Alors, tout ce qui a été dit, fait, pensé, senti pendant la période de tourmente féconde ne survit plus que sous forme de souvenir, de souvenir prestigieux, sans doute, tout comme la réalité qu’il rappelle, mais avec laquelle il a cessé de se confondre.
Tous les grands manieurs de peuples s’efforcent en effet de reconstituer l’État romain, et c’est son souvenir qui, revivifié par la Renaissance, vient présider à la genèse de l’État moderne. […] Dans un Empire comme l’Empire allemand, mosaïque de royaumes et de principautés, les anciens pouvoirs locaux opposent au nouveau pouvoir central une certaine force de résistance ; les pays conservent un souvenir assez vivace de leurs coutumes, les villes de leurs franchises, les universités de leurs privilèges.
On connaît de lui ce mot employé dans une de nos plus belles tragédies : « Ta religion t’a ordonné de m’assassiner ; la mienne m’ordonne de te pardonner et de te plaindre. » Ce mot, dont on se souvient, est fort au-dessus d’une oraison funèbre qu’on oublie. […] Les mémoires de Sully, en peignant les détails de sa vie domestique, nous ont rendu son souvenir encore plus cher, parce qu’ils montrent partout l’homme sensible à côté du grand homme.
L’homme le moins qualifié pour cette vie, Condorcet, écrivant dans sa cachette, après le 2 juin, son Tableau des progrès, en dit : « Cette contemplation est pour moi un tranquille asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut m’atteindre. » La Révolution jette bien des âmes dans ces asiles. […] Mais de nombreuses pages, et tous les souvenirs de jeunesse et d’émigration apportent un charme inépuisable. […] En cessant de le chanter, on a cessé de le lire, si tant est qu’on l’ait jamais lu autrement que comme un souvenir ou une promesse du chant, du refrain repris autour de l’oie aux marrons de M. […] Le symbole et le souvenir de Napoléon donneront à la génération romantique un professeur d’énergie littéraire. […] La réussite parlementaire de Lamartine, à qui on offre portefeuille et ambassades et qui se réserve pour mieux que cela, le souvenir de Chateaubriand, indiquent à Victor Hugo les voies possibles d’un poète vers les sommets.
Là où d’autres, en vieillissant, abondent en anecdotes, en noms propres et en souvenirs, en scènes où leur imagination se plaît à retrouver des couleurs et à ranimer les personnages, eux ils s’appliquent à dégager la substance de leur observation, et à disposer leur trésor moral comme un blé mûr ou comme un fruit qu’on réserve.
Des réveils bien cruels, pourtant, des déchirements et des scènes s’ensuivirent, dont les ombrages de Coppet auraient couvert et enseveli le souvenir, si l’un des hôtes de ce temps-là, M. de Sismondi, dans des lettres posthumes, publiées depuis peu, n’était venu se faire indiscrètement l’écho du mystère et rendre témoignage fidèle devant la postérité.
Comment n’ai-je pas trouvé le blond essaim au-dessus de la tête blonde, et les deux vieillards et les deux enfants entre lesquels une révolution a passé, et les torrents de vœux et de regrets aux heures les plus oisives, et cette voix incertaine qui soupire en nous et qui chante, mélodie confuse, souvenir d’Éden, etc. ?
Il y a des souvenirs d’enfance, la Maison de ma Mère : Et je ne savais rien à dix ans qu’être heureuse ; Rien que jeter au ciel ma voix d’oiseau, mes fleurs ; Rien, durant ma croissance aiguë et douloureuse, Que plonger dans ses bras mon sommeil ou mes pleurs ; Je n’avais rien appris, rien lu que ma prière, Quand mon sein se gonfla de chants mystérieux ; J’écoutais Notre-Dame et j’épelais les cieux, Et la vague harmonie inondait ma paupière : Les mots seuls y manquaient ; mais je croyais qu’un jour On m’entendrait aimer pour me répondre : Amour !
Thiers, analysé cette masse confuse de faits, si effrayante à tous égards ; il y pénètre, sans être arrêté par l’horreur ; car son esprit est libre de préoccupation et pur die souvenirs.
Là où d’autres n’ont vu qu’une tyrannie violente et passagère, qu’une dictature militaire en un temps de siège, qu’une contrefaçon classique des souvenirs républicains d’Athènes et de Rome, lui, il y trouve le premier essai pratique d’une réorganisation future.