Il a des professions de machiavélisme qui sentent l’abbé Galiani, un des hommes (avec le Montesquieu des Lettres persanes) de qui il relève dans le passé. […] Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément à ses brochures qui n’a pas été encore imprimé, il cherche à répondre à l’objection.

1370. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Madame Dacier. — I. » pp. 473-493

C’est le vœu de Martial105 dans les vers les plus sentis qu’il ait faits. […] Et, dans une comparaison spirituelle, elle suppose qu’Hélène, cette beauté sans pareille chez Homère, est morte en Égypte, qu’elle y a été embaumée avec tout l’art des Égyptiens, que son corps a été conservé jusqu’à notre temps et nous est apporté en France ; ce n’est qu’une momie sans doute : On n’y verra pas ces yeux, pleins de feu, ce teint animé des couleurs les plus naturelles et les plus vives, cette grâce, ce charme qui faisait naître tant d’amour et qui se faisait sentir aux glaces mêmes de la vieillesse ; mais on y reconnaîtra encore la justesse et la beauté de ses traits, on y démêlera la grandeur de ses yeux, la petitesse de sa bouche, l’arc de ses beaux sourcils, et l’on y découvrira sa taille noble et majestueuse… C’est en ces termes véridiques et modestes que Mme Dacier annonçait sa traduction, et elle n’a rien dit de trop à son avantage. Par moments même, et quand, oubliant l’original, on s’abandonne à la lecture, cette idée de momie qui, somme toute, est désagréable et qu’une autre qu’elle n’eût pas risquée, disparaît et n’est plus exacte ; on sent (pour parler encore comme elle) qu’on a affaire à une traduction généreuse et noble qui, s’attachant surtout aux beautés de l’original, s’efforce de les rendre dans l’esprit où elles ont été conçues. […] Charles a tort ; il lit le grec, et ne se met point à la place de ceux qui ne le savent pas ; il était digne de sentir ce mérite utile d’une femme docte et simple.

1371. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — I » pp. 432-453

Une telle manière de sentir vaut mieux et honore plus les grandes dames sensées de l’ancien régime que les impertinences que leur prête M. de Courchamps, et que notre âge, envieux à la fois et copiste des aristocraties, est trop disposé à admirer. […] Celle-ci écrivait à M. de Meilhan en octobre· 1787 : « Depuis vingt ans que je compte ce que je pouvais avoir d’agrément, et à quelle perspective j’avais tant sacrifié, et que j’ai vu à quoi cela était réduit, j’ai senti qu’il fallait se pendre ou se consoler : j’ai pris le dernier parti… » Mais cette espèce de consolation, qui n’est que le pis-aller du désespoir, est morne et laisse le cœur bien flétri. […] Mais, comme elle vivait et qu’elle devait exister encore quinze ans après avoir écrit cela, elle se sentait le désir d’en faire part à quelque misanthrope comme elle et qui fît exception à la réprobation commune. […] Cela bientôt la mena à s’en faire un ami, un correspondant nécessaire, et, l’habitude prise, à sentir souvent qu’il lui faisait faute : « Êtes-vous pour toujours en Hainaut ?

1372. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « I » pp. 1-20

Après que la Révolution eut fait son œuvre de ruine, bien des anciens adorateurs de Voltaire se détachèrent de son culte plus qu’à demi ; ils sentirent le prix des institutions qu’il avait imprudemment sapées ; ils se dirent qu’il les aurait, lui aussi, regrettées comme ils les regrettaient eux-mêmes ; on se rendit mieux compte de ses inconséquences, et, en gardant de l’admiration pour l’esprit inimitable et séduisant, on en vint à le juger avec une sévérité morale justifiée par l’expérience. […] Il partage en ce temps-là sa vie entre les Villars, les Sully, les Richelieu, les d’Ussé, les La Feuillade ; il nage à fleur d’eau dans ce grand monde et s’y déploie à l’aise comme chez lui, avec une légère pointe d’insolence qui sent la conquête. […] Ceux-ci le caressent et le gâtent, jusqu’à l’heure où l’un d’eux lui fera sentir que tout n’est pas encore gagné, que faveur n’est pas justice, et que tolérance n’est pas droit. […] On sent en plus d’un endroit une sorte de parti pris de rire.

1373. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Mémoires ou journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guetté. Tomes iii et iv· » pp. 285-303

Il exprime bien le caractère de cette grande et familière éloquence, et comme quelqu’un qui n’était pas indigne de la sentir. […] Ainsi voilà déjà le prélat tout résolu d’aller à Versailles, et même lorsqu’il se sent à peine ferme sur ses jambes. […] D’ailleurs pas un mot de regret, d’affection sentie, d’admiration ni de culte pieux pour le grand homme dont il passait pour être l’Élisée. […] En lui envoyant copie de la Lettre latine de Bossuet au pape Innocent XI sur l’éducation du dauphin, il dit : « Je le fais bien valoir à cet abbé par la lettre que je lui écris, parce qu’avec de pareilles gens si méprisants il faut faire le gascon… Nous verrons comment notre abbé le recevra ; je veux qu’il sente le besoin qu’il a de moi. » — D’ailleurs il est heureux à sa manière, il s’arrange et s’acoquine à Meaux ; il achète une maison, grande affaire ; il se cache pour cela sous le nom du chanoine Blouin ; dès qu’on le sait, les anciennes jalousies contre lui se réveillent.

1374. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers. »

ce ne sont plus les traits ardents et vifs du pinceau d’un Saint-Simon, c’est un crayon gris et doux et mou, un peu effacé, qui sent son pastel et qui en a aussi la finesse : « Ce prince, nous dit-il, né sauvage et en même temps si bien fait pour la société, n’a pu en être séparé d’abord que par timidité ; car il ne faut pas s’y méprendre, le désir de plaire, qui tient tant à l’amour-propre et au témoignage favorable que l’on se rend de soi-même, fait qu’on ne veut pas manquer son coup. […] Malgré tout ce qu’on lui rendait, et au milieu de tous les hommages, elle se sentait une grande dame déclassée. […] Comme on lui faisait sentir l’inconséquence : « Je veux, dit-elle, rendre à la vertu par mes paroles ce que je lui ôte par mes actions. » Un autre jour, elle reprochait vivement à son amie la maréchale de Mirepoix de voir Mme de Pompadour, et se laissant emporter à la vivacité de l’altercation, elle alla jusqu’à dire : « Ce n’est, au bout du compte, que la première fille du royaume. » — « Ne me forcez pas de compter jusqu’à trois », répliqua la maréchale. […] Supportera-t-on de vous voir unir l’élévation si marquée du rang à l’élévation du génie qu’on sent en vous et qu’on voudrait en vain contester ?

1375. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »

Enfin, quand elle posa sa tête sur mon épaule, que ses larmes mouillèrent ma robe, je pressai sa main avec force sur mon cœur, et je sentis que le malheur est le plus fort de tous les attraits. » Mme Dufrenoy s’est souvent plainte, pour elle, de cette sécheresse extérieure : « J’ai toujours besoin de pleurer, disait-elle, et mes yeux ne peuvent verser des larmes. » La passion n’avait épuisé ni tari en son âme la source de la sensibilité, mais le ruisseau ne coulait plus à la surface. […] Outrée à la fin, elle s’écria : « Il n’y a rien de plus désolant que de se disputer avec un homme médiocre. » Jouy se sentit piqué dans le moment. […] Je sentais que, dans ces derniers mois, il faisait tort à sa réputation, il s’aliénait les personnes qui étaient les plus chères à son cœur, et dont la froideur qu’il avait causée lui-même était ensuite son plus grand tourment… « On n’a point connu Mme de Staël, si on ne l’a pas vue avec Benjamin Constant. […] Ce n’est que comparé à lui-même qu’on sent tout ce qui lui manque. » Je pourrais extraire encore bien des passages de ces Souvenirs de M. 

1376. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par. M. le Chevalier Alfred d’Arneth »

On pourra sourire de quelques détails qui sentent la maman. — Ayez plus soin de vos dents, on dit que vous les négligez. — Mettez un corset, crainte, comme on dit en allemand, d’élargir et de paraître déjà la taille d’une femme sans l’être. — Le monter à cheval gâte le teint, et votre taille à la longue s’en ressentira et paraîtra encore plus. — Les premières lettres sont remplies de ces prescriptions qui tiennent au corps, à la santé, et qui ont des conséquences morales aussi pour les personnes en évidence et dont toute la vie se passe en public : « Je vous prie, ne vous laissez pas aller à la négligence ; à votre âge cela ne convient pas, à votre place encore moins ; cela attire après soi la malpropreté, la négligence et l’indifférence même dans tout le reste de vos actions, et cela ferait votre mal ; c’est la raison pourquoi je vous tourmente, et je ne saurais assez prévenir les moindres circonstances qui pourraient vous entraîner dans les défauts où toute la famille royale de France est tombée depuis longues années64 ; ils sont bons, vertueux pour eux-mêmes, mais nullement faits pour paraître, donner le ton, ou pour s’amuser honnêtement, ce qui a été la cause ordinaire des égarements de leurs chefs qui, ne trouvant aucune ressource chez eux, ont cru devoir en chercher au dehors et ailleurs. […] Les éloges se mêlent aux réprimandes, car on sent qu’elles sortent d’un cœur tendre et qui n’a en vue que le bonheur des siens : « Je suis toujours sûre du succès, si vous entreprenez une chose, le bon Dieu vous ayant douée d’une figure et de tant d’agréments, joint avec cela votre bonté, que les cœurs sont à vous si vous entreprenez et agissez ; mais je ne puis vous cocher pourtant ma sensibilité : il me revient de toutes parts et trop souvent que vous avez beaucoup diminué de vos attentions et politesses à dire à chacun quelque chose d’agréable et de convenable, de faire des distinctions entre les personnes. […] « J’aime dans cet instant les Français, s’écrie-t-elle ; que de ressources dans une nation qui sent si vivement !  […] Marie-Antoinette est la première à le sentir : « Il est bien vrai que les éloges et l’admiration pour le roi ont retenti partout ; il le mérite bien par la droiture de son âme et l’envie qu’il a de bien faire ; mais je suis inquiète de cet enthousiasme français pour la suite.

1377. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires de Malouet (suite.) »

On y sent à travers les déclamations et on y retrouve des fonds de mémoires exacts et neufs pour le temps, fort instructifs et intéressants en substance, sur l’origine et les vicissitudes des établissements européens dans les deux Indes. […] Vous le prendriez pour le seul monarque et l’unique législateur du monde. — Adieu94. » Le prince de Ligne n’eût pas été le prince de Ligne, c’est-à-dire l’homme aimable et léger par excellence, s’il eût senti autrement : « Quel homme pesant que ce Raynal, quoique gascon (pas tout à fait gascon), dont l’accent était fait pour être amusant ! Il racontait régulièrement deux fois de suite la même anecdote qu’on savait d’ailleurs, et il ne faisait entre ces première et deuxième narrations que frapper de deux doigts bien secs sur une table, en disant : C’est joli, je ne sais pas si on en sent toute la finesse. […] Il lui savait gré d’une modification d’idées dans laquelle il se sentait pour quelque chose.

1378. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

Il en sentit surtout le besoin pendant les Cent-Jours. […] Il portait, d’ailleurs, sur les choses publiques un jugement excellent ; il sentait les périls intérieurs là où ils étaient ; partisan déclaré de la liberté de la presse, il ne fut pas des derniers à prédire où mènerait la censure. […] (On sent que tout ceci est un peu chargé, mais il en reste bien quelque chose. […] Il disait de son voisin de Valençay vers la fin : « M. de Talleyrand n’invente plus, il se raconte. » M. de Talleyrand avait 84 ans passés : il sentait que sa fin était proche.

1379. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « QUELQUES VÉRITÉS SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. » pp. 415-441

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur ; le vers plus que la prose, mais la prose elle-même aussi. […] Napoléon était de ceux qui sentent tout ce qu’une grande époque littéraire ajoute à la gloire d’un règne ; il essaya de classer, d’échelonner sur les degrés du trône les gens de lettres de son temps, de dire à l’un : Tu es ceci ; et à l’autre : Tu feras cela. […] Massillon disait, à propos de son Petit Carême, que, lorsqu’il entrait dans cette grande avenue de Versailles, il sentait comme un air amollissant. […] On craint de compromettre désormais une fortune qu’on sent tenir un peu du caprice et du hasard : on en vient, si l’on n’y prend pas garde, au silence prudent.

1380. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « GRESSET (Essai biographique sur sa Vie et ses Ouvrages, par M. de Cayrol.) » pp. 79-103

Le plus court et le plus sûr est de le renvoyer, car les Nouvelles ecclésiastiques 30 triompheront sur un homme de ce caractère… » J’ai cité cette lettre parce qu’elle me paraît caractériser à merveille, dans le ton paterne du bon octogénaire, le genre de libertinage, comme il disait, dont la muse de Gresset s’était rendue coupable ; c’est un petit libertinage léger et sans trop de fond, une gaieté de jeunesse très-émoustillée, et qui ne tire pas tellement à conséquence qu’elle ne fasse encore sourire le digne cardinal au moment où il la condamne : on sent que, s’il ne faut plus garder Gresset chez les jésuites, il n’est pas perdu sans ressources pour cela, et qu’il pourra revenir à résipiscence, comme y revint ce Vert-Vert lui-même qu’il a si gentiment chanté. […] On sent courir à tout moment la vague pensée, on effleure le sujet interdit, mais au même moment on l’esquive : on est chatouillé et rassuré à la fois ; on se donne une entière licence avec une sorte de sécurité ; car, notons-le bien, c’est encore un novice qui badine, et non un page : le Chérubin dont l’enjouement a dicté ces gaietés d’un jour ne sera jamais l’amant de sa marraine ; que dis-je ? […] La gloire dont il venait de goûter à pleine coupe dans l’applaudissement universel lui fut amère ; il parut sentir que c’était un breuvage trop fort pour lui, et il s’en détourna. […] Mesdames Royales, filles de Louise XV, ne se sentirent pas de joie à la peinture de cet intérieur de nonnes ; c’était la plus vive gaieté qui eût jamais pénétré au sein de cette autre vie cloîtrée et innocemment futile.

1381. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — II. » pp. 195-213

Les lettres de 1772 à Sophie sont d’un sérieux qui fait sourire : on sent que la jeune prêcheuse vient de lire Nicole, comme plus tard elle aura lu Rousseau. […] Elle se fâche tout bas et se pique même contre eux autant que plus tard elle en rira : « Mes sentiments me paraissent bizarres ; je ne trouve rien de si étrange que de haïr quelqu’un parce qu’il m’aime, et cela depuis que j’ai voulu l’aimer : c’est pourtant bien vrai, je te peins au naturel ce qui se passe dans mon âme. » Les lettres à Sophie, dans ces moments de délicate confidence, deviennent plus vives, plus excitées ; il s’y fait sentir un contre-coup de mouvement et d’aiguillon. […] Pourquoi, le jour où vous avez revu celui que vous évitez de nommer, le jour où il vous a fait lire les feuilles d’épreuve d’un ouvrage vertueux qu’il achève, et où vous vous sentez toute transportée d’avoir découvert que, si l’auteur n’est pas un Rousseau, il a du moins en lui du Greuze, pourquoi conciuez-vous si passionnément la lettre à votre amie : « Reçois les larmes touchantes et le baiser de feu qui s’impriment sur ces dernières lignes ?  […] En vain se répète-t-elle le plus qu’elle peut et avec une grâce parfaite : « Je veux de l’ombre ; le demi-jour suffit à mon bonheur, et, comme dit Montaigne, on n’est bien que dans l’arrière-boutique ; » sa forte nature, ses facultés supérieures se sentent souvent à l’étroit derrière le paravent et dans l’entresol où le sort la confine.

1382. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — I. » pp. 1-22

Mais le jeune homme, par un instinct secret vers l’avenir, voulait la guerre et la carrière des armes : « Je me sentais fait pour la guerre, dit-il, pour ce métier qui se compose de sacrifices. » L’amour de la gloire avait, en quelque sorte, passé dans son essence, et au moment où il retrace ces souvenirs (1829), il ajoute : « J’en ressens encore la chaleur et la puissance à cinquante-cinq ans, comme au premier jour. » À soixante-quinze ans, il les ressentait de même. […] Quelques-unes des manœuvres qu’il fit en présence de Wellington, les deux armées se côtoyant, s’observant durant des jours, et chacun des adversaires évitant de s’engager à moins de se sentir l’avantage, sont des modèles du genre. […] En plus d’une occasion, notamment à Rosnay (le 2 février) il eut à décider l’affaire de sa personne et à se jeter au fort du péril, comme il avait fait dix-huit ans auparavant à Lodi : Il y a un grand charme, remarque-t-il à ce sujet, et une grande puissance à obtenir un succès personnel, à sentir au fond de la conscience que le poids de sa personne, et pour ainsi dire de son bras, a fait pencher la balance et procuré la victoire. […] Les récits de Marmont s’animent ainsi naturellement, et sans qu’il y vise, de ces impressions morales et guerrières ; on sent toujours l’homme en lui.

1383. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — I. » pp. 287-307

la grande et belle voix, la voix unique, s’écriait-il, toujours égale, toujours fraîche, brillante et légère, qui, par son talent, a appris à sa nation qu’on pouvait chanter en français, et qui, avec la même hardiesse, a osé donner une expression originale à la musique italienne. » Il ne sortait jamais de l’entendre « sans avoir la tête exaltée, sans être dans cette disposition qui fait qu’on se sent capable de dire ou de faire de belles et de grandes choses ». […] Mme d’Épinay aimait à écrire, et, dans ses exercices de plume, elle ne tarda pas à faire de Grimm un portrait qui nous le représente à son avantage, et sous des traits dont on sent pourtant la vérité : Sa figure est agréable par un mélange de naïveté et de finesse ; sa physionomie est intéressante, sa contenance négligée et nonchalante. […] Grimm pour sentir ce qu’il vaut. […] Il est aisé, avec ces mêmes traits, on le sent, de faire de Grimm un homme très laid et une caricature ; ceux qui savent combien la physionomie dispense les hommes de beauté s’en tiendront, sur son compte, à l’impression d’une femme d’esprit et d’un ami délicat.

1384. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — II. (Fin.) » pp. 350-370

Inquiet, égaré dans cette espèce de vide, mon âme, encore active, a senti le besoin d’une occupation. […] plus on a connu le monde, ses fantômes et ses vains prestiges, plus on a senti le besoin d’une grande idée pour élever son âme au-dessus de tant d’événements qui viennent la décourager ou la flétrir. […] Il le sentait si bien que, vers la fin de sa vie, en 1800, il publia un Cours de morale religieuse divisé en discours qui sont censés adressés par un pasteur à son troupeau. […] Par ces divers travaux religieux dans lesquels il a soigneusement évité de marquer les points qui auraient fait sentir un désaccord avec l’Église catholique, M. 

1385. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VII. Mme de Gasparin »

Après l’avoir lu on se sent plus apte à vivre et plus disposé à accepter le calice d’amertume que nous tendent les Anges invisibles ! […] du bonheur de sentir le lien de l’orthodoxie autour de sa gerbe mystique, qui peut se rompre tout à l’heure et s’en aller, comme les épis au vent, à l’erreur, — Mme de Gasparin l’a fait, comme elle s’en croyait le droit, et le Paradis qu’elle a vu, comme Dante a vu le sien, est, autant que celui du Dante, une vision chrétienne ; mais splendide encore plus d’intelligence et de pureté que splendide de sa splendeur même. […] C’est que l’auteur des Horizons célestes a peut-être plus senti la vie que Dante lui-même, et plus senti aussi la consolation et l’espoir enfermés dans le mystère de la Croix !

1386. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »

Mais quelque souvenir que la patrie de Luther ait gardé de son xve  siècle, elle se sent appelée à jouer un rôle nouveau dans le nouveau monde enfanté par la Révolution française. […] On n’y sent circuler que l’errante préférence de l’esprit. […] Innocent III le sentit. […] On sent que l’Église s’est blessée elle-même, que ses influences décroissent, que ses plus beaux jours ont lui pour ne plus reparaître.

1387. (1868) Curiosités esthétiques « VI. De l’essence du rire » pp. 359-387

L’ange a senti que le scandale était là. […] L’école romantique, ou, pour mieux dire, une des subdivisions de l’école romantique, l’école satanique, a bien compris cette loi primordiale du rire ; ou du moins, si tous ne l’ont pas comprise, tous, même dans leurs plus grossières extravagances et exagérations, l’ont sentie et appliquée juste. […] Ainsi l’homme qui a jusqu’à présent le mieux senti ces idées, et qui en a mis en œuvre une partie dans des travaux de pure esthétique et aussi de création, est Théodore Hoffmann. […] Léandre, Pierrot, Cassandre, font des gestes extraordinaires, qui démontrent clairement qu’ils se sentent introduits de force dans une existence nouvelle.

1388. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XX. Le Dante, poëte lyrique. »

Dante, presqu’au sortir de l’enfance, a senti l’amour pur, vrai, profond ; il en a rendu les illusions et la douleur, avec une force qui rejette bien loin toute la poésie convenue et le langage affecté du siècle ; il en a gardé l’ineffaçable souvenir, comme un sceau de Dieu sur lui ; il a été consacré poëte par la religion et par l’amour. […] Lors même que Dante les imitera et prendra, comme eux, les couleurs de sa Dame, on sentira que c’est une autre voix ; et le titre de son premier écrit célèbre, Vita nuova, n’est pas moins le signe d’un art nouveau que la révélation d’une âme transformée par l’amour. […] Qui me voit et ne se sent pas amoureux, n’aura jamais l’intelligence de l’amour. […] Avec une joie égale à celle des autres créatures du premier ordre, elle roule sa sphère et jouit de son bonheur. » Vous avez présent cet hymne d’Horace à la divinité d’Antium, à cette Fortune dont les Romains avaient cru sentir les puissantes faveurs, dans les calamités qu’eux-mêmes infligeaient aux vaincus.

1389. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.] » pp. 518-522

Il est moral, l’effet qui résulte des transports tour à tour amoureux ou chevaleresques du Cid, des combats et de l’égarement de Chimène : c’est assez qu’on sente circuler, dans ce premier chef-d’œuvre de notre théâtre, un souffle et comme un courant de grandeur qui épure les sentiments et qui élève les âmes. […] Les incidents, les obstacles sont bien ménagés, et toujours en vue de faire sentir le prix de l’union, de l’honnêteté domestique.

1390. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXVI » pp. 100-108

En masse, les professeurs de l’Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux : les élèves le sentent, et de toute cette atmosphère ils sortent, non pas nourris d’irréligion, mais en indifférents ; la plupart des familles sont de même. […] C'est une singulière organisation que celle de ce brillant et facile talent, et après l’avoir entendu nous-même, en ses beaux jours, et à écouter ceux qui l’ont pu mieux connaître, nous oserions dire : Villemain n’aime et ne sent directement ni la religion, ni la philosophie, ni la poésie, ni les arts, ni la nature.

1391. (1874) Premiers lundis. Tome I « [Préface] »

En un mot, quand on a souci de l’avenir, quand, sans avoir la vanité de croire à rien de glorieux, on se sent du moins le désir permis d’être en un rang quelconque un témoin honorable de son temps, on a toutes les précautions à prendre. on ne saurait trop faire navire et clore les flancs, pour traverser, sans sombrer, les détroits funestes. » Et comme pour mieux détourner dans l’avenir du dessein de rechercher ses anciens articles, le critique disait encore : « Après le Globe saint-simonien, que je n’avais pourtant pas tout aussitôt déserté, je suis entré au National par suite d’obligeantes ouvertures de Carrel. […] Sa collaboration devient d’autant plus difficile à saisir, qu’elle s’est fondue quelquefois dans des articles écrits avec Pierre Leroux, de telle sorte qu’on sent par moments les idées de l’un, le style de l’autre.

1392. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 312-324

L’effet des séditions a toujours été de ramener à l’obéissance, & de faire sentir le prix de l’autorité légitime, par l’expérience des maux que la révolte entraîne : de même leur soulévement contre la Religion deviendra le plus solide trophée de sa gloire, & le lien le plus sûr pour y attacher les Esprits raisonnables. Quel homme assez aveugle, en effet, pour ne pas sentir la différence qui subsiste entre les lumieres de cette Religion & les phosphores philosophiques !

1393. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — T. — article » pp. 372-383

Que vers le Tage un taureau furieux, Qui, de l’Auster sent la brûlante haleine, A la jument, qu’il poursuit dans la plaine, S’unisse ! […] Si vous les trouvez frivoles, médisans, & ridicules, supportez-les, mais sans vous y attacher ; & ne vous attirez pas leur haine en les humiliant, en leur faisant sentir trop de supériorité.

1394. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Montmaur, avec tout le Parnasse Latin & François. » pp. 172-183

Ménage lui-même sentit qu’il avoit été trop loin, qu’il est des égards dus au public. […] Vavasseur ont fait sentir toute l’indécence de ces expressions.

1395. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre III. Parallèle de la Bible et d’Homère. — Termes de comparaison. »

On a tant écrit sur la Bible, on l’a tant de fois commentée, que le seul moyen qui reste peut-être aujourd’hui d’en faire sentir les beautés, c’est de la rapprocher des poèmes d’Homère. […] Si Jacob et Nestor ne sont pas de la même famille, ils sont du moins l’un et l’autre des premiers jours du monde, et l’on sent qu’il n’y a qu’un pas des palais de Pylos aux tentes d’Ismaël.

1396. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Lépicié » pp. 275-278

Le mérite d’une esquisse, d’une étude, d’une ébauche, ne peut être senti que par ceux qui ont un tact très-délicat, très-fin, très-délié, soit naturel, soit dévelopé ou perfectionné par la vue habituelle de différentes images du beau en ce genre, ou par les gens mêmes de l’art. […] Rappelez-vous toutes les études, toutes les connaissances nécessaires à un bon peintre, à un peintre né, et vous sentirez combien il est difficile d’être un bon juge, un juge né en peinture.

1397. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 24, objection contre la solidité des jugemens du public, et réponse à cette objection » pp. 354-365

Il allegue qu’il ne sent aucun plaisir en regardant le tableau qu’il refuse d’estimer. […] En effet tous les raisonnemens des critiques ne sçauroient persuader qu’un ouvrage plaise lorsqu’on sent qu’il ne plaît pas, comme ils ne peuvent jamais faire accroire que l’ouvrage qui interesse, n’interesse pas.

1398. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — VII »

Taine a très bien senti l’insuffisance, le verbalisme où aboutissent tant d’efforts, tant d’enthousiasmes dépensés et tant de sang versé ; mais si le but qu’on déclarait viser n’a pas été atteint, si, dans l’entreprise révolutionnaire, il y a des puérilités, de l’agitation et du vide, une grandeur pourtant y apparaît : certaines dépenses d’énergie, fussent-elles infécondes, contribuent à manifester les hommes ; elles accroissent sinon le bien-être, du moins la beauté et puis aussi la dignité de notre espèce. […] Taine, à l’âge de quatorze ans, quitta définitivement Vouziers, il emportait de sa terre et de ses morts cette façon de sentir.

1399. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre III. Des éloges chez tous les premiers peuples. »

La raison en est simple : dans ces premiers temps, l’homme, plus indépendant et plus fier, était plus près de l’égalité ; la faiblesse et le besoin ne s’étaient point encore vendus à l’orgueil, et le maître, en enchaînant l’esclave, ne lui avait point encore dit : « Loue-moi, car je suis grand, et je daignerai te protéger, si tu me flattes. » On sent qu’alors pour être loué, il fallait des droits réels, et ces droits ne purent être que des services rendus aux hommes. […] On sent assez quel doit être le caractère des ouvrages d’un pareil peuple ; mais ce qui étonne, c’est que déjà on y trouve l’art d’opposer les idées douces aux idées terribles, et de placer presque partout l’image de l’amour à côté de celle de la guerre ; peut-être ce qui nous paraît un art, n’était que l’expression naturelle des mœurs de ces peuples.

1400. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre III. Combinaison des deux éléments. »

On est devant elle comme devant le cœur vivant de l’organisme humain ; au moment d’y porter la main, on recule ; on sent vaguement que, si l’on y touchait, peut-être il cesserait de battre. […] Il n’était d’abord que le fétiche d’un sauvage ; vainement nous l’avons épuré et agrandi, il se sent toujours de ses origines ; son histoire est celle d’un songe héréditaire qui, né dans le cerveau affolé et brut, s’est prolongé de générations en générations, et dure encore dans le cerveau cultivé et sain. […] Rousseau généralise : préoccupé de soi jusqu’à la manie et ne voyant dans le monde que lui-même, il imagine l’homme d’après lui-même et « le décrit tel qu’il se sent ». […] je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ; je puis sentir ce qu’est ordre, beauté, vertu ; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne ; je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerais aux bêtes !  […] » — On reconnaît, à travers la théorie, l’accent personnel, la rancune du plébéien pauvre, aigri, qui entrant dans le monde, a trouvé les places prises et n’a pas su se faire la sienne, qui marque dans ses confessions le jour à partir duquel il a cessé de sentir la faim, qui, faute de mieux, vit en concubinage avec une servante et met ses cinq enfants à l’hôpital, tour à tour valet, commis, bohême, précepteur, copiste, toujours aux aguets et aux expédients pour maintenir son indépendance, révolté par le contraste de la condition qu’il subit et de l’âme qu’il se sent, n’échappant à l’envie que par le dénigrement, et gardant au fond de son cœur une amertume ancienne « contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils l’eussent été à ses dépens et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le sien421 »  Non seulement la propriété est injuste par son origine, mais encore, par une seconde injustice, elle attire à soi la puissance, et sa malfaisance grandit comme un chancre sous la partialité de la loi. « Tous les avantages de la société422 ne sont-ils pas pour les puissants et pour les riches ?

1401. (1906) Propos de théâtre. Troisième série

Il avait senti s’éveiller sa vocation dramatique en assistant aux « pastorales » bretonnes qui se jouaient à Noël. […] C’est mal dit, les longueurs restent et se sentent bien ; mais la longueur de la pièce est admirablement escamotée. […] Mais justement cette substitution, le public la sent trop. Il sent trop qu’Ulysse n’est qu’un succédané de Calchas, et cela, ce me semble, le gêne. […] Armande alors dresse l’oreille, sent la jalousie la mordre et fait des reproches à Clitandre.

1402. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

Comme Pascal sent cette vérité avec amertume ! […] Ils sont noirs et fermés, les cieux, pour l’âme qui a perdu la foi, et elle se sent seule, d’autant plus seule qu’elle se souvient d’avoir été aimée, d’avoir senti qu’elle était aimée infiniment. […] On ne le sent pas assez, le génie a son prix. […] Comment ne le sentez-vous pas ? […] Être regardé, c’est aussi se sentir regardé, et cela seul altère un peu la sincérité.

1403. (1892) Essais sur la littérature contemporaine

Cela sent, comme l’on dit, son pédant de collège. […] C’était l’enthousiasme de la pitié, la passion de la bonté que je sentais en mon cœur. […] que nous sentons la solidarité qui lie les plus orgueilleux aux plus humbles ? […] Ce n’est rien que de sentir, et peu de chose que de connaître ; aimer ! […] Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres.

1404. (1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409

Elles sont au nombre de cent vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul mot qui sente l’hypocrisie. […] Est-ce que vous ne sentez pas la fureur s’en emparer ? […] … » vous sentez juste ; mais, de stoïcien que vous étiez, vous vous êtes fait homme. […] Que sont devenus ces entretiens dont je ne sentis jamais la satiété ? […] Je suis bien loin de sentir comme vous ; je regrette que vos semblables soient mortels.

1405. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Le père Lacordaire. Quatre moments religieux au XIXe siècle. »

C’est de l’excellente, de l’éloquente rhétorique à l’usage de l’école de Sorèze ; mais j’ajouterai qu’on sent à chaque ligne que ce n’est que de la rhétorique. […] Ce sont de vraies lettres ; elles en portent le cachet : elles sont vives et courtes pour la plupart ; on y sent l’homme pressé qui n’a qu’une demi-heure à lui et qui en profite. […] Je les aime comme vous ; mais, à mesure qu’on vieillit, la nature descend et les âmes montent ; et l’on sent la beauté de ce mot de Vauvenargues : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes 83. » C’est pourquoi on peut toujours aimer et être aimé.

1406. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « LA REVUE EN 1845. » pp. 257-274

Cette lacune se faisait quelquefois sentir, et l’on cherchait à y pourvoir ; mais de telles doctrines, pour être tant soit peu solides et réelles, de telles affinités ne se créent pas de toutes pièces, et l’on attendait. […] de moins en moins sentie, et qui a fait le charme des plus délicats parmi les hommes. […] Ce lien qui, disait-on, avait quelquefois manqué aux divers travaux critiques de la Revue, ce lien dont nous avons trop senti nous-même, à de certains jours, le relâchement, et que nous nous sommes efforcé bien souvent de rattacher, il existe désormais, il est formé manifestement ; les attaques mêmes du dehors et l’union des agresseurs nous le démontrent.

1407. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. Rodolphe Topffer »

Avoir vécu, dès l’enfance et durant la jeunesse, de la vie de famille, de la vie de devoir, de la vie naturelle ; avoir eu des années pénibles et contrariées sans doute, comme il en est dans toute existence humaine, mais avoir souffert sans les irritations factices et les sèches amertumes ; puis s’être assis de bonne heure dans la félicité domestique à côté d’une compagne qui ne vous quittera plus, et qui partagera même vos courses hardies et vos généreux plaisirs à travers l’immense nature ; ne pas se douter qu’on est artiste, ou du moins se résigner en se disant qu’on ne peut pas l’être, qu’on ne l’est plus ; mais le soir, et les devoirs remplis, dans le cercle du foyer, entouré d’enfants et d’écoliers joyeux, laisser aller son crayon comme au hasard, au gré de l’observation du moment ou du souvenir ; les amuser tous, s’amuser avec eux ; se sentir l’esprit toujours dispos, toujours en verve ; lancer mille saillies originales comme d’une source perpétuelle ; n’avoir jamais besoin de solitude pour s’appliquer à cette chose qu’on appelle un art ; et, après des années ainsi passées, apprendre un matin que ces cahiers échappés de vos mains et qu’on croyait perdus sont allés réjouir la vieillesse de Goëthe, qu’il en réclame d’autres de vous, et qu’aussi, en lisant quelques-unes de vos pages, l’humble Xavier de Maistre se fait votre parrain et vous désigne pour son héritier : voilà quelle fut la première, la plus grande moitié de l’existence de Topffer. […] Ses yeux, qui s’étaient opposés dès sa jeunesse à ce qu’il continuât, il n’avait plus à les ménager désormais, et il leur demandait comme une dernière sensation d’artiste ce jeu, cette harmonie des couleurs vers laquelle il se sentait irrésistiblement appelé ; il s’enivrait d’un dernier rayon. […] On peut dire de lui ce que l’auteur a dit de certains dessinateurs d’après nature, qu’il réussit à exprimer ses vues et ses impressions « sinon habilement, du moins avec une naïveté sentie, avec une gaucherie fidèle. » L’habileté est de la part de l’auteur qui se cache si bien derrière.

1408. (1875) Premiers lundis. Tome III « Sur le sénatus-consulte »

A le prendre ainsi, et vu l’urgence, vu la prorogation du Corps législatif, qui a pu être nécessaire, mais qui est survenue irrégulièrement et qui a choqué et interloqué ce Corps, vu bien d’autres circonstances que chacun sent assez sans qu’on les dise, il me semblait que le Sénat aurait pu procéder plus vite, motiver son empressement même par la condition fâcheuse qui était faite au Corps législatif, resté en l’air et en suspens, se mettre dès le premier jour avec ce Corps dans des relations d’égards et de bons procédés et, en vérité, quand je vois les modifications apportées au sénatus-consulte après une discussion si laborieuse, je trouve qu’il eût été mieux de l’accepter et de l’acclamer sous sa première forme. […] Daunou, a fait cette remarque dans son excellent ouvrage sur les Garanties individuelles : « Lorsqu’il y a deux principes dans un gouvernement, c’est toujours le mauvais qui dirige et anime la plupart des agents de l’autorité. » Il serait peut-être temps qu’il n’y eût qu’un principe dans notre gouvernement, et que ce qui va faire l’âme nouvelle de la Constitution pénétrât aussi dans l’administration et s’y fît de plus en plus sentir. […] Vous me demandez ce que j’aurais dit : je vous envoie ce que j’avais préparé, en le réduisant à sa plus simple expression : c’est surtout quand on se sent inutile, qu’il convient d’abréger. » 69.

1409. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Joséphin Soulary »

Il est certain que la fin du premier vers et tout le second forment une cheville ou que, tout au moins, si le poète avait écrit en prose, il n’aurait guère senti le besoin d’apostropher ici son cœur. […] Je suis peut-être de méchante humeur ; mais il me semble qu’il y a dans les Deux Cortèges quelque chose de cet art un peu banal, quelque chose qui sent le goût de la province et les Jeux floraux. […] Vous sentez le piquant ?

1410. (1890) L’avenir de la science « XXI »

Ne sent-on pas dans Milton le blessé des luttes politiques ? […] Elles sont fines, sensées, raisonnables, pleines d’une délicate critique ; elles se lisent avec agrément aux heures de loisir, mais elles n’ont rien de ferme et d’original, rien qui sente l’humanité militante, rien qui approche des œuvres hardies de ces âges extraordinaires où tous les éléments de l’humanité en ébullition apparaissent tour à tour à la surface. […] Une institution n’a sa force que quand elle correspond au besoin vrai et actuellement senti qui l’a fait établir.

1411. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVI » pp. 279-297

Enfin, et c’était là le point le plus sensible, cet état de domesticité qu’elle accepterait dans la maison de madame de Montespan, la placerait au-dessous des regards du roi, de ces regards qu’elle avait trouvés si doux, et qu’elle se sentait autorisée à rappeler sur elle, par l’aveu secret de ce prince pour l’éducation de ses enfants naturels. […] Il est difficile de dire avec justesse ce qu’on sent n’être ni vrai, ni conforme à la raison. […] Elle sentait d’avance que fixer les regards d’un roi aimable et aimé des français, d’un roi amant de la gloire, gage de leurs respects et de leur admiration, ce serait trouver lotis les bonheurs en un seul.

1412. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « De la tragédie chez les Anciens. » pp. 2-20

Ne sentons-nous pas nos entrailles s’émouvoir à la vue d’un malheureux qui, avec des cris pitoyables, nous expose une extrême misère ? […] Je vais encore plus loin, et je suppose qu’Eschyle n’ait pas connu tout d’un coup que le but de la tragédie était de corriger la crainte et la pitié par leurs propres effets : du moins on doit convenir que, puisqu’il a tâché de les exciter dans ses pièces, il a eu en vue de réjouir ses spectateurs par l’imitation de la crainte et de la pitié, et que par conséquent il a senti le prix de ces passions mises en œuvre. […] Pour cela, il faut que le fil qui conduit le spectateur, sans qu’il y pense, soit en effet si délié qu’il ne le sente pas.

1413. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Eugène Fromentin ; Maxime du Camp »

De plus, sous sa forme flottante, familière, épistolaire, peu littéraire par conséquent, il a comme un besoin d’unité vaguement obéi, un essai de secrète ordonnance qui sentie livre combiné, et donne comme une pointe d’unité dramatique à ces récits qui ne se suivent plus pour se suivre, à ces impressions d’ordinaire inconséquentes et sans autre raison d’être que les hasards de son chemin pour le voyageur, et qui tournent ici autour d’une figure et d’un fait central, — la figure et l’épisode d’Haouâ. […] Les esprits qui sentent leur néant doivent adorer tout ce qui empêche de voir leur creux ; mais quand on vit par le talent et qu’on en a en soi la forte, lumineuse et tranquille conscience, à quoi bon jalouser et vouloir cette position d’immortel qui fait rire ceux qui doivent mourir ? […] , et cette bouche, n’y en eût-il qu’une seule, n’oubliera pas le nom du premier historien de la Commune et dira le nom de du Camp, que ses ennemis, qui en rugissent, sentent, dès tout à l’heure, immortel.

1414. (1936) Réflexions sur la littérature « 1. Une thèse sur le symbolisme » pp. 7-17

Henri De Régnier, sentez-vous une profondeur ? […] Il faudrait alors renoncer à des clichés comme celui que je trouve à la page 186 : « La poésie de Verlaine est pour ainsi dire la musique même ; elle se sent, elle ne s’analyse pas. » Pardon ! […] Ce que vous sentez fortement, vous devez l’analyser profondément, et quand vous ne le pouvez ni ne le tentez, il est trop commode de nous dire qu’on ne le doit pas.

1415. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XX. De Libanius, et de tous les autres orateurs qui ont fait l’éloge de Julien. Jugement sur ce prince. »

Julien le sentit, et revint à lui ; quoiqu’empereur, il fit les premières démarches. […] Je sais que ces sortes d’actions sont extraordinaires et doivent le paraître ; mais la nature passionnée a son prix, comme la nature réfléchie ; et les hommes peut-être les plus estimables ne sont pas ceux qui règlent froidement et sensément tous les mouvements de leur âme, qui avant de sentir ont le loisir de regarder autour d’eux, et se souviennent toujours à temps qu’ils ont besoin d’être modestes. […] Cet éloge, où un particulier loue un prince avec lequel il a quelque temps vécu dans l’obscurité, pouvait être précieux ; le souvenir des études de leur jeunesse et cette heureuse époque où l’âme, encore neuve et presque sans passions, commence à s’ouvrir au plaisir de sentir et de connaître, devait répandre un intérêt doux sur cet ouvrage ; mais nous ne l’avons plus, et nous n’en pouvons juger ; nous savons seulement qu’il était écrit en grec.

1416. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre VI. »

Platon, ce qui étonne davantage, avait voulu voir en elle un sage autant qu’un poëte ; et, quand il lui donnait ce nom de dixième et dernière Muse, qu’une flatterie banale a répété pour tant d’autres bouches gracieuses, sans doute l’idée de quelque chose de divin, dans l’union du talent et de la beauté, s’attachait pour lui à cette expression ; et, plus tard, chez d’autres écrivains moins curieux de l’art et de la forme, on sent que le même nom réveille le même souvenir d’admiration idolâtre et de culte mystérieux. […] Le témoignage s’en trouve dans cette anecdote du médecin Érasistrate surprenant la passion secrète du fils de Séleucus pour sa belle-mère Stratonice, par l’observation même des signes qu’avait sentis et marqués sur elle-même Sapho saisie d’amour : « Les symptômes, dit Plutarque, étaient les mêmes, la perte de la voix, l’expression des regards, la sueur brûlante, l’ataxie de la fièvre et le trouble dans les veines, enfin l’abattement de l’âme, l’abandon, la stupeur et la pâleur. » Telle est en effet, dans son expressive vérité, l’analyse médicale de cette ode profane, de ce crime élégant de la pensée dont Catulle avait égalé la force, mais non la grâce, et que voici, dans la lettre morte de la prose : « Il est pour moi égal aux dieux l’homme qui s’assied en face de toi et t’écoute doucement parler et doucement sourire. […] Nous l’ignorons ; mais il nous reste à deviner dans de maladroites analyses ou à sentir dans un seul chef-d’œuvre le génie dont elle fut inspirée.

1417. (1925) Proses datées

Il aimait à se sentir entouré de sympathie et d’amitié, d’admiration. […] Leconte de Lisle se sentait atteint. […] Il sentait qu’une littérature, une poésie sans ordre, sans mesure, sans tradition, est incapable de faire succéder aux recherches et aux tentatives des œuvres de durée et de perfection. […] Lamartine lui-même l’a si bien senti qu’il nous a donné un commentaire de ses poésies. […] Cela se sent au ton de certains portraits qu’il trace du poète.

1418. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre I. La Restauration. »

que cela sent bon ! […] Tattle sent bon partout, sa perruque sent bon, et ses gants sentent bon, et son mouchoir sent bon, très-bon, meilleur que les roses. Sentez, maman, madame, veux-je dire. […] Sentez, cousine. […] Et remarquez que la caque sent toujours le hareng.

1419. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Quelques « billets du matin. » »

Je me sentais moi-même auguste. […] Ce calendrier sent bon la terre et la vie rustique. […] Je me sentis derechef partisan du taureau. […] C’est qu’il sent comme cela. […] Que sent-elle ?

1420. (1902) Le critique mort jeune

On sent que, sous prétexte de philologie, M. de Gourmont est heureux de se trouver parmi de riches chasubles, des ciboires précieux et des reliquaires. […] Ce sont les sentiments et les idées de ses ancêtres qui commandent tout ce qu’il pense et tout ce qu’il sent. […] Et, au fond, dans tout le livre, ne sent-on pas l’esprit et comme le souffle de Taine, à qui M.  […] Ne sent-on pas que nous voici en chemin de démontrer la troisième proposition que nous avions distinguée dans « l’Etape » ? […] Pierre Louÿs, on se sent écrasé par ce qu’ont d’excessif et de surhumain les travaux de ses personnages.

1421. (1772) Discours sur le progrès des lettres en France pp. 2-190

On sentit le besoin qu’on avoit d’être instruit, & l’émulation devint générale. […] Quoique plus à plaindre, il n’en est guère plus malheureux : car ce malheur de l’état d’ignorance, quelque réel qu’il soit, n’est ni apprécié ni senti que par ceux qui s’élèvent au-dessus. […] Il avoit le talent d’émouvoir le cœur & d’intéresser l’ame : il donnoit à sentir à l’un, à penser & à comparer à l’autre. […] Nous sentons nos pertes, & plus encore l’impuissance de les réparer. […]   Ainsi les hommes de génie ont senti dans tous les temps le prix de l’étude de l’Antiquité.

1422. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Alfred de Vigny. »

Éloa, cette créature d’amour et de pitié, cette âme née d’une larme, se sent le besoin d’aimer un affligé, de consoler un inconsolable et, parmi tous les anges, son instinct est de choisir celui précisément qui a failli, celui qu’on n’ose nommer dans le ciel, Lucifer lui-même. […] Cela sentait, des pieds jusqu’à la tête, le rhumatisme littéraire, la migraine poétique, dont le poète avait déjà décrit les pointillements aux tempes de son Stello. […] Il aurait volontiers senti par l’imagination, et aussi par aristocratie de nature, comme Joseph de Maistre, et il n’avait pas même au fond la religion de Voltaire ; il n’avait le plus souvent, en présence de l’univers et de la nature, que le regard silencieux de Lucrèce, avec l’agonie et le dédain de plus. […] Il se sent même, dans ce dernier, un feu et un mordant qui le rend bien autrement vivant que les deux autres. […] J’avais bien prévu qu’il vous sentirait comme moi, c’est la personne du monde la plus sensible à la grâce et à l’esprit.

1423. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre deuxième. La connaissance des corps — Chapitre premier. La perception extérieure et les idées dont se compose l’idée de corps » pp. 69-122

Le patient croit sentir dans sa bouche la chair fondante d’une orange absente, ou sur ses épaules la pression d’une main froide qui n’est pas là, voir, dans la rue vide, un défilé de personnages, entendre, dans sa chambre muette, des sons bien articulés. — Donc, lorsque la sensation naît après ses précédents ordinaires, c’est-à-dire après l’excitation de son nerf et par l’effet d’un objet extérieur, elle engendre le même fantôme intérieur, et forcément ce fantôme paraît objet extérieur. […] En effet, la perception extérieure laisse après elle un simulacre ; quand nous avons vu quelque objet intéressant, entendu un bel air, palpé un corps d’un grain singulier, non seulement l’image de notre sensation survit à notre sensation, mais encore elle est accompagnée par une conception, représentation, fantôme plus ou moins énergique et net de l’objet senti. […] Quand nous comparons deux longueurs différentes, nous pouvons sentir laquelle est la plus grande, exactement comme lorsque nous comparons deux poids ou résistances différentes. […] De cette façon, l’antécédent réel d’un effet — le seul antécédent qui, étant invariable et inconditionnel, soit considéré par nous comme la cause — peut être, non pas une sensation quelconque actuellement sentie, mais simplement la présence, en ce moment ou au moment immédiatement précédent, d’un groupe de possibilités de sensation. […] Bien plus, elles sont et, après que nous aurons cessé de sentir, elles seront des possibilités permanentes de sensation pour d’autres êtres que nous-mêmes.

1424. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier. — Correspondance de Chateaubriand (3e partie) » pp. 161-240

Il avait l’instinct politique si honnête et si sûr qu’il n’avait pas besoin de penser, il lui suffisait de sentir. […] On devrait se sentir plus léger à mesure que le temps nous enlève des années ; c’est tout le contraire : ce qu’il nous ôte est un poids dont il nous accable. […] On y sent le poète qui ne vieillit pas sous les vieillesses du caractère de l’homme. […] La rhétorique tombait devant l’âge : on ne déclame plus devant Dieu ; il sentait l’approche de la vérité suprême, le néant de nos ambitions et de nos vanités ; il devenait plus sincère et plus naturel en cessant de poser et de phraser pour le monde. […] Il doit à l’amitié de madame Récamier les accents du soir plus touchants que ceux du matin ; l’imagination s’éteint, l’âme s’épanche ; on sent le recueillement dans ces adieux.

1425. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1864 » pp. 173-235

Nous ne nous disons rien, mais nous sentons parfaitement les idées qui nous travaillent, et que nous nous cachons. […] Elle porte rebroussés et relevés très haut, des cheveux bouffants et pommadés qu’on sent gros, et qui lui donnent l’air de ces femmes coloriées dans de petits cadres peints couleur d’or, et qu’on gagne aux macarons. […] Elle était moitié heureuse de sa toilette, comme un enfant, moitié confuse, comme une personne qui se sentirait à peu près nue. […] Et elle sentait l’odeur de l’œillet, en baissant la tête, et en faisant plus creux, le creux de sa gorge. […] Un moment elle a tiré l’œillet de sa poitrine, l’a longuement senti de ses narines ouvertes, puis me l’a passé, comme une chose qu’elle aurait presque baisée, et m’a dit : « Sentez, j’adore cette odeur.

1426. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIe entretien. Boileau » pp. 241-326

En mettant la main sur le cœur du vrai poète, il faut le sentir battre, comme celui des héros, plus vite et plus fort que celui des autres mortels. […] On n’y sent pas la haine, mais la confidence et la négligence d’un esprit souriant dans sa bonté. […] Louis XIV sentit qu’il fallait tout accorder à un jeune poète qui se montrait si supérieur à ses rivaux, et qui dispensait d’une main si magistrale le dédain au mauvais goût, la gloire au grand règne. […] On sentait qu’il parlait dans une langue vêtue et chaste, qui s’offense des nudités du style comme d’une profanation des yeux. […] Homme de règle et de monarchie dans les lettres, Boileau sentit le besoin d’un gouvernement des lettres : il fonda le gouvernement du goût.

1427. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

” « Telles que deux colombes, attirées par le désir, fendent l’air qui porte leur vol, et viennent, les ailes ouvertes et sans mouvement, s’abattre ensemble sur le doux nid de leur amour, telles elles s’élancèrent du groupe des femmes punies pour avoir trop aimé ; et ces deux âmes volèrent à moi à travers la tourmente, tant elles avaient senti de compassion et de tendresse pour elles dans l’accent du cri que j’avais jeté en les appelant ! […] « Je ne pleurai pas, tant je me sentis au dedans pétrifié d’horreur ; ils pleuraient, eux, et mon petit Ancelmino me dit : “Pour nous regarder de ce regard, mon père, qu’as-tu ? […] Ils sont dans ce songe sanglotant des petits enfants endormis qui rêvent la faim avant de la sentir, et qui demandent en songe cette nourriture que la crainte de déchirer le cœur de leur père les empêche de demander éveillés. […] Il ne manque là que la mère ou le souvenir de la mère absente ; mais le poète a senti avec un merveilleux instinct qu’il fallait écarter la mère de ce groupe ; sans quoi on n’aurait pas pu achever la lecture : le cœur se serait brisé à son premier sanglot ou seulement à sa première mémoire. […] « Et regarde au-dessus de toi, car le paradis n’est pas seulement dans mes yeux. » « Et comme, à mesure que l’homme sent plus de satisfaction à bien faire, il s’aperçoit de jour en jour que sa vertu s’accroît en lui, — ainsi m’aperçus-je que la circonférence du ciel sous lequel je planais s’était élargie devant moi et m’offrait ses prodigieuses extases ! 

1428. (1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257

Si l’adolescent qui commence à sentir, à aimer, peut devenir sujet de roman, il est très difficile au romancier que son héros sente, aime en adolescent, que l’accent soit sur ceci : un commencement. […] À l’âme il fallut des maisons de l’âme, des lieux où l’âme se connût et se sentît. […] Elle n’a point senti cette aura qui souffle dans les lieux inspirés. […] Il était même effrayé parfois de se sentir dénué de passé, de souvenirs. […] Giraudoux voir et sentir ainsi ; on se demande comment il peut être Persan, — je veux dire de l’île Suzanne.

1429. (1936) Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours pp. -564

Il prend sa revanche précisément du coté de la tradition, il met en œuvre ce qui a déjà été pensé, senti, digéré, par l’imagination chrétienne. […] Ils ont réussi parce que le dedans est authentique, et qu’avec certaine clef nous le sentons vivant. […] Mais elle ne voyage pas pour sentir : le sentiment de la nature et le goût des arts lui sont étrangers. […] Les Ïambes nous font sentir quelle nuée de flèches d’or Chénier pouvait précipiter sur elle. […] Deux fois, en 1830 et en 1840, il se fait sentir au point de compromettre et de découronner la littérature.

1430. (1874) Histoire du romantisme pp. -399

Mais à cette idée nous nous sentions pris de timidités invincibles. […] La faim commençait à se faire sentir. […] Cet amant, on le sentait bien, devait être l’unique, et ce cœur brisé par la passion n’avait pas de place pour une autre image. […] Frédérick doit aujourd’hui se sentir bien veuf. […] On sentit toute l’aridité de la versification descriptive et didactique en usage à cette époque.

1431. (1933) De mon temps…

Il a fait d’elle une Reine du Verbe et maintenant qu’elle est descendue au sombre Royaume où elle a rejoint les grands poètes du passé, nous sentons mieux, par la place qu’elle prend parmi eux, celle qu’elle occupait parmi nous. […] On eût dit qu’elle se parlait à elle-même parce qu’elle sentait que l’heure du silence, de son silence était proche… Elle est venue. […] On le sentait retiré très loin de tous dans la solitude de sa vie et de sa pensée. […] Il sentait autour de lui la présence de puissances occultes et il était témoin de faits inexplicables. […] J’ai toujours eu l’impression qu’il en voulait aux nécessités de la vie de l’obliger à un travail dont il était trop intelligent pour ne pas sentir l’inutilité.

1432. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le cardinal de Bernis. (Fin.) » pp. 44-66

Avec ce goût-là, un estomac qui digère, deux cent mille livres de rente, et un chapeau rouge, on est au-dessus de tous les souverains… » Bernis répond, de Saint-Marcel en Vivarais où il est en ce moment, et il remet tout d’abord le spirituel correspondant au ton et au point qu’il désire : Je ne suis point ingrat, mon cher confrère : j’ai toujours senti et avoué que les lettres m’avaient été plus utiles que les hasards les plus heureux de la vie. […] Il ne regrette point le ministère aux conditions où il l’a laissé, et il résume lui-même sa situation politique par un de ces mots décisifs qui sont à la fois un jugement très vrai, et un aveu honorable pour celui qui les prononce : « Je sens avec vous combien il est heureux pour moi de n’être plus en place ; je n’ai pas la capacité nécessaire pour tout rétablir, et je serais trop sensible aux malheurs de mon pays. » Et il essaye de se consoler de son mieux, de se recomposer, dans cette oisiveté, quoi qu’il en dise, un peu languissante, un idéal de vie philosophique et suffisamment heureuse : « La lecture, des réflexions sur le passé et sur l’avenir, un oubli volontaire du présent, des promenades, un peu de conversation, une vie frugale : voilà tout ce qui entre dans le plan de ma vie ; vos lettres en feront l’agrément. » Ce dernier point n’est pas de pure politesse : on ne peut mieux sentir que Bernis tout l’esprit et la supériorité de Voltaire là où il fait bien : « Écrivez-moi de temps en temps ; une lettre de vous embellit toute la journée, et je connais le prix d’un jour. » La manière dont Voltaire reçoit ses critiques littéraires et en tient compte enlève son applaudissement : « Vous avez tous les caractères d’un homme supérieur : vous faites bien, vous faites vite, et vous êtes docile. » Bernis n’a pas, en littérature, le goût si timide et si amolli qu’on le croirait d’après ses vers. […] Vous sentez combien tout cela est ennuyeux et inutile : ainsi, j’attends sans impatience que la bonne compagnie reprenne ses anciens droits ; car je me trouverais fort déplacé au milieu de tous ces petits Machiavels modernes. […] Mais il a le mérite d’avoir senti et signalé, l’un des premiers, ce qui devait corrompre le goût léger, vif et spirituel, et la gaieté originale de notre nation.

1433. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Étienne de La Boétie. L’ami de Montaigne. » pp. 140-161

Seulement, dans cet écrit si étroit et si simple d’idées, il y a de fortes pages, des mouvements vigoureux et suivis, d’éloquentes poussées d’indignation, un très beau talent de style : on y sent quelque chose du poète dans un grand nombre de comparaisons heureuses. […] Telles étaient les inspirations senties et touchantes que le spectacle des premières guerres civiles dont allait s’embraser toute la dernière moitié du siècle, faisait naître dans les nobles âmes, et qu’Étienne de La Boétie exhalait en des vers qui n’ont contre eux que de n’être point en français. […] Étienne de La Boétie n’avait rien d’ailleurs, à ce qu’il semble, de particulièrement attrayant, et son premier aspect, si l’on en juge par une parole de Montaigne, offrait plutôt quelque mésavenance et quelque rudesse ; mais la franchise et une brave démarche se faisaient sentir dans toute sa personne. […] Lorsqu’ils se rencontrèrent, leurs deux âmes étaient à la fois déjà faites et encore jeunes : elles sentirent à l’instant leur pareille et s’y portèrent avec une énergie adulte qu’elles n’avaient encore nulle part employée.

1434. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102

Grondé pour avoir pris sur lui de repasser sur la rive gauche du Rhin, il tenait à faire sentir qu’il en avait été un peu découragé, et que cela nuisait à la grandeur des vues, au bien du service : « J’avoue, Sire, écrivait-il à Louis XIV, que je me suis cru obligé à plus de circonspection, bien que pénétré de toutes les bontés dont il a plu à Votre Majesté de m’honorer pour me relever le courage un peu abattu par la crainte de lui avoir déplu en repassant le Rhin. » Et avec Chamillart il s’ouvrait complaisamment dans le même sens, et il continuait d’insinuer cette leçon indirecte où nous l’avons déjà vu si habile, et où la naïveté sert de couvert à la finesse : La prudence, monsieur, est très à la mode dans les armées. […] Saint-Simon, présent à de telles paroles, et qui avec son œil de lynx lisait dans tous les plis de cet amour-propre avantageux et content de soi, content de se déployer au soleil, ne se sentait pas de colère : « Je laisse à penser, écrit-il, en une circonstance pareille, comment ce mot fut reçu venant d’un compagnon de sa sorte, élevé et comblé au point où il se trouvait. » Je doute cependant que l’éloquent duc et pair ait éclaté devant Villars, mais il rentrait chez lui outré, grinçant des dents, la tête fumante, et il couchait sur le papier toutes ses indignations contre cet homme « le plus complètement et le plus constamment heureux de tous les millions d’hommes nés sous le long règne de Louis XIV », et qui prétendait se donner comme heureux en effet sans doute, mais comme n’ayant pas atteint à toute sa fortune. […] Parlant des derniers rebelles qu’on réduisit, Villars laisse échapper un mot qui est bien d’un noble soldat : « Ravanel, dit-il, mourut de ses blessures dans une caverne ; La Rose, Salomon, La Valette, Masson, Brue, Joanni, Fidel, de La Salle, noms dont je ne devrais pas me souvenir, se soumirent, et je leur fis grâce, quoiqu’il y eût parmi eux des scélérats qui n’en méritaient aucune. » On sent, à ce simple mot de regret d’avoir pu loger de tels noms dans sa mémoire, le guerrier fait pour des luttes, plus généreuses et pour la gloire des héros, celui qui a hâte de jouer la partie en face des Marlborough et des Eugène. […] J’espère donc, monsieur, que, persuadé par mes raisons (j’en ai d’autres encore), vous voudrez bien porter Sa Majesté à honorer un autre plus digne d’un pareil emploi, et m’excuser dans le public sur quelques attaques de la goutte, qui me prit très violemment il y a un an dans cette même saison, et se fait un peu sentir présentement.

1435. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Benjamin Constant. Son cours de politique constitutionnelle, ou collection de ses divers écrits et brochures avec une introduction et des notes, par M. Laboulaye »

Il était bien le premier à le sentir, et lorsqu’on 1815 il se trouva lancé dans une voie toute nouvelle et qui se rapportait si peu à ses engagements précédents, au lieu d’agir en tout comme un véritable esprit politique qui, après avoir bien réfléchi et calculé, se détermine et ne bronche plus, il éprouva le besoin de s’appuyer au dehors sur l’opinion de quelqu’un : à cet effet, il choisit le général La Fayette comme une sorte de confident responsable. […] Il en avait cependant assez pour sentir le besoin d’en montrer de temps en temps. […] Ils ont commencé par ne croire à rien du tout : c’est sur ce sable que tout leur édifice public est bâti, et on le sent : il y a des jours où tout remue. […] Tous deux ont des dettes payées par des rois, et l’homme public chez tous deux est gêné à la fin, et se sent les bras et la langue liés par la reconnaissance67.

1436. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier. »

Il ne se peut rien de mieux senti et de mieux dit, de mieux fait et de plus fluide. […] — D’Albert aime la beauté et n’aime qu’elle ; mais il l’aime à un degré où il devient à peu près impossible de la rencontrer, et lorsqu’il aura l’air d’aimer quelque être qui lui en offre une certaine image, il sentira que ce n’est là qu’un prétexte et un fantôme, et que réellement il n’aime pas. […] Il a en lui l’orgueil et les ambitions d’un Dieu : tantôt il voudrait faire rentrer dans sa propre nature et absorber en soi, sentir soi tout ce qu’il désire, et il se demande par moments si le monde n’est pas une ombre et si rien de ce qui n’est, pas lui existe ; tantôt il n’aspire, au contraire, qu’à sortir et à s’échapper de lui-même, à traverser les autres existences, à les revêtir et à les user par une suite d’incessantes métamorphoses. […] Que si le poète, après cela, se rejette vers l’antique Grèce et sur le plaisir couronné de roses, on sent que c’est pour s’étourdir ; c’est de guerre lasse et en désespoir de cause.

1437. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Jean-Bon Saint-André, sa vie et ses écrits. par M. Michel Nicolas. (suite et fin.) »

. — Dans la Réponse qu’il fit à la dénonciation venue de Brest en mai 1795, et où on l’accusait d’en avoir imposé à la France dans son Rapport sur le combat du 13 prairial, Jean-Bon n’opposait sur ce point que deux mots dignes et nets qui sentent l’homme vrai, sûr de lui-même ; on ne devrait pas omettre non plus cette partie de la Réponse dans les pièces du procès. — Le petit recueil que nous réclamons, avec un résumé sensé et simple, sans exagération ni faveur, aurait pour avantage, toutes dépositions entendues, de clore le débat sur une question déjà bien avancée ; le fait de la glorieuse bataille du 1er juin et de la part honorable qu’y prit Jean-Bon se présenterait désormais aussi entouré d’explications et aussi appuyé de témoignages qu’un fait de guerre peut l’être32. […] Les effets de l’antipathie qu’on avait pour nous se firent sentir par les outrages de la soldatesque, les criailleries des femmes, les poursuites des enfants. […] L’homme est naturellement cruel à l’homme tant que la civilisation ne l’a pas adouci : Jean-Bon le sentait par une dure et cruelle expérience. […] Le niveleur a disparu : il n’est plus de ceux qui fauchent, il est de ceux qui essayent de fonder et qui sentent combien toute fondation est difficile !

1438. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »

Si l’on prétendait juger du xviie  siècle par sa littérature, on se tromperait fort et l’on serait loin du compte ; celle du siècle suivant, moins haute et plus étendue, représente plus fidèlement les mœurs ; elle sent davantage son fruit. […] Elle est sur mon cœur, cachée à tous les yeux, sentie à tous les moments et souvent baignée de mes larmes. […] Cette jeune âme d’abord consternée de son malheur, et qui sur l’arbre où son nid paisible était placé avait senti tomber la foudre, ne trouvait plus de sûreté, ne voulait d’abri et d’asile en définitive que sous l’arbre de la Croix. […] Lorsqu’elle faisait son examen de conscience, elle sentait bien au fond qu’elle avait, elle et ses amis, quelques petites peccadilles à se reprocher.

1439. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « LOYSON. — POLONIUS. — DE LOY. » pp. 276-306

Oui, j’avais cru sentir dans des songes confus S’évanouir mon âme et défaillir ma vie ; La cruelle douleur, par degrés assoupie, Paraissait s’éloigner de mes sens suspendus, Et de ma pénible agonie Les tourments jusqu’à moi déjà n’arrivaient plus Que comme dans la nuit parvient à notre oreille Le murmure mourant de quelques sons lointains, Ou comme ces fantômes vains Qu’un mélange indécis de sommeil et de veille Figure vaguement à nos yeux incertains. […] , semblent ici donner le ton ; mais, si le poëte profite des nouvelles cordes toutes trouvées de cette lyre, il n’y fait entendre, on le sent, que les propres et vraies émotions de son cœur. […] Labinsky restera donc pour nous Jean Polonius, l’auteur des élégies, élégies douces, senties, passagères, qui, avec quelques-unes d’Ulric Guttinguer, ont droit d’être comptées dans le cortége d’Elvire. […] Il paraît n’avoir conçu de bonne heure la vie que comme un pèlerinage ; partout où il sentait un poëte, il y allait ; partout où il trouvait un Mécène, il y séjournait.

1440. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

Cependant l’esprit bourgeois, qu’on voyait poindre dès les temps épiques dans les gabs du Pèlerinage de Charlemagne, commence à se faire sentir par des contes ironiques ou plaisants, par des fabliaux, et par quelques branches de Renart : il s’épanouit au xiiie par la prodigieuse fécondité de ces deux genres, tandis que se déploie la noble et fine galanterie de la poésie lyrique de cour. […] On le sent vraiment : le premier n’est qu’une littérature d’exception, tandis que le second (faut-il s’en féliciter ?) […] La gaieté seule, une inoffensive gaieté inspire cette satire universelle : on n’y sent ni âpreté ni révolte, ni surtout rien qui ressemble à l’esprit démocratique. […] Dans la prolixité et la gaucherie de la plupart des fabliaux se fait sentir parfois une légèreté aisée, et les dialogues sont souvent remarquables de vivacité, d’énergie pittoresque et de fine convenance.

1441. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « La jeunesse du grand Condé d’après M. le duc d’Aumale »

Mais (et c’est là mon second regret) on sent trop, à certaines timidités, à certaines habiletés aussi, que l’histoire de ces princes a été écrite par leur cousin et leur héritier, qu’il leur est attaché par les liens du sang et de la reconnaissance. […] Lorsque M. le duc d’Aumale lut à l’Académie le récit de la bataille de Rocroy, l’auditoire fut traversé d’un frisson qu’il n’aurait probablement point senti si le lecteur n’avait pas été un descendant de Henri IV. […] Deux de ces portraits, l’un de Poilly, l’autre de Nanteuil, sont des merveilles d’exécution et sont aussi, on le sent bien, d’une entière fidélité. […] Ils sentent que ni les calculs de la prudence, ni le courage, ni la rapidité et la vigueur de la décision ne suffisent ici et que, faisant l’histoire, ils la font avec quelqu’un qui ne se montre pas, qui est peut-être contre eux, et qu’ils collaborent avec un grand inconnu.

1442. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre IX. La littérature et le droit » pp. 231-249

En même temps que ce dédain du droit idéal se faisait sentir dans l’interprétation de l’histoire, il condamnait les efforts qui ont pour but d’améliorer la société présente. […] Dans Jacques, de George Sand, c’est le mari qui disparaît par un suicide discret, parce qu’il se sent de trop sur la terre. […] Elles sont toutes modernes ; la première, si je ne me trompe, date de 1791 ; leur action n’a donc pu se faire sentir qu’en notre siècle. […] Est-ce parce que la pensée indépendante, volontiers novatrice et aventureuse, se heurte au passé cristallisé dans les formules rigides des codes, se sent en désaccord avec l’esprit d’un corps qui, par la langue qu’il parle, le costume qu’il porte, les usages qu’il pratique et maintient, est régulièrement en retard sur les idées et les mœurs de son temps ?

1443. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XI. La littérature et la vie mondaine » pp. 273-292

Besogne est condamné à mort : il sent le travail servile et la roture. […] L’influence du monde s’est fait sentir à bien d’autres choses dans la littérature française. […] Sans compter que les réunions du monde sont les endroits où le ridicule est le mieux senti, le mieux saisi, le mieux raillé ! […] Feint-on de mépriser les douceurs dont il est prodigue, il répond, la bouche en cœur101 : « Il ne s’agit pas de compliments, Madame ; vous êtes bien au-dessus de cela, et il serait difficile de vous en faire. » N’essayez pas de l’empêcher de débiter ses sucreries ; vous n’y réussiriez pas. — « Tu peux te passer de me parler d’amour, dit Silvia. — Tu pourrais bien te passer de m’en faire sentir, répond Dorante. — Ahi !

1444. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « V »

L’œuvre d’un individu sans foi ne sera jamais l’œuvre d’un Artiste, puisqu’elle manquera toujours de cette flamme vive qui enthousiasme, élève, grandit, réchauffe et fortifie ; cela sentira toujours le cadavre, que galvanise un métier frivole. […] Je lisais, lisais encore et me sentais comme enivré. […] Et il y avait là un homme qui se sentait en lui la forcé de créer quelque chose d’aussi élevé, d’aussi sublime. On le sentait, aux paroles qui coulaient de lui comme un torrent de lave, qu’il mènerait à bonne fin la tâche qu’il s’était proposée, qu’il avait cette consécration du génie, par laquelle l’idéal se transforme en une tangible réalité.

1445. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre II »

Philibert sent l’absinthe, le vespétro, le tabac de caporal, la vie des cafés et des salles de billard ; il veut dire mauvais sujet, comme Arthur signifie amant de cœur et joli garçon ; il baptise au petit verre le personnage qui s’en est coiffé. […] Mais, si l’élan de la métamorphose est vif, soudain, bien senti, le bruit qu’elle fait est, selon nous, singulièrement faux et criard. […] La situation est presque la même, mais comme on se sent tout de suite sous un ciel plus pur, dans un air plus subtil, en contact avec des organisations plus exquises ! Qu’il y a loin de la grande fille déniaisée du château de Grandchamp aux deux sensitives frissonnantes du jardin de Laerte, et comme ces pudeurs positives et raisonneuses qui sentent le parloir et le pensionnat ressemblent peu aux rougeurs d’albâtre éclairée par dedans qui colorent ces strophes diaphanes, à travers lesquelles circule le sang ému et ivre de la seizième année !

1446. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur. » pp. 97-120

M. de La Marck, à ce dîner, eut un mérite : il se sentit aussitôt un vif attrait pour Mirabeau, un attrait non pas fugitif et de simple curiosité, mais réel et qui devait aboutir à l’amitié la plus solide et la plus sérieuse. […] que Mirabeau le sentait lorsque, impatient de ces éternelles remises de l’« homme aux indécisions » (c’est ainsi qu’il appelle La Fayette), et de cette pudibonderie si hors de propos, irrité de voir en tout et partout les honnêtes gens de ce bord en réserve et en garde contre lui, il s’écrie : « Je leur montrerai ce qui est très vrai, qu’ils n’ont ni dans la tête, ni dans l’âme, aucun élément de sociabilité politique. » Et relevant la tête en homme qui, avec ses taches, avait son principe d’honneur aussi et le sentiment de sa dignité, il écrivait un jour (1er décembre 1789) à La Fayette, sans craindre d’aborder le point délicat et qui recelait la plaie : J’ai beaucoup de dettes, qui en masse ne font pas une somme énorme ; j’ai beaucoup de dettes, et c’est la meilleure réponse que les événements puissent faire aux confabulations des calomniateurs. […] Et il s’écrie avec le regret naturel aux hommes capables qui, si haute qu’on prenne leur mesure, sentent qu’ils ne l’ont pas donnée tout entière : « Eh quoi ! […] Il sent bien qu’on ne s’y rend pas : « On m’écoute avec plus de bonté que de confiance ; on met plus d’intérêt à connaître mes conseils qu’à les suivre. » Bien souvent l’impatience le prend, et même le mépris pour cet aveuglement royal : « On dirait que la maison où ils dorment peut être réduite en cendres sans qu’ils en soient atteints ou seulement réveillés. » À quoi M. de La Marck lui répond : « Vous les conseillez trop comme s’ils avaient une partie de votre caractère.

1447. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre. (1851, 2 vol. in-8º.) » pp. 192-216

M. de Maistre sent, avec l’instinct des grands esprits, que, s’il est un seul instant mis en mesure de s’expliquer devant cet autre grand esprit, Napoléon, il sera compris, et, dans tous les cas, apprécié et déchiffré. […] Pour échapper à ces dégoûts, à cette inaction forcée et à cette attente d’un changement qui, de près et pour les contemporains, semblait si long à venir, M. de Maistre, durant son exil de Saint-Pétersbourg, se jette plus que jamais dans l’étude ; il se sent plus que jamais brûlé de la fièvre du savoir : c’est un redoublement qui ne se peut décrire. […] Je n’ai pas sur le cœur le poids que j’y sentais lorsque vous tiriez sur les Suédois : aujourd’hui, vous faites une guerre juste et presque sainte. […] Je recommande, entre autres, la délicieuse lettre à Mme Huber, sa vieille amie genevoise et protestante : on y sent combien, dans la pratique de la vie, M. de Maistre était loin d’être intolérant : Jamais, lui écrit-il avec une adorable bonhomie et que celle·d’un Ducis ne surpasserait pas, jamais je ne me vois en grande parure, au milieu de toute la pompe asiatique, sans songer à mes bas gris de Lausanne et à cette lanterne avec laquelle j’allais vous voir à Cour.

1448. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522

Elle ne reçoit des nouvelles que de ricochet et par les Français qui servent dans l’armée impériale ; elle s’en plaint avec douceur, avec timidité, comme quelqu’un qui se sent à peine des droits : Je suis bien heureuse que les Français qui sont dans votre armée n’aient point encore oublié leur patrie, car sans leur secours, malgré le peu de disposition que j’ai de vous croire coupable, je serais toujours dans des alarmes que votre situation ne fait que trop naître. […] Mme de Bonneval est digne de ses aïeux ; elle sent ce que c’est que la gloire des armes. […] Pour elle, elle est prête à se soumettre à toutes les absences, à toutes les privations, pour l’honneur et l’accroissement de réputation de celui qu’elle aime : « Quand on porte de certains noms, pense-t-elle, et qu’on est née avec la gloire de le sentir, on prend patience sur les choses auxquelles il n’y a pas de remède. » Comment Bonneval ne sut-il pas apprécier un pareil cœur, une distinction si vive et si pure, un choix et un don si absolus ? […] Bonneval, se voyant au pied du mur et prêt à être livré à ses ennemis, avait chargé son domestique de lui amener un Turc instruit pour lui expliquer ce qu’il avait à faire et la sainte formule qui devait le protéger : Lamira (c’était le domestique), m’ayant lu cet écrit, me dit : « Monsieur le comte, ces Turcs ne sont pas si sots qu’on le dit à Vienne, à Rome et à Paris… » Je lui répondis que je sentais un mouvement de grâce turque intérieur, et que ce mouvement consistait dans la ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène, quand je commanderais quelques bataillons turcs.

1449. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Voltaire et le président de Brosses, ou Une intrigue académique au XVIIIe siècle. » pp. 105-126

Il se rendit à Lyon, en novembre 1754, pour y conférer avec son ami le maréchal de Richelieu ; le froid accueil qu’il y reçut de l’archevêque, le cardinal de Tencin, oncle pourtant de son ami d’Argentai, lui fit sentir à quel point il était compromis en cour de France, C’est alors qu’il prit le parti de se rendre incontinent en Suisse avec sa nièce. […] Ces premières années de séjour en Suisse sont marquées par beaucoup de joie, de gaieté ; Voltaire sent qu’il est redevenu libre ; il se mêle à la vie du pays, et y fait accepter la sienne ; il fait jouer chez lui la comédie, la tragédie, et trouve sous sa main des acteurs de société, et point du tout mauvais, pour les principaux rôles de ses pièces. […] Voltaire jeune a été seul, sans partisans, sans appui ; ce souvenir de sa vie si souvent brisée et agitée lui a fait sentir l’importance d’avoir à soi un parti et une armée ; il les voudrait organiser de loin sans trop aller au feu de sa personne ; il y pousse d’Alembert et ses amis. […] Toute cette correspondance est laide ; elle sent la secte et le complot, la confrérie et la société secrète ; de quelque point de vue qu’on l’envisage, elle ne fait point honneur à des hommes qui érigent le mensonge en principe, et qui partent du mépris de leurs semblables comme de la première condition pour les éclairer : « Éclairez et méprisez le genre humain !

/ 3320