Qualités et défauts ainsi amalgamés et arborés avec faste faisaient de lui un homme des plus en vue, toujours en avant, actif, infatigable, moins incommode encore qu’amusant, dont tout le monde se moquait, mais qui dans ce rôle naïf qu’il avait accepté, et dont il prenait les bénéfices avec les charges, trouvait parfois des mots piquants, des ripostes imprévues, comme il arrive aux sots qui ont quelque esprit. […] L’éclat en fut si public que Dangeau a forcé sa discrétion d’académicien jusqu’à raconter l’aventure ; il dit dans son journal, à la date du lundi 13 décembre 1694 : M. l’évêque de Noyon fut reçu à l’Académie : l’abbé de Caumartin répondit à sa harangue ; il (l’évêque) en fut content quand il l’entendit, et même il l’avait vue (cette réponse) et approuvée auparavant ; cependant on lui persuada depuis qu’il avait sujet de s’en plaindre, et il s’en plaignit au roi. […] disait-il, le sublime génie qui anime et soutient cet illustre corps m’a seul inspiré le glorieux dessein d’en être membre ; et comme, étant supérieur à tout, il n’a que de grandes vues, j’en reçois heureusement celles que je n’aurais osé prendre de mon chef, et que vous avez bien voulu rendre effectives.
Il tient surtout dans sa lettre (car nous en sommes toujours à cette même lettre décisive, où il se découvre) à bien montrer à Mirabeau qu’on peut désirer de sortir d’une condition médiocre et d’arriver à une grande situation, par de grands motifs et sans du tout abjurer la hauteur des sentiments : Il y a des hommes, je le sais, qui ne souhaitent les grandeurs que pour vivre et pour vieillir dans le luxe et dans le désordre, pour avoir trente couverts, des valets, des équipages, ou pour jouer gros jeu, pour s’élever au-dessus du mérite et affliger la vertu, et qui n’arrivent à ce point que par mille indignités, faute de vues et de talents : mais, de souhaiter, malgré soi, un peu de domination parce qu’on se sent né pour elle ; de vouloir plier les esprits et les cœurs à son génie ; d’aspirer aux honneurs pour répandre le bien, pour s’attacher le mérite, le talent, les vertus, pour se les approprier, pour remplir toutes ses vues, pour charmer son inquiétude, pour détourner son esprit du sentiment de nos maux, enfin, pour exercer son génie et son talent dans toutes ces choses ; il me semble qu’à cela il peut y avoir quelque grandeur. […] Caton le censeur, s’il vivait, serait magister de village, ou recteur de quelque collège ; du moins serait-ce là sa place : Caton d’Utique, au contraire, serait un homme singulier, courageux, philosophe, simple, aimable parmi ses amis, et jouissant avec eux de la force de son âme et des vues de son esprit, mais César serait un ministre, un ambassadeur, un monarque, un capitaine illustre, un homme de plaisir, un orateur, un courtisan possédant mille vertus et une âme vraiment noble, dans une extrême ambition.
Les plus modérés (comme La Fare) l’estimaient « homme excellent dans l’exécution, mais dont les vues n’étaient pas assez étendues pour le gouvernement d’un grand État ; — capable de bien servir dans le ministère, mais non pas de gouverner. » En ce sens on l’a appelé un grand commis plutôt qu’un grand ministre. […] M. de Louvois dit l’autre jour tout haut à M. de Nogaret : « Monsieur, votre compagnie est en fort mauvais état. — Monsieur, dit-il, je ne le savais pas. — Il faut le savoir, dit M. de Louvois ; l’avez-vous vue ? […] — II faudrait l’avoir vue, Monsieur. — Monsieur, j’y donnerai ordre. — II faudrait l’avoir donné.
Dans cette succession rapide de vues et de mœurs si diverses et si contraires, un préjugé réfute et chasse l’autre, et ne lui laisse pas le temps de faire le fier ; et le philosophe libre, sans aucun effort de lutte ni de contradiction, y trouve son compte, en même temps que le curieux son plaisir. […] Il juge très bien, à première vue, du changement de configuration du sol, et de l’ensevelissement de l’ancienne Rome : la forme des montagnes et des pentes n’est plus du tout la même, et il tenait pour certain « qu’en plusieurs endroits nous marchions sur la tête des vieux murs et sur le faîte des maisons tout entières. » La liberté de vie à Rome lui paraît bien différente de celle de Venise : la sûreté y manque. […] Mais c’est sur les antiquités de Rome particulièrement qu’il a des vues justes, tout à fait grandes et dignes de leur objet.
Non content, dans ses ouvrages, de reproduire et de décrire les objets et les scènes qui étaient à sa portée, il s’est attaché d’une égale ardeur à rechercher curieusement dans le passé les maîtres desquels il pouvait relever, et qui, en suivant la même route, avaient laissé des traces remarquables dans les divers arts ; et c’est ainsi qu’en remontant dans l’École française de peinture, après avoir traversé les brillantes séries du xviiie siècle, où la nature elle-même, la plus simple, la plus inanimée ou la plus bourgeoise, a son éclat et sa vivacité de couleur dans les toiles de Chardin, il est allé s’arrêter de préférence devant des artistes bien moins en vue et moins agréables, devant les frères Le Nain, appartenant à la première moitié du xviie siècle, qui lui ont paru chez nous les premiers peintres en date de ce qu’il appelle la réalité. […] Elle n’est pas la même, ajoute-t-il, mais elle part du même principe. » Poussin, dans le touchant ou le grave de ses scènes champêtres ou autres, introduisait un principe supérieur dont les Le Nain ne se doutèrent jamais, je veux dire l’idéal antique, le groupe composé avec harmonie et contraste, un type habituel de beauté romaine, un souvenir des jours d’Évandre et de l’Arcardie : la réalité chez lui était commandée par une vue supérieure et une pensée. […] Champfleury les connaît bien, et je le soupçonne lui-même d’en tenir par quelque coin secret : on ne décrit pas de telles maladies sans les avoir non-seulement vues à côté de soi, mais ressenties pour son propre compte.
La chambre au-dessus de la boutique et qui a vue sur la rue Saint-Honoré est évidemment celle des époux Poquelin, celle où a dû naître Molière. […] Enfin la chambre des époux Poquelin est tendue d’une tapisserie de Rouen sur laquelle sont accrochés cinq tableaux et un miroir de glace de Venise. » Ce sont là les objets qui frappaient habituellement la vue de Molière enfant ; il ne naquit nullement dans un intérieur pauvre ou mesquin, et tout sentait autour de lui le marchand à son aise et le bourgeois cossu. […] Aimer Molière, c’est n’être disposé à aimer ni le faux bel esprit ni la science pédante ; c’est savoir reconnaître à première vue nos Trissotins et nos Vadius jusque sous leurs airs galants et rajeunis ; c’est ne pas se laisser prendre aujourd’hui plus qu’autrefois à l’éternelle Philaminte, cette précieuse de tous les temps, dont la forme seulement change et dont le plumage se renouvelle sans cesse ; c’est aimer la santé et le droit sens de l’esprit chez les autres comme pour soi. — Je ne fais que donner la note et le motif ; on peut continuer et varier sur ce ton.
J’y ai retrouvé bien d’agréables et de curieux détails, de piquantes anecdotes de langue, et surtout la fidèle image de cet état de croissance dernière où l’on sentait la perfection venir de jour en jour et s’achever comme à vue d’œil. […] Il n’est presque aucun des reproches qu’on est tenté de lui faire à première vue et sur un coup d’œil superficiel, qu’il n’ait prévus, pressentis et, autant que possible, réfutés à l’avance. […] Il fait allusion en toute rencontre aux retardataires et réfractaires, dont La Mothe-Le-Vayer était le plus en vue, d’autant qu’il était à la fois de l’Académie et de la Cour. — Plus tard, quand Louvois voulut établir le règlement militaire, la discipline et l’uniforme, on vit de bons officiers, mais récalcitrants, un marquis de Coetquen par exemple, se faire casser à la tête de leur régiment. — Ici, d’excellents auteurs résistent dans leurs châteaux à la Montaigne, retranchés et crénelés dans leurs fautes de français, dans leurs à peu près d’exactitude et dans leurs inélégances.
Il se porte à l’auteur qu’il lit, directement, avec toute sa vigueur d’esprit, et y puise une impression nette et ferme, de première main, de première vue (facie ad faciem) ; il en tire une conclusion qui jaillit de source, qui bouillonne et déborde. […] Ce dernier, Browne, en même temps qu’il est moderne et encourageant par certaines de ses vues, a des retours d’une belle tristesse et d’un profond scepticisme sur les naufrages du passé : « L’injuste oubli, dit-il, secoue à l’aveugle ses pavots, et traite la mémoire des hommes sans distinguer entre leurs droits à l’immortalité. […] La vue historique a tout envahi dans les Lettres : elle domine désormais toute étude, elle préside à toute lecture.
Dès le 7 octobre 1789, la reine, à peine installée aux Tuileries, lui écrivait, comme si sa lettre pouvait être vue, ou du moins dans une intention évidente de le rassurer : « Je me porte bien, soyez tranquille. […] M. de La Fayette, en ces années, était le véritable maître de Paris, et sa probité roide, son étroitesse de vue et de ligne ne permettaient de rien concerter avec lui. […] Mirabeau, avec tout son génie et avec les vues de haut bon sens qui y entraient, avait des écarts d’imagination, des bouffées subites, et il était sujet à illusion, à optimisme ; il n’avait pas la géométrie de l’exécution.
Quand on en venait au fait et au prendre, le succès pour lui ne répondait pas aux vues, et il ne retrouva jamais à la guerre de quoi couronner ou confirmer les exploits plus ou moins faciles de sa jeunesse. […] Le duc de Noailles, très obligé à Saint-Simon, essaya de se lier encore plus avec lui pour la prochaine campagne politique qu’ils allaient faire ensemble ; dans les derniers jours du règne il le tâta ; il jetait en causant ses vues, ses idées, et il en avait de toutes sortes, de spirituelles, d’avancées, de risquées, d’impraticables, d’incompatibles ; il était homme à projets : sur bien des points, ils ne s’entendirent pas. […] Or, cette idée, à première vue, ressemblait trop à une imagination de Saint-Simon pour ne pas lui être attribuée, et en effet le duc de Noailles, qui soufflait ce feu, donnait tout bas son cher confrère pour auteur et promoteur de ce singulier projet de salutation, de telle sorte que, parmi cette noblesse outrée, plus d’un aurait pu lui en chercher querelle et lui faire un mauvais parti.