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1267. (1836) Portraits littéraires. Tome I pp. 1-388

Contre l’ordinaire de Fielding, on n’y trouve, au milieu des tableaux immoraux, rien qui puisse rappeler au lecteur de meilleurs sentiments. […] Les idées et les sentiments se communiquent de peuple à peuple, mais ne se greffent pas comme les fruits ; chacun n’en prend que ce qu’il veut. […] Son intime familiarité avec Blacklock lui avait révélé les habitudes, la tournure d’esprit et les sentiments singuliers développés chez le poète par la cécité. […] L’homme au contraire mêle son esprit et l’artifice de sa pensée à l’expression de tous les sentiments. […] Non, tous les caractères de Lélia sont des symboles philosophiques, et représentent, sous une forme idéale et complète, un sentiment particulier, développé isolément, à l’exclusion des sentiments qui pourraient le contrarier, le rétrécir, en diminuer l’éclat et la portée.

1268. (1895) Le mal d’écrire et le roman contemporain

A force de compliquer les choses, ils sont impuissants à goûter les sentiments simples. […] L’intelligence tenait chez lui la place du sentiment. […] Les sentiments de Lucile se montrent mieux dans les lettres qu’elle adresse à Chateaubriand. […] Ses aspirations ne distinguèrent plus les noms qui séparent les sentiments humains. […] C’est un amour de jeune fille, un sourire de vierge, la naïveté d’un sentiment pur.

1269. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Rêves et réalités, par Mme M. B. (Blanchecotte), ouvrière et poète. » pp. 327-332

En un mot, ce n’est pas la matière de la poésie qui manque, ce n’est pas le sentiment poétique ; c’est plutôt la forme et le glorieux accident. […] L’auteur, pour peu qu’il s’apaise un jour et qu’il rencontre les conditions d’existence et de développement dont il est digne, me paraît des plus capables de cultiver avec succès la poésie domestique et de peindre avec une douce émotion les scènes de la vie intime : car si Mme Blanchecotte (ce qui est, je crois, son nom) a de la Sapho par quelques-uns de ses cris, elle aurait encore plus volontiers dans sa richesse d’affections quelque chose de mistriss Felicia Hemans, et tout annonce chez elle l’abondance des sentiments naturels qui ne demandent qu’à s’épancher avec suite et mélodie.

1270. (1874) Premiers lundis. Tome I « Dumouriez et la Révolution française, par M. Ledieu. »

Quelle que soit la droiture d’intention de l’apologiste et la pureté du sentiment qui l’a dirigé, on sent combien les faits ont dû se rétrécir et se fausser, en entrant de rigueur dans un pareil cadre. […] Citons de Dumouriez deux traits qui attestent l’élévation ou du moins la délicatesse de ses sentiments.

1271. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure  »

Dans ce livre, l’auteur, animé des plus généreux sentiments, a trop confondu les bourreaux et les victimes, quand ces victimes n’étaient pas de son bord ; il a jeté trop de têtes pêle-mêle dans le même panier. […] Il faut connaître tous les grands hommes, et celui-ci a le cœur si étendu et l’âme si tendre que par les sentiments il est au-dessus des lumières de l’esprit. — Adieu, madame, il fait toujours bon connaître ceux qui nous apprennent à aimer. » C’est dans une lettre à une amie qu’il a glissé cette pensée. […] Marais, lié de correspondance avec Bayle et porté vers lui par tous les sentiments d’estime et d’admiration, n’eut rien de plus à cœur que de le mettre en de bons rapports à distance avec Despréaux et d’obtenir du grand Aristarque quelque jugement favorable. […] » Ce sont ces nobles sentiments, autant que la solidité de son esprit, qui élèvent Mathieu Marais au-dessus des disciples ordinaires des grands hommes. […] Ce n’est qu’un rien, mais j’y vois une preuve de tact chez Bayle et un sentiment de politesse.

1272. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Appendice. Discours sur les prix de vertu »

C’était le temps, il est vrai, où la philanthropie dans toute sa confiance et son ingénuité se donnait carrière, où le sentiment exalté d’humanité qu’aucun échec n’avait encore averti se passait toutes ses espérances et tous ses rêves, où des zélés en venaient jusqu’à proposer de créer des espions du mérite et de la vertu pour dénoncer les beaux génies inconnus et modestes, pour découvrir les belles actions cachées, avec la même vigilance et la même adresse qu’on met à découvrir les mauvaises. […] La philosophie, de son côté, a rabattu d’une première affiche sentimentale, d’une première prétention peut-être à l’effet et à l’éclat ; elle n’a pris du sentiment que l’extrême nécessaire, n’a pas recherché avant tout la singularité et s’est parfaitement accommodée des vertus chrétiennes quand elle les rencontrait devant elle dans son examen. […] Manquerai-je en ce moment à la discrétion, n’obéirai-je pas plutôt au sentiment le plus impérieux de respectueuse déférence, si je dis que, parmi ceux de nos confrères qui chaque année se consacrent pendant plusieurs mois au dépouillement, à la vérification, à la comparaison des pièces, il en est un dont la vue plus qu’à demi usée ne se lasse pourtant jamais, ne se décourage pas et veut jusqu’au bout se rendre compte des moindres documents qui nous sont adressés ? […] J’ai dit le côté de sentiment qui n’est pas étranger à la loi et qu’il est permis d’y apercevoir ; mais la loi est une œuvre non de sentiment, mais d’équité.

1273. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

Comme poëte, comme artiste, comme écrivain, on a souvent rabaissé sa qualité de sentiment, sa manière de faire ; il a eu peine à se pousser, à se classer plus haut que la vogue, et malgré son talent redoublé, malgré ses merveilleuses délicatesses d’observation, à monter dans l’estime de plusieurs jusqu’à un certain rang sérieux. […] M. de Balzac a un sentiment de la vie privée très-profond, très-fin, et qui va souvent jusqu’à la minutie du détail et à la superstition ; il sait vous émouvoir et vous faire palpiter dès l’abord, rien qu’à vous décrire une allée, une salle à manger, un ameublement. […] Il s’agit de la première visite du jeune M. de Neuil à Mme de Beauséant, et du trouble incertain qu’il en rapporte : « A l’âge de vingt-trois ans, dit M. de Balzac, l’homme est presque toujours dominé par un sentiment de modestie. […] Nous citerons le début : « Le Ciel m’ayant permis de réussir à faire la pierre philosophale, après avoir passé trente-sept ans à sa recherche, veillé au moins quinze cents nuits, éprouvé des malheurs sans nombre et des pertes irréparables, j’ai cru devoir offrir à la jeunesse, l’espérance de son pays, le tableau déchirant de ma vie, afin de lui servir de leçon, et en même temps de la détourner d’un art, etc. » En effet, l’honnête alchimiste, bien qu’il ait trouvé le secret de la transmutation, conserve jusque dans son triomphe un sentiment si profond de son infortune passée, qu’il voudrait détourner les jeunes gens des périls de cette science hermétique, au moment même où il la leur dévoile obscurément. […] Marié jeune, devenu père d’une nombreuse famille, l’alchimiste, qui ne se désigne lui-même que comme l’infortuné Ci…, dissipe la dot de sa femme, voit mourir de misère et de chagrin tous ses enfants ; mais il prend à toutes ces douleurs qui l’entourent une part de sympathie bien autrement active et humaine que Claës ; ce sentiment de bienveillance pour les hommes et de compassion pour les siens, qui se mêle à une si opiniâtre recherche, est un trait naturel que le romancier n’a pas assez deviné ni ménagé.

1274. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. EUGÈNE SUE (Jean Cavalier). » pp. 87-117

Sue sait tout cela aussi bien et mieux que nous, lui qui, dans Arthur même, nous a si bien motivé en deux endroits sa préférence pour Walter Scott sur Byron54 ; lui qui nous dit encore par la bouche de son héros que, « si le monde pénètre presque toujours les sentiments faux et coupables, jamais il ne se doute un instant des sentiments naturels, vrais et généreux. » M. Sue ne nie pas les bons sentiments, mais plutôt leur chance de succès ici-bas. […] Mais est-ce une raison de méconnaître ses qualités et sa grandeur, un sens naturel et droit, un haut sentiment d’honneur et de majesté souveraine, l’ordonnance de son règne si bien comprise, le discernement des hommes, de ceux qui ornent et de ceux qui servent, la part faite à chacun des principaux et assez librement laissée, l’art du maître, le caractère royal enfin, indélébile chez lui, et l’immuabilité dans l’infortune60 ? […] L’ouverture du roman a vraiment de la beauté : la douceur du paysage qu’admirent les deux enfants, la ferme de Saint-Andéol, le repas de famille et l’autorité patriarcale du père de Cavalier, l’arrivée des dragons et des miquelets sous ce toit béni, les horreurs qui suivent, la mère traînée sur la claie, tout cela s’enchaîne naturellement et conduit le lecteur à l’excès d’émotion par des sentiments bien placés et par un pathétique légitime.

1275. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIII. La littérature et la morale » pp. 314-335

Il ne me semble pas beaucoup plus nécessaire de prouver que la littérature réagit à son tour sur les mœurs : on sait assez que les personnages créés par les poètes ou les romanciers servent fréquemment de modèles aux jeunes gens ; que les sentiments ou les idées exprimés dans des ouvrages qui réussissent peuvent devenir ainsi des motifs d’action. […] Quant aux autres femmes que le roi a aimées, elles rachètent leur grandeur Ces surprises des sens que la raison surmonte… Et sur mes passions ma raison souveraine… Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments… éphémère et leurs éclatants péchés par une pieuse expiation. […] Elle est faible contre la tyrannie de l’amour ; elle cède à l’emportement des sens ; mais elle se reproche sa faute en s’y laissant aller ; elle est malgré elle la proie de Vénus ; et plus tard, honteuse, désespérée, elle se réfugie dans la mort pour échapper au sentiment amer des maux qu’elle a causés, au regret tardif des crimes inutiles qu’elle a commis. […] L’autre prétend que la littérature n’est pas seulement un jeu d’esprit et une amusette pour oisifs ; qu’elle propage des idées et des sentiments en les exprimant ; qu’elle suggère parfois des actes ; qu’étant une force considérable, elle peut et doit travailler au progrès moral et social, devenir un instrument de perfectionnement individuel et collectif. […] Dangereuse peut-être pour les enfants d’une petite ville encore à demi puritaine, parce qu’elle leur offrait des tableaux voluptueux de couleur assez chaude, la peinture de la passion qui brûle Julie et Saint-Preux devenait inoffensive, voire même bienfaisante à Paris, parce qu’elle ramenait la société frivole et débauchée de la grande ville à voir dans l’amour, non plus un passe-temps, non plus « la bagatelle », selon l’expression significative du moment, mais un sentiment grave et fort où le cœur a plus de part que les sens.

1276. (1856) Les lettres et l’homme de lettres au XIXe siècle pp. -30

Il possède toutes les idées justes, tous les sentiments honnêtes, mais il a en même temps toutes les erreurs et tous les défauts. […] Et qu’on ne dise pas que le nombre des connaisseurs est imperceptible, que la masse est ignorante et n’entend rien aux questions qui s’agitent autour d’elle : il y a dans le public, et surtout dans le nôtre, dans notre Athènes moderne, je ne sais quel sentiment délicat du beau et du vrai, qui semble deviner ce qu’il n’a pas appris et odorer ce qu’il ne voit pas. […] Le sentiment du réel devient plus vif et plus précis ; les pensées sont plus sérieuses, les mots se remplissent, la déclamation s’évapore. […] Vous vous rappelez le grand et malheureux Jean-Jacques, copiant le matin de la musique, et se faisant le soir l’apôtre du sentiment moral, l’énergique tribun du spiritualisme ? […] Qu’elle se garde bien de les combler de ces écrasantes distinctions que Napoléon Ier, par un sentiment de justice posthume, rêvait pour le grand Corneille !

1277. (1900) Quarante ans de théâtre. [II]. Molière et la comédie classique pp. 3-392

Il ne souffle mot de ce qui est aujourd’hui le plus vif sujet de nos admirations : cet art merveilleux de varier sans cesse le rythme et de le plier à la pensée ou au sentiment. […] Vous pouvez, sur ce simple aperçu, juger les sentiments secrets qui animent l’amant éconduit : du mépris, de la colère, du dépit, toutes sortes de sentiments qui sont d’une violence extrême. […] Vous savez qu’Argan, pour éprouver les sentiments que lui porte sa famille, contrefait le mort. […] » Tels sont mes sentiments à moi, public. […] Ainsi, de notre temps (à Paris, tout au moins), les sentiments les plus vrais, les plus profonds, les plus terribles, revêtent la forme de la blague.

1278. (1887) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Troisième série pp. 1-326

Trois choses sont devenues nécessaires en critique : le sentiment littéraire, l’érudition historique et la philosophie. […] Tout ce que l’on peut dire de l’hôtel de Rambouillet, c’est que la nature, en dépit des beaux sentiments, n’y perdait pas ses droits. […] … Voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment !  […] Certaines nuances du sentiment, tantôt morbides, et tantôt artificielles, valent-elles la peine d’être étudiées ? […] On y passe du caprice à l’estime, de l’estime au sentiment, du sentiment à la tendresse, de la tendresse à la passion, lentement, successivement, progressivement.

1279. (1774) Correspondance générale

Le sentiment de Saunderson n’est pas plus mon sentiment que le vôtre ; mais ce pourrait bien être parce que je vois. […] Jugez donc, monsieur, des sentiments de dévouement et de respect que je dois avoir pour vous. […] Vous avez cru que j’avais pris sur moi le soin de vous instruire de leurs sentiments, et cela n’est pas. […] Si le même sentiment de tendresse vous unit comme autrefois, n’ai-je pas le droit de vous dire heureuse ? […] Vous connaissez depuis longtemps les sentiments d’estime avec lesquels je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

1280. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre I. La Restauration. »

Ainsi empoisonné dans sa source, le divin sentiment de la justice s’était tourné en folie lugubre. […] Non pas, il a des sentiments, il soutiendra l’honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie ; au fond, il n’a pas d’idées bien claires sur la propriété. […] Ils avaient effacé de leurs cœurs tous les sentiments fins et nobles : il effaçait du cœur tous les sentiments nobles et fins. […] Il n’a plus le sentiment ou la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. […] Les façons étaient douces et les sentiments étaient durs ; le langage était étudié, les idées étaient frivoles.

1281. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

En six siècles, ils ont fait à peine un pas hors des mœurs et des sentiments de leur inculte Germanie ; le christianisme qui a trouvé prise sur eux par la grandeur de ses tragédies bibliques et la tristesse anxieuse de ses aspirations, ne leur apporte point la civilisation latine ; elle demeure à la porte, à peine accueillie par quelques grands hommes, déformée, si elle entre, par la disproportion du génie romain et du génie saxon, toujours altérée et réduite, si bien que pour les hommes du continent, les hommes de l’île ne sont que des lourdauds illettrés, ivrognes et gloutons, en tout cas sauvages et lents par tempérament et par nature, rebelles à la culture et tardifs dans leur développement. […] Dès la première saillie de l’invention originale, son œuvre manifeste l’énergie tragique, la passion intense et informe, le dédain de la régularité, la connaissance du réel, le sentiment des choses intérieures, la mélancolie naturelle, la divination anxieuse de l’obscur au-delà, tous les instincts qui, repliant l’homme sur lui-même et concentrant l’homme en lui-même, le préparent au protestantisme et au combat. […] Dès l’abord la mer inquiète et étonne ; ce n’est pas en vain qu’un peuple est insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes ; leurs peintres, si mal doués, en sentent, malgré tout, l’aspect alarmant ou lugubre ; jusqu’au dix-huitième siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l’empreinte ineffaçable de ce grand sentiment. […] Mais un sentiment plus fin et plus haut n’a rien à goûter là. […] Leur exacte et minutieuse description des sentiments aboutit toujours à une approbation ou à un blâme ; ils ne sont pas artistes, mais moralistes ; c’est seulement en pays protestant que vous trouverez un roman employé tout entier à décrire les progrès du sentiment moral dans une enfant de douze ans1332.

1282. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse sociologique »

On peut imaginer qu’en un milieu guerrier et rude comme Sparte, il vienne à naître, par une de ces variations fortuites que la théorie de la sélection est forcée d’admettre, un enfant doué de sentiments pacifiques et délicats que l’éducation ne sera pas parvenue à étouffer. […] Il est clair que, pour éprouver un sentiment à propos d’une lecture, pour que celle-ci puisse le susciter, il faut qu’on soit disposé de façon à l’éprouver, qu’on le possède ; or, la faculté de percevoir un sentiment n’est point une chose isolée et fortuite ; il existe une loi des dépendances des parties morales, aussi précise que la loi de dépendance des parties anatomiquesdr ; l’esprit humain se tient en toute son étendue ; la force d’une de ses facultés détermine celle des autres, et toutes réagissent et influent l’une sur l’autre. La constatation d’un sentiment chez une personne, un groupe de personnes, une nation à un certain moment, est donc une donnée importante, qui permettra souvent, de déduction en déduction, de connaître sinon toute leur psychologie, du moins un département important de leur organisation spirituelle et morale. […] En musique, de même, les admirateurs d’une symphonie doivent être capables de ressentir les émotions que celle-ci exprime et posséder en outre cette tendance à percevoir les sentiments dans leur mode auditif, sans laquelle on ne compose pas. […] Il répond à nouveau en particulier ici à Taine, et à sa préface à son Histoire de la littérature anglaise dans laquelle on peut lire : « plus un livre note des sentiments importants, plus il est placé haut dans la littérature ; car, c’est en représentant la façon d’être de toute une nation et de tout un siècle qu’un écrivain rallie autour de lui les sympathies de tout un siècle et de toute une nation » (Hachette, 1863, p. 

1283. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre IV. Shakspeare. » pp. 164-280

Les sentiments de famille ? […] Ils rient, non par sentiment du ridicule, mais par envie de rire. […] N’est-ce pas un plaisir de voir cette succession de sentiments et de figures ? […] On y écoute des sentiments sans trop songer à l’intrigue. […] Le sentiment est divin, et son objet est indigne.

1284. (1912) Pages de critique et de doctrine. Vol I, « I. Notes de rhétorique contemporaine », « II. Notes de critique psychologique »

C’est le sentiment irraisonné du public, et la plupart des esthéticiens pensent comme lui. […] Elles risqueraient de dissiper le mensonge des politesses et l’hypocrisie des beaux sentiments. […] Sur la nature même du sentiment voué par le signataire de ces ferventes missives à leur destinataire, l’incertitude subsiste. […] Ce sont des Mémoires de caractère et de sentiment. […] L’enfant de génie y prend le sentiment du tragique intime, de la poignante angoisse que comporte le drame de la lutte pour le pain quotidien.

1285. (1929) Les livres du Temps. Deuxième série pp. 2-509

Du moins ses brèves indications sont-elles d’un style et d’un sentiment exquis. […] Au surplus, les idées et les sentiments évoluent ; le fond du tempérament ne change guère. […] Le poète la combine avec un très vif sentiment de la nature. […] Le poète note des sentiments au moment où il les éprouve et n’a pas à résoudre les antinomies. […] D’ailleurs ce sentiment s’appuyait sur des admirations d’artiste et sur des affinités spirituelles.

1286. (1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre II. Vérification de la loi par l’examen de la littérature française » pp. 34-154

Elle a deux forces agissantes : d’une part la raison elle-même, qui critique, qui détruit, par une espèce de suicide ; la raison réduite à la sécheresse matérialiste ; et d’autre part le sentiment, élément nouveau, positif, qui annonce l’avenir. […] Rousseau, le sentiment, devait tôt ou tard se séparer des Encyclopédistes, le rationalisme. […] Par quelle voie le sentiment, qui fut à la base du Romantisme, a-t-il mené au positivisme ? […] Le Romantisme, qui caractérise cette période en littérature, est le triomphe du sentiment sur le rationalisme, de l’individualité sur l’autorité. […] Les idées et les sentiments, dans leur infinie variété, sont chez Rousseau, Mme de Staël, Chateaubriand, Cousin, Lamennais, Lacordaire, Michelet, Quinet, Jouffroy, Proudhon.

1287. (1875) Premiers lundis. Tome III «  Chateaubriand »

Qu’il y ait eu de l’arrangement et de la symétrie jusque dans le désordonné des peintures ; que les paysages soient tout composites, et ne se retrouvent nulle part, avec tout cet assemblage imaginatif, dans la nature même et dans la réalité ; qu’à côté de ces impossibilités d’histoire naturelle, il y ait des anachronismes non moins visibles dans les sentiments ; qu’il y ait des effets forcés et voulus ; que, sous prétexte d’innovation, l’auteur moderne ait sans cesse des réminiscences de l’Antiquité ; qu’il parodie souvent Homère et Théocrite en les déguisant à la sauvage, tout cela est vrai ; et il est vrai encore que les caractères de ses deux personnages principaux ne sont pas consistants et qu’ils assemblent des qualités contraires, inconciliables, tenant à des âges de civilisation très différents. […] La religion de René, qui n’est que dans l’imagination et qui ne régénère pas le cœur, ressemble fort aussi à celle qui a régné dans le premier tiers de ce siècle ; on en était aux regrets du passé et à ne plus le maudire ; on n’avait plus pourtant la force ou la faiblesse de croire, on aspirait à un avenir incertain dont on ne se formait pas l’idée, et l’on se berçait ainsi, avec soupirs et gémissements, sur un nuage de sentiments contradictoires qui ne donnaient aucun fonds à la vie, aucun point d’appui à l’action.

1288. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Un grand voyageur de commerce »

Comment se fait-il donc (je parle ici pour moi et pour quelques-uns) que, l’admirant, nous ne parvenions pas à l’aimer, et qu’il y ait, dans les sentiments qu’il nous inspire, un peu d’incertitude, de malaise, presque de défiance ? […] Dans un emploi de l’activité humaine qui, d’ailleurs, même intéressé, reste magnifique et rare, on peut bien constater, sans être accusé d’aucun mauvais sentiment, que M. 

1289. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Desbordes-Valmore, Marceline (1786-1859) »

Des massifs de fleurs y représentent les abondantes expressions du sentiment. […] Goût de l’amour dès l’enfance, avant même de se douter de ce qu’est l’amour ; sentiment un peu sanglotant de la nature ; aspiration à se dévouer sans relâche, avec un secret contentement de souffrir pour son dévouement ; félicité de la meurtrissure sentimentale, optimisme extraordinairement vivace, abrité du scepticisme comme par une ouate de mélancolie douce… Ajoutez à ces dons naturels la vie la plus romanesque, romanesque jusqu’à l’invraisemblable, une gageure du destin tenue et gagnée contre les caprices de l’imagination : l’héritage sacrifié à la foi religieuse, les voyages tragiques, la guerre, la tempête, la séduction, l’abandon, le théâtre avec le succès d’abord, et bientôt la perte de la voix, la misère, la mort de l’enfant adoré, de quoi défrayer vingt romans conçus avec quelque économie.

1290. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « Hartley »

A l’aide de ces principes, Hartley explique les sensations, les sentiments, la mémoire, l’imagination, le langage, le jugement et la liberté. […] En d’autres termes, les états de l’esprit les plus complexes ou les plus abstraits, les notions dites a priori, les idées les plus étrangères en apparence à l’expérience, les sentiments les plus raffinés ; tout, sans exception, est réductible par l’analyse aux sensations primitives, qui associées et fondues de mille manières, par suite des combinaisons qu’elles forment, des métamorphoses qu’elles subissent, deviennent méconnaissables au sens commun.

1291. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre viii »

Si Pascal, Vincent de Paul, Bossuet, Fénelon et les sentiments héroïques qui reposent dans leurs œuvres, si l’esprit français était submergé, dénaturé, anéanti par la victoire allemande, c’est le catholicisme même qui serait découronné d’une de ses excellences.‌ […] C’est en Angleterre et en France qu’il a vu la germination des idées et des sentiments dans les classes travailleuses, et qu’il s’est rendu compte des forces nouvelles qui émergeaient.

1292. (1925) Comment on devient écrivain

On dédaigne les sentiments et les caractères ; le but, l’idéal, c’est l’alcôve.‌ […] Elle consiste à montrer les sentiments en marche et en action. […] Peindre des sentiments héroïques, c’est encore faire de l’art, et même du grand art. […] Comment prendre au sérieux des ouvrages ayant pour titres : « Du sentiment de l’honneur ou du sentiment du devoir dans la littérature française. […] Le Sentiment de la nature, préface, p. 6.

1293. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre VI. Milton. » pp. 411-519

Il était né d’une famille où le courage, la noblesse morale, le sentiment des arts s’étaient assemblés pour murmurer les plus belles et les plus éloquentes paroles autour de son berceau. […] Les sentiments et les besoins qui forment et règlent ses croyances construisent et colorent ses phrases. […] Ce ne sont point des hommes qu’il écoute, mais des sentiments. […] Il fait des discours corrects, solennels, et ne fait rien de plus ; ses personnages sont des harangues, et dans leurs sentiments on ne trouve que des monceaux de puérilités et de contradictions. […] Voyez aussi les sonnets italiens et leur sentiment si religieux.

1294. (1903) Articles de la Revue bleue (1903) pp. 175-627

Cette conclusion de l’œuvre est une trouvaille poétique de premier ordre, que traverse un sentiment sublime comme une lumière éblouissante de l’Infini. […] Sully Prudhomme a eu des sentiments métaphysiques de cet ordre, et cela va confirmer notre thèse. […] Voilà pourquoi le sentiment d’une mission sociale et religieuse de l’Art a caractérisé les grands poètes de notre siècle ; s’il leur a inspiré parfois une sorte d’orgueil naïf, il n’en était pas moins juste en lui-même. […] Pour moi (et c’est là que le sentiment individuel a toute sa part), j’admets toutes les formes possibles, pourvu qu’elles me charment, Or, moi seul, je serai juge du plaisir que j’aurai. […] Faut-il interroger sur ce point le sentiment permanent de l’homme et la tradition ?

1295. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. » pp. 124-157

De là, dans les premiers chants surtout, qui lui sont échappés avant aucune lecture, quelque chose de particulier et d’imprévu, d’une simplicité un peu étrange, élégamment naïve, d’une passion ardente et ingénue, et quelques-uns de ces accents inimitables qui vivent et qui s’attachent pour toujours, dans les mémoires aimantes, à l’expression de certains sentiments, de certaines douleurs. […] Plus tard ces lignes simples se chargeront un peu ; sans imiter les autres, on se répétera soi-même ; on retombera dans les situations déjà exprimées, dans les sentiments d’abord produits : c’est inévitable. […] Habituée qu’elle était à donner à ses sentiments une forme unique, elle s’est senti plus d’une fois le cœur aveuvé ; elle s’est demandé, elle a demandé aux objets muets si c’était bien la loi fatale et dernière ; ainsi, hier encore, en regardant une horloge arrêtée : Horloge, d’où s’élançait l’heure, Vibrante en passant dans l’or pur, Comme un oiseau qui chante ou pleure Dans un arbre où son nid est sûr, Ton haleine égale et sonore Sous le froid cadran ne bat plus : Tout s’éteint-il comme l’aurore Des beaux jours qu’à ton front j’ai lus ? […] Le malheur qui le frappe m’atteint très-sensiblement. » On n’est pas habitué à considérer Mlle Mars par le côté du sentiment : cette femme, d’un talent admirable, passait, dans ses relations de théâtre, pour une personne assez rude, peu indulgente aux camarades et au prochain ; mais, pour ceux qu’elle aimait, elle était amie sûre, loyale, essentielle et positive. […] Te relever, te grandir jour par jour ; — faire rougir ou du moins attendrir ceux qui nous ont dédaignés, les rendre même fiers d’être nos alliés ou nos anciens amis, il y a encore là de quoi bénir la vie. » La fleur des sentiments pieux les plus délicats ne s’est fanée ni ternie un seul instant durant cette vie errante.

1296. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Charles Labitte »

Un caractère digne d’être noté honore en mille endroits ces premiers épanchements d’une vie naturelle et pure : ce sont les sentiments de croyance et de moralité, si familiers, ce semble, à toute jeunesse qu’on ne devrait point avoir à les relever, mais si rares (nous assure-t-on) chez les générations venues depuis Juillet, qu’elles sont vraiment ici un trait distinctif. […] En échangeant une veine pour l’autre, il porta aussitôt dans cette dernière une ardeur, un sentiment passionné et presque douloureux, qu’on n’est pas accoutumé à y introduire à ce degré. […] Combien de fois, à propos de ce déluge d’oraisons, d’homélies, de controverses, sur lesquelles il opérait, et qui remontaient de toutes parts sous sa plume, l’auteur dut ressentir et étouffer en lui ce sentiment de trop-plein qu’il ne peut contenir à l’occasion des cent cinquante-neuf ouvrages du curé Benoît (de Saint-Eustache) : C’est l’ennui même ! […] En ce qui est du sentiment démocratique avancé dont on serait tenté par moments de faire honneur à l’auteur et à sa faction, prenez bien garde toutefois et ne vous y fiez guère : il y a quelque chose qui falsifie à tout instant cette inspiration de bon sens démocratique, qui le renfonce dans le passé et qui l’opprime, c’est l’idée catholique fanatique, l’idée romaine-espagnole238. […] — Ajax en révolte s’écriait : Je me sauverai malgré les Dieux ; et Lucrèce : Je m’abîmerai à l’insu des Dieux. » Il s’attachait, dans la lecture du livre, à dessiner l’âme du poète, à ressaisir les plaintes émues que le philosophe mettait dans la bouche des adversaires, et qui trahissaient peut-être ses sentiments propres ; il relevait avec soin les affections et les expressions modernes, cet ennui qui revient souvent, ce veternus, qui sera plus tard l’acedia des solitaires chrétiens, le même qui engendrera, à certain jour, l’être invisible après lequel courra Hamlet, et qui deviendra enfin la mélancolie de René.

1297. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

X Le peintre, pendant cette longue gestation et ce long enfantement du chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, avait tellement le sentiment du mystère et, pour ainsi dire, de la divinité de sa peinture qu’il ne permettait pas même au pape de venir la profaner d’un regard curieux. […] L’amour qu’il ne veut pas avouer ni aux autres, ni à lui-même, ni à celle même qui l’inspire, se transforme en un sentiment exalté et mystique qui tient plus de la piété que de l’amour, piété humaine dont une femme adorée est l’idole, et qui se fond en une sorte de piété divine pour avoir le droit d’être éternelle ; sentiment très-commun à cette époque et encore aujourd’hui, en Italie, où l’amour est saint ; il a été donné à l’homme de sensibilité ou de génie, avancé en âge, pour le consoler de la jeunesse perdue et pour joindre la vie actuelle à la vie future dans un amour terrestre et dans un amour céleste devenus pour lui un seul amour. […] La douleur la tint muette pendant sept ans, n’exhalant ses gémissements que devant Dieu et devant l’image de son époux dans des poésies comparables aux Tristes d’Ovide, mais où le sentiment a l’amertume des larmes et l’onction de la prière. […] Le sentiment le plus fort et le plus délicieux de l’âme cherche naturellement pour s’exprimer l’idiome le plus suave, le plus mélodieux et le plus coloré des idiomes. […] L’homme de génie purement littéraire, qui n’a pour œuvre que de sentir, de penser et de reproduire ses sentiments et ses pensées par la parole, peut concentrer toute sa force intellectuelle dans le siége inconnu de l’intelligence, et n’offrir aux yeux, sur son visage, que le miroir lucide et presque immatériel de sa pensée, la force de son âme est souvent attestée par la délicatesse et par l’immatérialité de son corps, la matière n’est qu’un poids pour lui ; plus son intelligence s’en affranchit, plus elle est intellectuelle.

1298. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre I. Polémistes et orateurs, 1815-1851 »

Ce que ce protestant estime le plus dans la religion, ce n’est pas le sentiment religieux, c’est l’Église, l’autorité, l’énergique oppression des individualités. […] Dans la Chambre la politique étroite, apeurée, matérialiste du gouvernement lui donnait beau jeu pour faire retentir les grands principes et les beaux sentiments : il y avait du reste bien de l’habileté et de la finesse sous les éclats de sa parole. […] Par son éloquence imagée, pathétique, abondante en grands mouvements, il remuait de forts et vagues sentiments au fond des cœurs : ses sermons faisaient des effets analogues à ceux que produisaient nos grands lyriques, lorsqu’ils entreprirent d’agiter, à l’aide de la poésie et du roman, les inquiétudes morales et sociales de leurs contemporains. Lacordaire ressuscita aussi l’oraison funèbre, si avilie au xviiie  siècle : il sut encore la réchauffer par l’actualité, unir, pour parler d’O’Connell ou du général Drouot, le sentiment national ou patriotique à la ferveur catholique. […] Louis-Philippe lui donna, en 1830, 100 000 francs pour payer ses dettes. — Ses grands ouvrages sur la religion ont été sans influence : Constant y considère surtout le sentiment religieux comme fait psychologique et social ; l’époque n’était guère favorable à une telle étude.Éditions : Adolphe, 1816, in-12.

1299. (1912) Enquête sur le théâtre et le livre (Les Marges)

Tandis qu’il faudrait, pour qu’un sentiment se forme, au moins des mois. […] Si la mode est à la violence et à la brutalité, les entrepreneurs de spectacles commandent à leurs fournisseurs des pièces violentes et brutales ; si la mode est aux doux sentiments et à l’optimisme, les mêmes entrepreneurs exigent des pièces tendres et fades. […] Voilà, je crois, le sentiment contemporain en ce qui touche le livre et le théâtre. […] Edmond Pilon 1º L’extérieur de la scène, des coulisses, du décor l’emportant, dans chaque genre, sur la beauté, le sentiment, l’attrait intime de l’œuvre représentée, voilà le spectacle plaisant auquel nous assistons chaque jour, en plus de celui que jouent les acteurs. […] Si j’avais le temps d’avoir un avis sur cette question oiseuse, j’oserais soutenir cette thèse hardie que l’homme, qui veut nous faire part de ses idées ou de ses sentiments, dispose à cette heure de multiples moyens d’expression : sculpture, peinture, musique, poésie, mimique, théâtre, cinématographe, etc.

1300. (1828) Préface des Études françaises et étrangères pp. -

C’est que pour juger la prose, il faut de l’esprit, de la raison et de l’érudition, et qu’il y a beaucoup de tout cela en France ; tandis que pour juger la poésie il faut le sentiment des arts et l’imagination, et ce sont deux qualités aussi rares dans les lecteurs que dans les auteurs français. […] Les brillantes qualités de leur esprit, la vivacité prodigieuse de leur conversation, la coquetterie de leurs mœurs, sont en opposition directe avec le sentiment poétique, qui ne se développe que dans une vie recueillie ou passionnée. […] Sainte-Beuve, qui rendent notre pensée beaucoup plus éloquemment que nous ne pourrions le faire : « On vit, chose inouïe jusque-là, une littérature moderne appliquer le goût le plus exquis à ses plus nobles chefs-d’œuvre ; la raison prévenir, assister le génie, et, comme une mère vigilante, lui enseigner l’élévation et la chasteté des sentiments, la grâce et la mélodie du langage. […] Parce qu’une partition semble obscure à des yeux peu exercés, elle n’en sera pas moins belle à l’oreille quand elle sera exécutée avec un sentiment juste. […] Nous manifestons notre sentiment sur l’état actuel de la littérature et de la poésie en France, parce qu’il nous semble que la plus faible voix peut lancer quelques paroles utiles ; du reste, nous ne parlons que d’après notre profonde conviction, sans nous occuper du plus ou moins de succès des ouvrages que nous estimons, sans chercher à flatter l’opinion de la foule ni même à nous mettre en opposition avec elle.

1301. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — I. » pp. 234-253

On plaisantait de tout, et l’on voudrait que l’aimable prince eût l’air lui-même de moins badiner sur ces sentiments de famille et de nature qu’il était fait pour ressentir. […] Il avait plus de sentiments naturels qu’il n’aime à en accuser. […] Vous remarquerez que, pour l’achever et la couronner, il a cru essentiel de mêler à son idée de l’homme aimable un sentiment d’humanité, d’affection, et presque de détachement sincère au milieu du succès : c’est qu’il sait bien que l’écueil de ce qu’on appelle ordinairement l’amabilité dans le monde et de l’usage exclusif de l’esprit, c’est la sécheresse et la personnalité. […] C’est ainsi qu’il construit son Tibur selon le rêve d’une médiocrité dorée ; mais, si vous êtes riche, il travaille sur d’autres frais ; il vous proposera les colonnes, les marbres, les galeries avec dôme de cuivre doré ou terrasses en plomb, tout un ordre de fabriques à la romaine : « Et je veux que tout cela soit éloigné l’un de l’autre dans un grand espace, et joue avec l’eau, le gazon et les plus beaux chênes. » Je ne veux, par ces citations, que rendre le sentiment qui circule dans tout ce qu’a écrit le prince de Ligne sur les jardins.

1302. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Joinville. — I. » pp. 495-512

Et quand elle sut qu’il s’était croisé, ainsi que lui-même le contait, elle mena aussi grand deuil que si elle l’eût vu mort. » Le propre du récit de Joinville est d’être ainsi parfaitement naturel et de ne rien celer des sentiments vrais. […] Ce sont là de ces mots qui touchant toujours, parce qu’ils tiennent à la fibre humaine ; et plus l’expression du sentiment est simple, plus on aime à la noter chez l’historien comme chez le poète. […] Ce sentiment de Joinville, qui de nous ne l’a encore, malgré tout l’orgueil de nos modernes progrès, au moment où il se sent lancé sur l’abîme ? […] Mais tout aussitôt, dans la personne de son page et de son serviteur, il a su ramener, par contraste avec son insensibilité, les sentiments naturels et nous faire voir qu’il n’est pourtant pas tout à fait étranger aux larmes ; il nous montre l’enfant et l’homme pleurant comme de simples mortels, l’un son père et sa mère, l’autre sa femme et ses enfants.

1303. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — II. (Suite.) » pp. 434-453

Être homme de lettres, — entendons-nous bien, l’être dans le vrai sens du mot, avec amour, dignité, avec bonheur de produire, avec respect des maîtres, accueil pour la jeunesse et liaison avec les égaux ; arriver aux honneurs de sa profession, c’est-à-dire à l’Institut ; avoir un nom, une réputation ainsi fixée et établie, c’était alors une grande chose : il y avait, et parmi les auteurs et dans le public, comme un sentiment de religion littéraire. […] Les premiers membres de l’Académie française, Conrart, Chapelain, se rappelaient toujours avec un sentiment de regret le temps des réunions encore peu nombreuses, et non publiquement reconnues, où l’on s’assemblait par goût et avant tout règlement. […] Daru y parlait de lui-même avec modestie, de ses amis hommes de lettres avec un juste sentiment de réciprocité, et des grandeurs du règne présent sans exagération, avec vérité et force. […] Daru écrivait à Picard sur sa comédie et dans lesquelles il lui faisait les vraies objections dont l’auteur, malgré son effort, n’a pu triompher, ont à mes yeux une valeur morale et plus que littéraire, si l’on songe qu’elles sont du même homme qui, vers le même temps, disait dans une lettre de Berlin adressée à Mme Daru : « Je t’écris d’une main fatiguée de vingt-sept heures de travail. » On le comprend, c’est moins le détail des conseils et ce qu’ils pouvaient avoir de plus ou moins motivé, que le sentiment même qui les inspire, cet amour et ce culte des lettres, tendre, délicat, fidèle, élevé, que je me plais à observer et à poursuivre en M. 

1304. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Il avait apporté à La Chênaie une peine secrète de cœur, je ne dis pas une passion, mais un sentiment. Ce sentiment se réveillait à la vue de certains hêtres qu’il voyait de sa fenêtre, du côté de l’étang, et qui lui rappelaient de chers et troublants souvenirs. […] L’humble sentiment qui termine, et qui tient compte du moindre atome vivant, est à faire envie à un doux poète de l’Inde. […] On comprit alors cette plainte obstinée d’une si riche nature ; les germes d’extinction et de mort précoce qui étaient déposés au fond de ses organes, dans les racines de la vie, se traduisaient fréquemment au moral par ce sentiment inexprimable de découragement et de défaillance.

1305. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

Vous êtes peut-être le seul qui, avec moi, ait pensé à ce jour ; aussi vous dois-je bien des témoignages de gratitude pour une attention aussi bienveillante ; elle a accru le sentiment qui me fait remercier Dieu de m’avoir mis sur cette terre que tant d’autres ont eu le droit de maudire. […] Mais un sentiment tardif et profond, si imprévu et qui tranche sifort avec tout ce qu’on savait du chantre de Lisette, lui fait trop d’honneur pour que, si quelque témoignage, particulier en existe dans ses papiers ou dans ses lettres, on ne le produise pas un jour. […] Par ces sentiments si divers Béranger paya son tribut complet à la nature. […] Encore même, sur ce point, y a-t-il à redire, car le patriotisme, sentiment qui ne vieillit pas en moi, me barre le chemin toutes les fois que je puis craindre que l’application de mes principes ne compromette les intérêts du pays.

1306. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »

On préférera toujours un sentiment mêlé à la pure peinture, quelque chose comme ce qu’ont fait Virgile et Lucrèce parlant de ces mêmes animaux. La page de MM. de Goncourt vient précisément de me faire relire le tableau de Lucrèce, nous montrant la génisse à qui l’on a enlevé son jeune veau pour l’immoler aux autels : elle cherche partout et regarde également le ciel, l’horizon, l’immensité, d’un œil vague, mais dans un sentiment désolé indéfinissable, Omnia convisens oculis loca… Oh ! […] On y voit le sentiment humain mêlé aux paysages, même à ceux où l’homme semble absent. […] Ils sont loin d’ailleurs d’être toujours des réalistes purs ; ils ont de la fantaisie, et ils savent y mêler du sentiment.

1307. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVe entretien. Littérature grecque. L’Iliade et l’Odyssée d’Homère » pp. 31-64

Le sentiment est le troisième, parce que, à la vue ou au souvenir de ces choses survenues et repeintes dans notre âme, cette sensibilité fait ressentir à l’homme des impressions, physiques ou morales, presque aussi intenses et aussi pénétrantes que le seraient les impressions de ces choses mêmes, si elles étaient réelles et présentes devant nos yeux. Le jugement est le quatrième, parce qu’il nous enseigne seul dans quel ordre, dans quelle proportion, dans quels rapports, dans quelle juste harmonie nous devons combiner et coordonner entre eux ces souvenirs, ces fantômes, ces drames, ces sentiments imaginaires ou historiques, pour les rendre le plus conformes possible à la réalité, à la nature, à la vraisemblance, afin qu’ils produisent sur nous-mêmes et sur les autres une impression aussi entière que si l’art était vérité. […] Enfin, le sixième élément nécessaire à cette création intérieure et extérieure qu’on appelle poésie, c’est le sentiment musical dans l’oreille des grands poètes, parce que la poésie chante au lieu de parler, et que tout chant a besoin de musique pour le noter, et pour le rendre plus retentissant et plus voluptueux à nos sens et à notre âme. […] Il sent éclore en lui des milliers de pensées, d’images, de sentiments qui lui étaient inconnus ; de matériel qu’il était, un moment avant d’avoir ouvert ce livre, il devient un être intellectuel, et bientôt après un être moral.

1308. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre IV. Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus. »

Il lui fallut un renouvellement complet, une révolution prenant le globe à ses racines et l’ébranlant de fond en comble, pour satisfaire l’énorme besoin de vengeance qu’excitaient chez lui le sentiment de sa supériorité et la vue de ses humiliations 153. […] Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul homme moderne ne peut s’asseoir sans un sentiment inquiet sur sa destinée, peut-être frivole, Jésus s’y est assis vingt fois sans un doute. […] Une absence complète du sentiment de la nature, aboutissant à quelque chose de sec, d’étroit, de farouche, a frappé toutes les œuvres purement hiérosolymites d’un caractère grandiose, mais triste, aride et repoussant. […] L’auteur de la Sagesse est d’un sentiment tout opposé (IV, I, texte grec).

1309. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le Livre des rois, par le poète persan Firdousi, publié et traduit par M. Jules Mohl. (3 vol. in-folio.) » pp. 332-350

Ferdousi n’a pas besoin d’avoir lu Horace ni Ovide pour dire les mêmes choses qu’eux, avec la haute conscience de sa force, et dans un sentiment plus poignant. […] En voyant se succéder tant de dynasties et tant de siècles qui, de loin, semblent ramassés en un jour, le poète a conçu le sentiment profond de l’instabilité des choses humaines, de la fuite de la vie et des années brillantes, du néant de tout, excepté d’une bonne renommée ; car il croit à la poésie et à la gloire. […] Le poète a eu raison de dire, au début de son livre, en le comparant à un haut cyprès : « Celui qui se tient sous un arbre puissant, sera garanti du mal par son ombre. » Ce sentiment de moralité profonde est égayé, chemin faisant, par des parties brillantes et légères, comme il convenait à un poète nourri dans le pays du pêcher et de la rose. […] … Roustem, par sentiment d’orgueil, et soupçonnant toujours une feinte de la part d’un jeune homme avide de gloire, dissimule une dernière fois, et, dès ce moment, le sort n’a plus de trêve.

1310. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

Il semble qu’entre les poètes français La Fontaine seul ait, en partie, répondu à ce que désirait Fénelon lorsque, dans une lettre à La Motte, cet homme d’esprit si peu semblable à La Fontaine, il disait : « Je suis d’autant plus touché de ce que nous avons d’exquis dans notre langue, qu’elle n’est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ouvrage. » La Fontaine, avec une langue telle que la définissait Fénelon, a su pourtant paraître se jouer en poésie, et donner aux plus délicats ce sentiment de l’exquis qu’éveillent si rarement les modernes. Il a rempli cet autre vœu de Fénelon : « Il ne faut prendre, si je ne me trompe, que la fleur de chaque objet, et ne toucher jamais que ce qu’on peut embellir. » Et, enfin, il semble avoir été mis au monde exprès pour prouver qu’en poésie française il n’était pas tout à fait impossible de trouver ce que Fénelon désirait encore : « Je voudrais un je ne sais quoi, qui est une facilité à laquelle il est très difficile d’atteindre. » Prenez nos auteurs célèbres, vous y trouverez la noblesse, l’énergie, l’éloquence, l’élégance, des portions de sublime ; mais ce je ne sais quoi de facile qui se communique à tous les sentiments, à toutes les pensées, et qui gagne jusqu’aux lecteurs, ce facile mêlé de persuasif, vous ne le trouverez guère que chez Fénelon et La Fontaine. […] Ce sentiment d’équité en vue surtout des petits, ce bien du peuple le préoccupe encore visiblement en d’autres endroits ; mais ceci ne nous apprendrait rien de nouveau, et je passe aux autres lettres du Recueil. […] Littérairement, on a beaucoup loué et cherché à définir Fénelon, mais nulle part, selon moi, avec une sensibilité d’expression plus heureuse et une plus touchante ressemblance que dans le passage suivant, où il s’agit autant de son style que de sa personne : « Ce qu’il faisait éprouver n’était pas des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables : il y avait dans son discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces qu’aucune expression ne peut rendre. » C’est Chactas qui dit cela dans Les Natchez.

1311. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Maintenon. » pp. 369-388

La voilà donc à dix-sept ans (1652), dans sa première fleur de beauté, mariée à un mari infirme et qui ne pouvait lui être de rien, au milieu d’une société joyeuse et la moins scrupuleuse de propos comme de mœurs : il lui fallut tout un art précoce et un sentiment vigilant pour se faire considérer et respecter de cette jeunesse de la Fronde. […] Si l’on peut entrevoir ici en Mme de Maintenon, pour peu qu’on y réfléchisse, la femme de quarante-cinq ans la plus experte et la plus consommée en l’art de nouer une trame, une intrigue mi-partie de sensualité et de sentiment, sous couleur de religion et de vertu, on doit reconnaître aussi le talent d’esprit qu’elle dut y mettre et ce charme de conversation par lequel elle amusait, éludait et enchaînait un roi moins ardent qu’autrefois et qui s’étonnait de prendre goût à cette lenteur toute nouvelle. […] Près de quitter le moribond, elle voulut pourtant que son confesseur vît le roi et lui dît s’il y avait espoir qu’il reprît le sentiment. — « Vous pouvez partir, lui dit le confesseur, vous ne lui êtes plus nécessaire. » — Elle le crut, et elle obéit, partant aussitôt de Versailles pour Saint-Cyr. […] Mme Du Deffand, qui est littérairement de la même école, a très bien rendu l’effet que font les lettres de Mme de Maintenon, et on ne saurait mieux les définir : Ses lettres sont réfléchies, dit-elle ; il y a beaucoup d’esprit, d’un style fort simple ; mais elles ne sont point animées, et il s’en faut beaucoup qu’elles soient aussi agréables que celles de Mme de Sévigné ; tout est passion, tout est en action dans celles de cette dernière : elle prend part à tout, tout l’affecte, tout l’intéresse ; Mme de Maintenon, tout au contraire, raconte les plus grands événements, où elle jouait un rôle, avec le plus parfait sang-froid ; on voit qu’elle n’aimait ni le roi, ni ses amis, ni ses parents, ni même sa place ; sans sentiment, sans imagination, elle ne se fait point d’illusions, elle connaît la valeur intrinsèque de toutes choses ; elle s’ennuie de la vie, et elle dit : « Il n’y a que la mort qui termine nettement les chagrins et les malheurs… » Il me reste de cette lecture beaucoup d’opinion de son esprit, peu d’estime de son cœur, et nul goût pour sa personne ; mais, je le dis, je persiste à ne la pas croire fausse.

1312. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — I. » pp. 84-104

Un jour le général d’Albignac, commandant de l’École, fit sortir des rangs Carrel sur lequel il avait reçu plus d’un rapport défavorable, et lui dit, ou à peu près : Monsieur Carrel, on connaît votre conduite et vos sentiments ; c’est dommage que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt, vous auriez pu jouer un grand rôle dans la Révolution. […] Une quantité de Piémontais, de Polonais, anciens militaires de l’Empire, et un moindre nombre de Français, se trouvaient réunis dans cette ville ; ils y furent organisés en légion, sous l’aigle et le drapeau tricolore, par le colonel Pacchiarotti, officier piémontais d’un grand caractère, et dont Carrel ne s’est jamais souvenu depuis qu’avec un sentiment profond : il le citait toujours quand il parlait des hommes créés pour commander aux autres hommes. […] Il résulta toujours de cette situation personnelle et du sentiment très chatouilleux qu’elle avait créé en lui, une assez grande indulgence, plus grande qu’on ne l’aurait attendue de sa part, dans ses jugements sur les émigrés de couleurs différentes, pourvu qu’ils fussent braves et gens d’honneur. […] Ce seul ouvrage déposerait, au besoin, des sentiments et des vœux de Carrel dans cette période de sa carrière : substituer à une royauté légitime, et qui se croyait de droit divin, une royauté consentie.

1313. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Marguerite, reine de Navarre. Ses Nouvelles publiées par M. Le Roux de Lincy, 1853. » pp. 434-454

Marguerite jeune, ouverte à tous les bons et beaux sentiments, à la vertu sous toutes les formes, s’éprit de cette cause ; et, quand son frère fut arrivé au trône, elle se dit que c’était à elle d’en être auprès de lui le bon génie et l’interprète, de se montrer la patronne et la protectrice de tous ces hommes qui excitaient contre eux, par leurs doctes innovations, bien des rancunes pédantesques et des colères. […] Le roman et le drame se sont mainte fois exercés, comme c’était leur droit, sur cette captivité de Madrid et sur ces entrevues de François Ier et de sa sœur qui prêtaient à l’imagination ; mais la lecture de ces simples lettres si dévouées montre les sentiments à nu et en dit plus que tout. […] Il est très vrai que Marguerite, ouverte à tous les sentiments littéraires et généreux de son temps, se comporta comme une personne qui, aux abords de 89, aurait favorisé de toutes ses forces la liberté, sans vouloir ni prévoir la Révolution. […] — Non, madame, répondit-il. — Mais songez-y bien, mon cousin, lui répliqua-t-elle. — Madame, j’y ai bien songé, mais je ne sens rien mouvoir, car je marche sur une pierre bien ferme. — Or je vous advise, dit alors la reine sans le tenir plus en suspens, que vous êtes sur la tombe et le corps de la pauvre Mlle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous avez tant aimée, et, puisque les âmes ont du sentiment après notre mort, il ne faut pas douter que cette honnête créature, morte de frais, ne se soit émue aussitôt que vous avez été sur elle ; et, si vous ne l’avez senti à cause de l’épaisseur de la tombe, ne faut douter qu’en soi ne se soit émue et ressentie ; et, d’autant que c’est un pieux office d’avoir souvenance des trépassés, et même de ceux que l’on a aimés, je vous prie lui donner un Pater noster et un Ave Maria, et un De profundis, et l’arroser d’eau bénite ; et vous acquerrez le nom de très fidèle amant et d’un bon chrétien.

1314. (1897) Préface sur le vers libre (Premiers poèmes) pp. 3-38

Mais il y avait, au temps de Boileau, une cause extrinsèque, une cause profonde pour Boileau, fondée au moins sur un sentiment. […] Cet accent semblable chez tout le monde, en ce sens que chaque passion, chez tous, produit à peu près le même phénomène, accélération ou ralentissement, semblable au moins en son essence, cet accent est communiqué aux mots, par le sentiment qui agite le causeur ou le poète, uniquement, sans souci d’accent tonique ou de n’importe quelle valeur fixe qu’ils possédaient en eux-mêmes. […] La rime ou l’assonance doivent donc être des plus mobiles, soit que le poème soit conçu en strophes fermées, ou qu’on utilise la formule dénommée depuis les laisses rythmiques, dont le premier exemple se trouve dans les Palais Nomades p. 129, celle qui se rapproche le plus des discours classiques, la plus propre à un long énoncé de sentiments, ou bien qu’on emploie la brève évocation des lieds. […] C’est l’accent d’impulsion et son appropriation à l’importance, à la durée du sentiment évoqué, ou de la sensation à traduire qui en est la déterminante.

1315. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 33, que la veneration pour les bons auteurs de l’antiquité durera toujours. S’il est vrai que nous raisonnions mieux que les anciens » pp. 453-488

La plûpart des sçavans de son temps furent persuadez de son opinion, et ils l’établirent même dans le monde autant qu’une verité physique, qui ne tombe pas sous les sens, y peut être établie, c’est-à-dire, qu’elle y passa pour un sentiment plus probable que l’opinion contraire. […] Il sembloit même que le systême qu’on appelle communément le systême de Ptolomée, eut prévalu, lorsque dans le seiziéme siecle Copernic entreprit de soutenir le sentiment de Philolaus avec des preuves nouvelles ou qui paroissoient l’être, tirées des observations. […] Ce fut une preuve physique du sentiment qui fait tourner la terre sur son centre d’occident en orient dans vingt-quatre heures, en même-temps qu’elle fait le tour du zodiaque dans un an. […] Ceux qui vantent si fort les lumieres que l’esprit philosophique a répanduës sur notre siecle, répondront peut-être, qu’ils n’entendent par notre siecle qu’eux et leurs amis, et qu’il faut regarder comme des gens qui ne sont point philosophes, comme des anciens, ceux qui ne sont pas encore de leur sentiment en toutes choses.

1316. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Prosper Mérimée »

Mérimée, le réaliste sans pitié, le narrateur au tragique froid, à la combinaison réfléchie, à la plume impassible, Mérimée, le Monsieur de Bois-sec de la littérature contemporaine, n’avait jamais été, au concept des amateurs du sentiment, ce qu’on appelle un sentimental. […] Comme homme, Mérimée était trop ce qu’il était comme écrivain pour avoir jamais eu un sentiment profond et passionné dans l’âme. […] C’est un conteur de faits, dans l’ordre du roman, bien plus qu’un analyseur de sentiments. […] Il avait bien le sentiment de la première, et il courait après, mais celle-là ne s’attrape pas à la course, et Mérimée ne l’avait pas, puisqu’il la cherchait… Il la chercha même, les dernières années de sa vie, dans une affreuse Nouvelle, où le matérialiste qu’il était aborda la bestialité et le mélange des espèces, avec l’indifférence du cynisme le plus osé.

1317. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Saint-Bonnet » pp. 1-28

Eh bien, malgré tous ces travaux, malgré tous les titres à l’éclat et à la célébrité, Blanc Saint-Bonnet a si peu la place à laquelle il a vraiment droit dans la préoccupation de son temps, qu’un critique catholique très renseigné, très consciencieux, et animé toujours des sentiments les plus nobles, appela un jour l’Affaiblissement de la Raison, cette brochure sur l’enseignement de la plus magnifique portée, et que Saint-Bonnet écrivit en se jouant dans l’entre-deux de ses autres ouvrages : « un livre tulipe », pour en exprimer la rareté, sans doute, — le croyant rare, ce livre, parce qu’il ne le connaissait pas ! […] On est bien loin ici de tout sentiment vulgairement humain ! […] Il n’y a pas de sentiment quelconque ; il n’y a tout simplement que de la lumière… l’impersonnelle lumière qui pénètre tout, en l’éclairant ! […] … C’est un mystique malgré la force de sa raison, ou plutôt c’est un mystique dont la force de raison pourrait bien faire équation à la force de son sentiment de mystique, confluent superbe de deux facultés !

1318. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Ernest Renan »

mais qui met trop de sucre et par là gâte son poison… Le seul sentiment que ce baveur de sucre candi arséniqué exprime dans sa Vie de Jésus, — je ne dis pas le seul sentiment qu’il éprouve, — c’est une préférence d’amateur pour l’homme charmant qu’il a la bonté de reconnaître dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, et cette impertinence est même toute l’originalité de ce livre, qu’il nous donne pour remplacer les Évangiles. […] Tel est le fond et le secret de ce pauvre livre, devant lequel les ignorants ôtent leur bonnet et les gens à sentiment pleurard leurs mouchoirs de poche, mais qui n’en ira pas moins rejoindre, avant cinquante ans, l’Origine des cultes, par Dupuis ; car la science progresse bien moins qu’elle ne se déplace, et quand elle progresserait, elle n’infirme pas le bon sens dans l’esprit humain ! […] avec un grand homme le sentiment de sa propre originalité ».

1319. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, Les Chants du crépuscule (1835) »

Cette forme d’expression pour l’imagination et pour le sentiment, lorsqu’on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d’une supériorité absolue, à l’autre forme, à la prose ; elle est si capable d’immortaliser avec simplicité ce qu’elle enferme, de fixer en quelque sorte l’élancement de l’âme dans une attitude éternelle, qu’à chaque retour d’un grand et vrai talent poétique vers cet idiome natal il y a lieu à une attente empressée de toutes les âmes musicales et harmonieuses, à un joyeux éveil de la critique qui sent l’art, et peut-être, disons-le aussi, au petit dépit mal caché des gens d’esprit qui ne sont que cela. […] Hugo ont leur origine dans le sentiment qui a dicté ces huit vers. […] Cette mythologie d’anges qui a succédé à celle des nymphes, les fleurs de la terre et les parfums des cieux, un excès même de charité aumônière et de petits orphelins évoqués, tout cela nous a paru, dans ces pièces, plus prodigué qu’un juste sentiment de poésie domestique n’eût songé à le faire.

1320. (1874) Premiers lundis. Tome II « Mémoires de Casanova de Seingalt. Écrits par lui-même. »

Il ne faut pas avoir beaucoup vécu et observé pour savoir que, s’il est de nobles êtres en qui le sentiment moral domine aisément et règle la conduite, il y a une classe assez nombreuse d’individus qui en sont presque entièrement dénués, et chez qui cette absence à peu près complète permet à toutes les facultés brillantes, rapides, entreprenantes, de se développer sans mesure et sans scrupule. […] Un sentiment d’honneur, et même une sorte de tendresse d’âme, sont compatibles, il faut le dire, avec cette facilité bizarre, comme cela se voit chez l’abbé Prévost dans sa jeunesse, chez l’abbé de Choisy, chez Gil Blas. […] Son frère François, le peintre de batailles, avec qui il fut le plus lié, lui portait de la jalousie, bien qu’il mêlât ce sentiment à quelque amitié.

1321. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « II  L’esprit scientifique et la méthode de l’histoire littéraire »

Je ne saurais mieux faire ici, Messieurs, que de vous lire la belle page par laquelle un maître admirable de libre pensée et d’action libre, que l’Université de Paris a eu la douleur de perdre l’an passé, Frédéric Rauh, commençait ses originales études sur la Méthode dans la psychologie des sentiments. […] C’est avouer que, nulle mesure extérieure, nulle logique même ne pouvant saisir la beauté, rien ne pouvant ici remplacer la réaction du sentiment esthétique, il y aura toujours dans nos études une part fatale et légitime d’impressionnisme. […] Notre but est de réduire au minimum indispensable et légitime la part du sentiment personnel dans notre connaissance, en lui donnant toute sa valeur.

1322. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »

Jeune, mais déjà mûr, d’un esprit ferme et haut, nourri des études antiques et de la lecture familière des poètes grecs, il a su en combiner l’imitation avec une pensée philosophique plus avancée et avec un sentiment très présent de la nature. […] Vous avez immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. […] Plus d’émotion, plus d’idéal ; plus de sentiment, plus de foi ; plus de battements de cœur, plus de larmes.

1323. (1890) L’avenir de la science « IV » p. 141

Il me semble toutefois qu’une société qui de fait n’encourage qu’une misérable littérature, où tout est réduit à une affaire d’aunage et de charpentage, qu’une société, qui ne voit pas de milieu entre l’absence d’idées morales et une religion qu’elle a préalablement désossée pour se la rendre plus acceptable, qu’une telle société, dis-je, est loin des sentiments vrais et grands de l’humanité. […] Je n’entends jamais sans colère les heureux du siècle accuser de basse jalousie et de honteuse concupiscence le sentiment qu’éprouve l’homme du peuple devant la vie plus distinguée des classes supérieures. […] Quand on compare les œuvres timides que notre âge raisonneur enfante avec tant de peine aux créations sublimes que la spontanéité primitive engendrait, sans avoir même le sentiment de leur difficulté ; quand on songe aux faits étranges qui ont dû se passer dans des consciences d’hommes pour créer une génération d’apôtres et de martyrs, on serait tenté de regretter que l’homme ait cessé d’être instinctif pour devenir rationnel.

1324. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre I : De la méthode en psychologie »

« La psychologie, dit-il, a pour but les uniformités de succession ; les lois soit primitives, soit dérivées, d’après lesquelles un état mental succède à un autre, est la cause d’un autre, ou du moins la cause de l’arrivée de l’autre. » C’est une opinion commune que les pensées, sentiments et actions des êtres sensibles ne peuvent être l’objet d’une science, dans le même sens que les êtres et phénomènes du monde extérieur. […] Elle est bien loin de l’exactitude de notre astronomie actuelle ; mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas une science comme l’est celle des marées, ou même comme l’était l’astronomie, lorsque ses calculs n’embrassaient encore que les phénomènes principaux et non les perturbations. » Cette science a pour objet les pensées, sentiments et actions des hommes. […] Mais il considère comme évident que l’observation de nous-mêmes par nous-mêmes ne peut nous apprendre que très peu de choses sur les sentiments et rien au sujet de l’entendement : au fond, ce reploiement de l’esprit sur lui-même lui paraît impossible.

1325. (1901) La poésie et l’empirisme (L’Ermitage) pp. 245-260

Si hautes que semblent ses idées, si purs ses sentiments, si jeune sa vision et si nouveaux ses rêves, ils ne compteront pour rien s’il n’en a fait de la beauté : c’est-à-dire quelque chose qu’il appelle poème et qui est un monde en ce monde, un corps entre les corps et parmi les êtres un être. […] Car tous les instincts et tous les vouloirs, tous les sentiments, toutes les pensées dont sont formés les hommes, ils auront à les découvrir, à les manier, et les joindre. […] — La loi des nombres gouverne les sentiments et les images et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement, le dedans. » J’ai cité cette page au hasard.

1326. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces diverses — Préface du « Rhin » (1842) »

Il écrivit donc alors, en quelque sorte sans préoccupation littéraire, mais avec le simple et sévère sentiment du devoir accompli, les deux cents pages qui terminent le second volume de cette publication, et il se disposa à les mettre au jour. […] Si l’auteur avait publié cette correspondance de voyageur dans un but purement personnel, il lui eût probablement fait subir de notables altérations ; il eût supprimé beaucoup de détails ; il eût effacé partout l’intimité et le sourire ; il eût extirpé et sarclé avec soin le moi, cette mauvaise herbe qui repousse toujours sous la plume de l’écrivain livré aux épanchements familiers ; il eût peut-être renoncé absolument, par le sentiment même de son infériorité, à la forme épistolaire, que les très grands esprits ont seuls, à son avis, le droit d’employer vis-à-vis du public. […] Il a presque un sentiment lilial pour cette noble et sainte patrie de tous les penseurs.

1327. (1904) La foi nouvelle du poète et sa doctrine. L’intégralisme (manifeste de la Revue bleue) pp. 83-87

L’habitude fait partie de notre sentiment esthétique. […] Elle tend vers toutes les possibilités de l’affirmation, c’est-à-dire vers l’absolu, mais c’est par transcendance, et par les voies du sentiment que son charme opère. […] Car les mots et les phrases, représentatifs de pensée, de sentiment et d’émotion, sont des valeurs, et ces valeurs sont des fonctions, attendu que les variations de l’une entraînent les variations de l’autre.

1328. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre IV. Littérature dramatique » pp. 202-220

Depuis, nous en sommes tombés à la comédie de sentiment, au tragique larmoyant et bavard qui de La Chaussée, lequel savait au moins le français, s’abaisse encore jusqu’à Brieux, nous sommes tombés au vaudeville morne, à la farce niaise, à des compromis entre le music-hall, la maison close et le vaudeville qui n’ont même plus l’intérêt de chacun de ces genres si l’on peut dire. […] Gasquet nous montrent ce que sera ce théâtre historique, idéaliste, idéologique, vivant conflit de sentiments éternels, différent néanmoins du théâtre classique. […] Il débuta par Ton Sang qui qui posait un problème éternel et moderne et la Lépreuse, évocation de légende et de sentiment.

1329. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 4, de l’art ou de la musique poëtique, de la mélopée. Qu’il y avoit une mélopée qui n’étoit pas un chant musical, quoiqu’elle s’écrivît en notes » pp. 54-83

Je cite le texte de Capella, suivant les corrections qu’il y faut faire, au sentiment de Monsieur Meibomius. […] Ainsi je ne puis appuïer sur trop de preuves, mon opinion nouvelle concernant la melopée tragique et la melodie tragique, comme je ne pourrai trop appuïer mon sentiment concernant la saltation antique, lorsque je viendrai à traiter de la musique hypocritique ; il est aussi un sentiment nouveau.

1330. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 12, des masques des comédiens de l’antiquité » pp. 185-210

Par exemple, si ce pere entroit content sur la scéne, il présentoit d’abord le côté de son masque dont le sourcil étoit rabatu, et lorsqu’il changeoit de sentiment il marchoit sur le théatre, et il faisoit si bien qu’il presentoit le côté du masque dont le sourcil étoit froncé, observant dans l’une et dans l’autre situation de se tourner toujours de profil. […] Je m’en tiens au sentiment le plus simple, et je pense que la plûpart des passions, principalement les passions tendres, ne sçauroient être aussi-bien exprimées par un acteur masqué que par un acteur qui joüe à visage découvert. […] Boéce confirme encore ici notre sentiment.

1331. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VII. Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée » pp. 160-178

D’ailleurs il n’y a des intérêts changés que parce qu’il y a eu un changement d’ordre de choses ; d’ailleurs encore, ainsi qu’on a pu le voir, je suis loin d’accorder aux intérêts toute la puissance qu’on est trop disposé à leur croire : les opinions et les sentiments sont beaucoup plus désintéressés qu’on ne pense. […] Mais le sentiment religieux survivra, n’en doutons point, à la confusion des langues. […] Au reste, qu’il me soit permis de dire d’avance que si la mission de la parole est finie dans le monde intellectuel, elle n’est pas finie dans le monde moral, et qu’elle doit toujours trouver un asile dans les sentiments religieux.

1332. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’Empire Chinois »

Huc ne craint pas même d’exagérer la dignité, le sentiment humain de son droit, dans l’intérêt supérieur de l’idée chrétienne qu’il représente aux yeux des populations chinoises. […] Partout, on le sait, en Orient, la lâcheté est le signe de toutes les populations usées et esclaves, mais, en Chine, ce sentiment dégradant dépasse le gigantesque ordinaire de la lâcheté orientale. […] Il n’a plus l’esprit qui tient à la santé du cœur et à la pureté des sentiments.

1333. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »

D’Arpentigny, qui ne répète point les observations des autres s’il en répète les procédés, a pris la main comme l’expression résumante de l’homme tout entier ; mais avec les ressources variées de son esprit, avec le sentiment des analogies, qui est en lui à une haute puissance, il aurait pu tout aussi bien prendre le pied, et pas de doute qu’il ne nous eût dit, à propos du pied comme à propos de la main, une foule de choses vraies et charmantes. […] Dans ces portraits de tous les genres que d’Arpentigny fait passer devant nous et où nous retrouvons cette touche particulière qu’il n’aurait point si sa main n’avait pas fait longtemps siffler une cravache ou une épée, dans ces portraits s’attestent avec éloquence toutes les qualités qui créent les grands portraitistes : la finesse des nuances, l’observation concentrée, et ce magique sentiment des analogies dont on est obligé de parler beaucoup quand on parle du capitaine d’Arpentigny, car les défauts de son esprit comme les plus brillants avantages de son talent viennent de ce sentiment puissant et dangereux : « Chopin — dit d’Arpentigny — n’était pas de ceux-là qui ont les nerfs en harmonie avec leur tempérament.

1334. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le comte Gaston de Raousset-Boulbon »

Pour bien raconter cette brûlante existence, si vite foudroyée, il semble qu’on aurait besoin du sentiment du poète qui a écrit les poèmes les plus chers à l’imagination contemporaine. […] Ce qui vit, ce qui éclate, sourit, s’impatiente, ronge son frein, traverse tous les milieux, mais reste inaliénable chez Raousset, est un sentiment inconnu aux plus imposants héros de lord Byron : c’est le sentiment de l’honnête homme, c’est ce cœur de vieille roche d’où l’honneur jaillit comme une source !

1335. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Goethe »

Elles ont appris au monde, qui ne s’en doutait pas, que l’amour de Goethe pour Charlotte Buff, cet amour, maintenant historique, fut le plus noble, le plus admirable des sentiments, couronné par un sacrifice bien plus héroïque et bien plus cruellement volontaire que le coup de pistolet de Werther ! […] Ce n’est pas, comme on va le voir, une histoire bien nouvelle, quoiqu’elle soit fort triste puisqu’elle prouve, une fois de plus, le peu de durée des plus beaux sentiments de nos âmes ; et elle n’est pas non plus bien particulière à Goethe, car tout le monde, ou à peu près, a de cette cendre froide dans sa vie. […] Accablé par ce sentiment désespérant, Goethe ne voulut pas être le témoin du bonheur de Kestner et de Charlotte, et il les quitta Il partit.

1336. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Monselet »

… Le but du poète (et non pas du faiseur de tours de souplesse en vers) est de faire sortir du fond de son âme des sentiments qui vont dans des âmes analogues à la sienne réveiller des milliers d’échos ! […] Mais on n’a pu rien contre le fait de sa haute individualité poétique, et c’est en vertu même de cette haute individualité qu’il a troublé les facultés d’un homme qui a le sentiment très animé de la poésie, mais qui ne l’a pas, ce sentiment, au point de devenir une puissance.

1337. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Théodore de Banville »

Il y avait encore là, sous le travail idolâtre des mots, du sentiment et de la pensée. […] Il est froid parce que sa poésie ne vient jamais d’une idée qui lui appartienne, d’un sentiment qui lui soit profondément personnel. Banville n’a jamais l’idée poétique, le sentiment poétique, la sensation poétique que de son école, — et le compte de cela est bientôt fait !

1338. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXI. De Thémiste, orateur de Constantinople, et des panégyriques qu’il composa en l’honneur de six empereurs. »

Jamais vous n’avez été plus grand, ni plus utile à la terre. » De ce sentiment d’humanité naît, dans le prince, le devoir d’adoucir la sévérité de la loi. […] Il fit couler le sang des ennemis, avec cette fureur que les caractères atroces nomment justice : l’orateur, en le louant d’une humanité qu’il n’avait pas, tâche au moins de lui inspirer les sentiments qu’il devait avoir. […] etc. » L’orateur veut étendre ce sentiment d’humanité dans le prince, des sujets de l’État, aux ennemis mêmes de l’État.

1339. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre II. De la métaphysique poétique » pp. 108-124

La sagesse poétique, la première sagesse du paganisme, dut commencer par une métaphysique, non point de raisonnement et d’abstraction, comme celle des esprits cultivés de nos jours, mais de sentiment et d’imagination, telle que pouvaient la concevoir ces premiers hommes, qui n’étaient que sens et imagination sans raisonnement. […] Observent-ils les effets étonnants de l’aimant mis en contact avec le fer ; ils ne manquent pas, même dans ce siècle de lumières, de décider que l’aimant a pour le fer une sympathie mystérieuse, et ils font ainsi de toute la nature un vaste corps animé, qui a ses sentiments et ses passions. […] Voilà encore pourquoi les poètes aiment tant à chanter les prodiges opérés par les magiciennes dans leurs enchantements ; cette disposition d’esprit peut être rapportée au sentiment instinctif de la toute-puissance de Dieu, qu’ont en eux les hommes de toutes les nations.

1340. (1924) Critiques et romanciers

» Conclusion : « Le sentiment que M.  […] Et il avait le sentiment de survivre. […] » Ce sentiment de la continuité, il l’ajoute au poétique et tendre sentiment du passé. […] Si même le temps où nous vivons ajoute au sentiment que Lemaître a noté certaines fureurs et des angoisses, le sentiment demeure au fond ce qu’il était. […] Celle-ci indique très bien des sentiments simples et nets.

1341. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [M. de Latena, Étude de l’homme.] » pp. 523-526

Notre siècle, après les excès philosophiques qui ont signalé la fin du précédent, est devenu prudent à bon droit dans ces considérations générales ; les cœurs honnêtes ont peur de toute témérité, et il semble même qu’on aime à s’en tenir, dans cette sphère élevée, aux apparences lumineuses, aux traditions générales et aux impressions premières du sentiment, plutôt que de les décomposer et de creuser trop avant, comme si l’on n’était pas sûr de pouvoir recomposer ensuite ce qu’on aurait trop indiscrètement analysé. […] La partie de l’ouvrage dans laquelle M. de Latena se montre le plus lui-même, et avec ses avantages, est celle où il a pied en terre et où il parle de ce monde où il a vécu, de ces sentiments moraux qu’il a éprouvés ou observés avec justesse et délicatesse.

1342. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Note »

Lorsque je publiai les Consolations en mars 1830, je les envoyai à M. de Chateaubriand, qui répondit à mon envoi par la lettre suivante (30 mars 1830) : « Je viens, monsieur, de parcourir trop rapidement vos Consolations : des vers pleins de grâce et de charme, des sentiments tristes et tendres se font remarquer à toutes les pages. […] Le livre était manifestement si faible que le sentiment qui en faisait dire du bien était au-dessus du soupçon.

1343. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « Mme DESBORDES-VALMORE. (Pauvres Fleurs, poésies.) » pp. 115-123

Je voudrais qu’un jour on tirât de ce volume, qu’on dégageât cette suite d’élégies-romances dont la forme est si assortie à la manière de Mme Valmore, et dans lesquelles son sentiment soutenu se produit quelquefois jusqu’au bout avec un parfait bonheur, sans les tourments plus ordinaires à l’alexandrin : Croyance, la Femme aimée, Aveu d’une Femme, Ne fuis pas encore, la Double Image, Fleur d’Enfance. […] Je voudrais insister sur cette belle pièce, et auprès de l’auteur lui-même, parce qu’à la profondeur du sentiment elle unit la largeur et la pureté de l’expression.

1344. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Et Lamartine ? »

Voilà un bon sentiment, qui s’explique encore à l’heure qu’il est, et qui s’expliquait surtout il y a trente ans. […] Ce poète, aussi peu « homme de lettres qu’Homère, ce qu’il exprimait sans effort, c’était tous les beaux sentiments tristes et doux accumulés dans l’âme humaine depuis trois mille ans : l’amour chaste et rêveur, la sympathie pour la vie universelle, un désir de communion avec la nature, l’inquiétude devant son mystère, l’espoir en la bonté du Dieu qu’elle révèle confusément ; je ne sais quoi encore, un suave mélange de piété chrétienne, de songe platonicien, de voluptueuse et grave langueur.

1345. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Rêveries sur un empereur »

  Naguère encore, il ne se mêlait, et pour cause, que fort peu de sympathie, même intellectuelle, aux sentiments que nous inspirait le nouvel Empereur. […] Cet invraisemblable Empereur devrait vaincre une telle masse de préjugés traditionnels et de mauvais sentiments, légitimes en apparence et même honorables, et si enracinés chez lui et chez une partie de son peuple ; il devrait, pour faire cette chose inouïe, sortir si complètement de lui-même, qu’assurément il ne la fera point.

1346. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Les snobs » pp. 95-102

Une autre espèce de snob, c’est le marquis de la Critique de l’École des Femmes : snob d’Aristote, qu’il a découvert dans l’abbé d’Aubignac, et des trois unités : car les trois unités d’Aristote, qui ne sont pas dans Aristote, furent une nouveauté, une mode, « le dernier cri », avant d’être une vieillerie ; et le marquis les défend dans le même sentiment et avec la même compétence que les conspuera tel naïf gilet rouge de 1830. […] Pour eux, Ibsen et Tolstoï sont déjà dans George Sand ; tout le romantisme est déjà dans Corneille ; tout le réalisme dans Gil Blas ; tout le sentiment de la nature dans les poètes de la Renaissance et, par-delà, dans les poètes anciens ; tout le théâtre dans l’Orestie, et tout le roman dans l’Odyssée.

1347. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Pour encourager les riches. » pp. 168-175

Et, soit dit en passant, il est remarquable que de telles révélations, et sur des choses d’un ordre si privé, puissent être faites par les journaux, et que celle-là en particulier, si propre à étonner les pauvres et à les induire en de mauvais sentiments, nous ait été apportée par une gazette dont l’emploi ordinaire est de défendre ce qui nous reste du vieil ordre social et, spécialement, l’aristocratie du nom et celle de l’argent et leurs conjonctions si intéressantes… Une fortune de cent quatre-vingts millions, si elle n’a pas été mal acquise, n’a pu être acquise pourtant que par la spéculation, qui est une forme du jeu et qui, étant la recherche du gain sans travail, est, aux yeux d’un chrétien, sur la limite extrême des choses permises. […] Et c’est pourquoi, outre un naturel sentiment de compassion pour les pauvres, cette dame éprouva sans doute le besoin de racheter ce qu’il pouvait y avoir, non certes de souillé et d’injuste, mais, forcément, de gênant pour une âme haute, et de pas du tout vénérable et de pas du tout évangélique, dans l’origine, quelle qu’elle ait été, d’une opulence aussi démesurée.

1348. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Heredia, José Maria de (1842-1905) »

Jules Lemaître Tandis que d’autres donnaient dans le mysticisme sensuel de Baudelaire ou dans le bouddhisme de Leconte de Lisle, et tandis que presque tous étaient profondément tristes, le sentiment que M.  […] Il a publié lentement des sonnets sonores, enfin recueillis dans les Trophées, qui, par la fermeté du dessin, l’éclat des tons et la puissance du modèle, suggèrent un plaisir esthétique rival de celui qui est propre aux arts plastiques, et qui donnent souvent par l’accord de l’idée et de la forme le sentiment même de la perfection.

1349. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Sully Prudhomme (1839-1907) »

Sully Prudhomme me semble avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques… Son imagination est d’ailleurs des plus belles, et sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. […] Et, dans des vers un peu abstraits, mais par cela même presque immatériels, — qui ont naturellement d’autant plus d’âme qu’ils ont moins de corps, — il a réussi à traduire ce que vous me permettrez d’appeler l’aurore ou le crépuscule des sentiments, leurs commencements d’être et leurs agonies doucement finissantes.

1350. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Lettre, à Madame la comtesse de Forbach, sur l’Éducation des enfants. » pp. 544-544

me suis-je dit ; et je me suis répondu : Le goût est le sentiment du vrai, du beau, du grand, du sublime, du décent, de l’honnête dans les mœurs, dans les ouvrages d’esprit, dans l’imitation ou l’emploi des productions de la nature. […] en un mot, leur dérober sans cesse leurs lisières, afin de conserver en eux le sentiment de la dignité, de la franchise, de la liberté, et de les accoutumer à ne reconnaître de despotisme que celui de la vertu et de la vérité.

1351. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 41, de la simple récitation et de la déclamation » pp. 406-416

C’est une operation que l’oeil apprend à faire par le secours de l’art, et qui n’est pas accompagnée d’aucun sentiment agréable, comme est celui qui naît de l’application des yeux sur les objets que nous offrent des tableaux. […] En effet, la nature a assigné un geste particulier à chaque passion, à chaque sentiment.

1352. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 42, de notre maniere de réciter la tragédie et la comedie » pp. 417-428

Aussi voïons-nous qu’au sentiment general des peuples de l’Europe, les françois sont ceux qui réussissent le mieux aujourd’hui dans la représentation des tragedies. […] Il est vrai, suivant son sentiment, que les poëtes françois évitent avec trop d’affectation de donner du spectacle.

1353. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 46, quelques refléxions sur la musique des italiens, que les italiens n’ont cultivé cet art qu’après les françois et les flamands » pp. 464-478

Néanmoins nous avons un musicien, qui est à la fois grand artisan et homme de sentiment, lequel ne se laisse pas entraîner au torrent. […] Je voudrois donc examiner d’abord le sentiment d’un anglois, homme de beaucoup d’esprit, qui soûtient en reprochant à ses compatriotes le goût que beaucoup d’eux croïent avoir pour les opera d’Italie, qu’il est une musique convenable particulierement à chaque langue, et specialement propre à chaque nation.

1354. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Conclusion »

Car une fois qu’on a le sentiment qu’on se trouve en présence de choses, on ne songe même plus à les expliquer par des calculs utilitaires ni par des raisonnements d’aucune sorte. […] La sociologie n’est donc l’annexe d’aucune autre science ; elle est elle-même une science distincte et autonome, et le sentiment de ce qu’a de spécial la réalité sociale est même tellement nécessaire au sociologue que, seule, une culture spécialement sociologique peut le préparer à l’intelligence des faits sociaux.

1355. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paria Korigan » pp. 341-349

II D’autres qu’elle, du reste, avaient, dans ces tout derniers temps, essayé de cette espèce de littérature de terroir, qui est moins et plus que de la littérature, et qui donne l’accent le plus spontané et le plus intime, tout à la fois, des sentiments et des mœurs d’un pays, traduits dans son propre patois, s’il est assez heureux pour en avoir un encore ! […] Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, et les Récits de la Luçotte, qui exprime, elle, des sentiments vrais comme le sang des veines et l’eau des sources, dans un patois d’une couleur ravissante, plein de fautes de grammaire française, mais exquis !

1356. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Préface » pp. -

C’est l’étude exacte et détaillée des sentiments et des choses qui apporte à l’Imagination concentrée les matériaux sur lesquels elle va travailler. […] Mais Gil Blas, beaucoup trop vanté, et qui n’est d’ailleurs qu’un roman d’ordre secondaire, puisqu’il est un roman d’aventures, Gil Blas n’est profond qu’aux yeux des gens superficiels, et si Manon Lescaut a la vérité du sentiment, elle n’a pas la vérité de la couleur.

1357. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — IV »

Non pas dans les mots ; les violences de mots sont des gestes pour suppléer à l’animation réelle de la pensée, mais ici, ce sont les sentiments dans lesquels le maître recueillait ses observations qui font voir une singulière surexcitation. […] Quant au fond même de la question et de savoir si la France ne produit plus que des choux et des navets et si c’est une production insuffisante, je n’essaye même pas d’en donner mon sentiment.

1358. (1915) La philosophie française « II »

Ainsi s’explique qu’un Descartes, un Pascal, un Rousseau, — pour ne citer que ceux-là, — aient beaucoup accru la force et la flexibilité de la langue française, soit que l’objet de leur analyse fût plus proprement la pensée (Descartes), soit que ce fût aussi le sentiment (Pascal, Rousseau). […] Le besoin de résoudre les idées et même les sentiments en éléments clairs et distincts, qui trouvent leurs moyens d’expression dans la langue commune, est caractéristique de la philosophie française depuis ses origines.

1359. (1916) Les idées et les hommes. Troisième série pp. 1-315

Mais, dissimulé même, le sentiment du peintre, on l’aperçoit. […] À l’idée qu’elle sera battue par son ivrogne de père, François éprouve un terrible sentiment de révolte. […] et c’est ainsi que nous l’aimons : il ne dit point un mot qui ne soit exactement pareil aux sentiments qu’il éprouve : ses sentiments sont la spontanéité même. […] Ce n’est pas un médiocre sentiment qui perpétra cette implacable représaille. […] J’éprouve ce même sentiment et je dis sans cesse : Mon Dieu, sauvez la France, dussé-je mourir sans la revoir ! 

1360. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535

Il prend sur sa lyre des accents d’une vérité déchirante, ce sentiment qui tient à la douleur par un lien, par tant d’autres à la volupté. […] Mais j’ai tenu à expliquer une bonne fois comment il s’est pu faire que je me sois trouvé légitimement délié envers lui des sentiments d’amitié respectueuse qui auraient gêné ma parole et retenu ma plume. […] Turquety n’a rien d’original ; il a débuté vers 1829 avec assez de douceur ; il imitait les élégies de Nodier, il y mettait de l’harmonie, — mais de la pensée et du sentiment, très peu. […] Tous ceux qui m’ont vu en février 1848 savent quels étaient mes sentiments, et de quel air j’observais jour par jour les événements et les hommes. […] Les quelques vers que j’avais faits étaient de sentiment tout intime, avec des inexpériences de forme et de style.

1361. (1891) Enquête sur l’évolution littéraire

Mon sentiment n’a pas varié depuis, malgré telles niches, d’ailleurs sans importance. […] Les sentiments éternels ! […] les sentiments et les sensations mêmes dans leur fleur ! […] Il y a encore Quillard, qui a un grand sentiment du lointain, du mystère. […] Beaucoup de talent, d’ailleurs, là-dedans, et un vrai sentiment poétique.

1362. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins » pp. 185-304

« J’emploierai donc, disais-je à ces amis, ma première jeunesse à la poésie, cette rosée de l’aurore au lever d’un sentiment dans l’âme matinale ; je ferai des vers, parce que les vers, langue indécise entre ciel et terre, moitié songe moitié réalité, moitié musique moitié pensée, sont l’idiome de l’espérance qui colore le matin de la vie, de l’amour qui enivre, du bonheur qui enchante, de la douleur qui pleure, de l’enthousiasme qui prie. […] Placé, par mon indépendance des partis, entre tous les partis, les républicains se jetèrent à moi par inquiétude de leur triomphe ; les royalistes, par peur de leur défaite ; les légitimistes, par le sentiment de leur inopportunité et de leur impuissance dans cet anéantissement du trône ; le peuple surtout, par l’intérêt de salut public et par ce besoin d’un chef qui parle plus haut que toutes les théories dans les périls extrêmes des tremblements de tous les foyers. […] J’eus le sentiment de cette vérité. […] » Charles X appelait de ce nom tous les sentiments populaires qu’on lui prêtait pour attester son attachement à la charte libérale de Louis XVIII et tout le pacte moderne de la monarchie et de la liberté. […] Molé : « Dites à M. de Lamartine de ma part que j’accepte en la regrettant sa démission, mais que cela ne changera rien à mes sentiments à son égard, et que je le prie de venir me voir comme avant la révolution. » C’est M. 

1363. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (1re partie) » pp. 313-408

La mort n’est que le sentiment de ce qui se quitte. […] Sur ce boulevard, pendant des heures entières, il cheminait à pas lents, voûté comme un aïeul, perdu en de vagues souvenirs, et s’affaissant de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence manquée. […] C’était le seul sentiment assez fort pour l’arracher aux peines individuelles, et il en a consacré, dans quelques pièces, l’expression amère et généreuse. […] « Recevez, monsieur, je vous prie, mes sentiments les plus empressés et mes sincères félicitations. […] « Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

1364. (1874) Portraits contemporains : littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques

Renaud de Wilbach, lui jouait avec une complaisance filiale des mélodies d’un sentiment large et religieux, qui rassérénaient son âme, et endormaient ses souffrances. […] Il leur faut avant tout une légende, un petit drame, une action, un sentiment, quelque chose d’humain qui soit à leur portée. […] Son admiration et sa connaissance des grands poëtes, son profond sentiment du beau, le rendaient sévère pour lui-même. […] A ces peintures exotiques se mêlent des pièces modernes, d’un sentiment plus personnel, d’une insouciante fierté, voilant parfois une exquise délicatesse d’âme. […] A travers la mauvaise humeur que lui cause quelque courbature perce le plus vif sentiment pittoresque.

1365. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXVe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie) » pp. 337-416

Fénelon, presque seul, trop séductible par l’imagination et par le cœur, popularisa dans son Télémaque ces idées impraticables de Platon et de Morus ; il fit innocemment beaucoup de mal en ôtant aux Français le sentiment du réel en politique, et en les jetant dans les vagues rêveries de l’impraticabilité. […] Rousseau semblait préparé par les circonstances, par le temps, par sa nature au rôle de tribun des sentiments justes et des idées fausses qui allaient se livrer dans le monde la lutte révolutionnaire à laquelle nous assistons encore depuis soixante ans. […] Leurs idées peuvent être fausses, leur style peut être inculte, mais leur sentiment les sauve et les immortalise quand leur âme a touché l’âme de leur siècle. […] Rousseau fut le premier écrivain français de sentiment. […] Il écrivit son Héloïse, roman déclamatoire comme une rhétorique du sentiment, dissertation sur la métaphysique de la passion, passionné cependant, mais de cette passion qui brûle dans les phrases et qui gèle dans le cœur.

1366. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1860 » pp. 303-358

Là-dedans, la pensée s’engourdit, le sentiment de la réalité des personnes et des choses s’en va, et l’on reste somnolent, les yeux ouverts, pendant que vos doigts tripotent machinalement toutes les choses de la toilette et du maquillage. […] Parmi ces amantes, revient dans ses souvenirs une femme prise d’un vrai sentiment pour lui, et qu’il a toujours respectée à cause de relations avec sa famille. […] Mais d’autres naissent, et nous sommes de ceux-là, avec un sentiment insurrectionnel contre ce qui triomphe, avec des entrailles amies et fraternelles pour ce qui est vaincu et écrasé sous la grosse victoire des idées et des sentiments de l’universalité, avec enfin cette généreuse et désastreuse combativité, qui, dès huit ou dix ans, leur fait se donner des coups de poing avec le tyran de leur classe, et tout le reste de leur vie, les confine dans l’opposition de la politique, de la littérature, de l’art. […] * * * — Dans la langue de la bourgeoisie, la grandeur des mots est en raison directe de la petitesse des sentiments. […] Nous nous raidissons, et nous suivons avec ses internes, Velpeau ; mais nous nous sentons les jambes, comme si nous étions ivres, avec un sentiment de la rotule dans les genoux, et comme du froid dans la moelle des tibias.

1367. (1856) Cours familier de littérature. I « IIIe entretien. Philosophie et littérature de l’Inde primitive » pp. 161-239

Il n’a le sentiment de son être que par quelques frissons de plaisir et par des convulsions de douleur. […] Il n’y a d’évident que le sentiment de la douleur. […] Je n’oublierai jamais ce regard auquel l’étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles ; car l’œil a son langage, surtout quand il s’éteint. […] On croit y sentir, dans l’amour et dans le respect de l’homme pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même pour sa création animée ou inanimée. […] … Nous croyons plus beau et plus viril de regarder en face le malheur sacré de notre condition humaine que de le nier ou d’en assoupir en nous le sentiment avec de l’opium.

1368. (1905) Promenades philosophiques. Première série

C’est que les bons jugements littéraires ne sont pas purement intellectuels ; il s’y mêle beaucoup de sentiment. […] Le pessimisme n’est ni un sentiment religieux, ni un sentiment moderne, encore qu’il ait pris très souvent la forme religieuse, et que les pessimistes les plus célèbres appartiennent au dix-neuvième siècle. […] Son sentiment de la beauté de la nature était vif. […] Elle a cela de merveilleux qu’elle vaut pour la sensation, pour le sentiment, aussi bien que pour l’idée. […] C’est le sentiment qui mène le monde, et c’est pourquoi le monde s’agite.

1369. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

S’il est un sentiment que ne suggère pas cette beauté, c’est, en effet, celui de grandeur et de majesté qu’enferme en ses romanesques sites la pathétique Bretagne. […] Et l’auteur ne marchande pas les termes où vient s’affirmer le sentiment de la femme. […] Comme Fanny est une nature noble, elle ne la conçoit qu’illuminée du sentiment qui vraiment l’ennoblira. […] Ils n’aboutiraient qu’à découvrir au grand jour les sentiments de rivalité dont tendent à se défendre tous leurs efforts apparents. […] » Songez que le maître de Franckfort notait ses aphorismes au temps où la femme-auteur se manifestait comme le phénomène le plus rare et le plus isolé, vingt années avant que son disciple Nietzsche, qui partageait ses sentiments, flétrît en George Sand « l’ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux ».

1370. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite et fin.) »

N’ayant d’affection que pour l’objet qui lui procure des jouissances, elle parle juste parce qu’elle n’est jamais dominée par un sentiment individuel. […] Horace, en une ou deux circonstances, ne craignit pas d’aborder avec lui par lettres ce sujet délicat et intime, et il le fit avec une noblesse de cœur, une élévation de sentiments qui nous le montrent sous un jour vraiment nouveau. […] Quant à nous, mon cher Delaroche, je ne vous offre pas notre secours… Depuis longtemps je déplore qu’un autre ordre de choses n’ait pu s’établir entre nous, et je vous jure que je n’éprouve aucun sentiment de jalousie pour ceux qui, plus heureux que nous, seront à même de vous donner des marques de dévouement ; tout en enviant leur sort, dites-leur que nous les bénissons, que nous les bénirons, s’ils aiment nos enfants comme les leurs… » Nous, public, qui ne nous trouvons introduit que par accident et par faveur dans ces discussions si particulières et qui, sous une forme ou sous une autre, se rencontrent dans presque toutes les familles, notre rôle n’est pas, on le pense bien, d’avoir le moindre avis sur le fond ; faisons la part de ce qu’il peut y avoir d’exagération naturelle dans l’expression d’Horace, dans cette émulation et cette rivalité de tendresse, et disons-nous que, si nous entendions Delaroche, il aurait sans doute, pour répondre, son éloquence à lui, et il en avait beaucoup. […] « Croyez à tous mes sentiments, Napoléon. » Le rétablissement ne vint pas ; durant plus d’un mois, l’affreuse souffrance d’Horace se prolongea encore. […] Pas trop de poètes on de peintres métaphysiques, je t’en conjure ; pas trop de messieurs de l’Empyrée, ni d’abstracteurs de quintessence : deux ou trois, par génération, suffisent ; mets-les à part et en haut lieu pour la rareté et pour la montre, garde-les pour tes grands dimanches ; mais, les jours ouvrables, sois heureuse encore et contente de retrouver de tes favoris et de tes semblables, de ces talents ou de ces génies faciles, qui, de tout temps, t’ont défrayée et charmée, qui te parlent ton langage et t’y entretiennent, qui te font passer tes plus agréables heures, et non pas les moins salutaires, en t’offrant à toi-même en spectacle sous tes mille aspects vivants, avec tes qualités et défauts divers : crânerie, héroïsme, gaieté, sentiment, humeur légère, audace brillante, coup d’œil net et bon sens pratique37.

1371. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Mémoires »

Comme l’arrangement léger de cet art, dont il faut mêler le secret à toute idéale jouissance, n’ôtait rien à l’effet sincère et complétait l’harmonie des sentiments ! […] Nous serions même fort tenté de croire que l’illustre écrivain n’a lancé ces manifestes que par engagement de position, par sentiment de point d’honneur, et comme on irait galamment sur le pré pour une cause à laquelle on se dévoue plutôt qu’on n’y croit. […] Carrel est l’organe d’un sentiment non moins vivace et incorruptible. […] On trouve également dans Rousseau l’histoire d’une condamnation injuste au fouet ; mais Rousseau la subit, et de la main de mademoiselle Lambercier, avec des sentiments d’une énergie concentrée, violente, toutefois un peu souillée, si l’on s’en souvient. […] Il y avait dans le premier succès de l’amour un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction. » On retrouve un sentiment tout semblable dans Atala pendant la tempête ; dans Velléda sur le rocher.

1372. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre III »

Si l’ancien décor se défait, c’est que les sentiments qu’il annonçait se défont. […] Défiance et colère à l’endroit du gouvernement qui compromet toutes les fortunes, rancune et hostilité contre la noblesse qui barre tous les chemins, voilà donc les sentiments qui grandissent dans la classe moyenne par le seul progrès de sa richesse et de sa culture  Sur cette matière ainsi disposée, on devine quel sera l’effet de la philosophie nouvelle. […] Rien n’est tel qu’un passe-droit pour aviver le sentiment de la justice. Rien n’est tel que le sentiment de la justice pour aviver la douleur d’un passe-droit. […] J’ai pu moi-même constater ces sentiments par les récits de vieillards morts il y a vingt ans  Cf. 

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