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309. (1753) Essai sur la société des gens de lettres et des grands

L’éducation qu’ils reçoivent, toute bornée à l’extérieur, peut leur servir à imposer au peuple, mais non pas à juger les hommes. […] Le tyran imbécile écoute et aime ces hommes vils et funestes, le tyran habile s’en sert et les méprise ; le roi qui sait l’être, les chasse et les punit, et la vérité se montre alors. […] À quoi serviraient à un philosophe nos conversations frivoles, sinon à lui rétrécir l’esprit, et à le priver d’excellentes idées qu’il pourrait acquérir par la méditation et par la lecture ? […] La nécessité de se délivrer d’un état de misère profonde, rendant excusables presque tous les moyens d’en sortir, familiarise insensiblement avec ces moyens : il en coûte moins ensuite pour les faire servir à l’augmentation de sa fortune. […] L’Angleterre seule a cet avantage, que les talents vraiment supérieurs dans les lettres y ont quelquefois servi de degré pour s’élever aux grandes places.

310. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — II » pp. 316-336

Gardons-nous d’oublier que ceux qui n’ont pas réussi ont contre eux bien des apparences et des commencements équivoques qui auraient un tout autre air moyennant une autre issue : un rayon de soleil tombant à propos change bien les aspects. « Mais pour ce que les histoires, dit quelque part Rohan, ne se font que par les victorieux, nous ne voyons ordinairement d’estimes que les enfants de la fortune. » Tout cela est vrai ; et toutefois c’est bien Richelieu qui dans cette lutte a raison, et qui a la conscience de la grande cause qu’il sert, de la noble monarchie qu’il continue, et de la France incomparable qu’il achève. […] Ce n’est que dans la seconde guerre que Rohan rencontra en face l’ascendant de ce glorieux cardinal, en qui il crut ne voir d’abord qu’un favori de plus : « À cette faveur, dit-il en parlant du marquis de La Vieuville, succéda celle du cardinal de Richelieu, introduit par La Vieuville dans les affaires ; voilà comme tous ces favoris se servent fidèlement les uns les autres… L’appui que le cardinal trouve en la reine mère fait durer sa faveur plus longuement que celle des autres, et aussi la rend plus insolente. » Il paraît avoir été quelque temps avant de s’apercevoir qu’il avait rencontré en lui son grand et fatal adversaire. […] Tandis que Richelieu, déjà fort de la confiance de Louis XIII, préparait son grand dessein européen, l’abaissement de l’Espagne et de la maison d’Autriche, pour lequel il comptait se servir d’une nouvelle alliance étroite avec l’Angleterre, il se voit donc arrêté tout court par cette levée de boucliers à l’intérieur, qui coupe en deux le royaume : Cette révolte, dit-il énergiquement, venait si à contretemps au roi en cette saison où il avait tant d’affaires au dehors, que la plupart de ceux de son conseil étaient si éperdus, que tantôt ils voulaient qu’on fît une paix honteuse avec l’Espagne, tantôt qu’on accordât aux huguenots plus qu’ils ne demandaient. […] Et il eut l’idée, très hardie et originale, de se servir pour cela du secours des alliés, de ceux-mêmes qui étaient de la religion des rebelles : car la France alors n’avait pas de marine, elle n’avait pas un seul vaisseau à opposer à Soubise triomphant sur les mers depuis sa capture. […] Quelque chose de ce sentiment austère et contristé se réfléchit dans la page suivante, où M. de Rohan, après avoir raconté la reddition de La Rochelle le 28 octobre (1628), ajoute du ton de fermeté et de fierté qui lui est propre : La mère du duc de Rohan et sa sœur4 ne voulurent point être nommées particulièrement dans la capitulation, afin que l’on n’attribuât cette reddition à leur persuasion et pour leur respect, croyant néanmoins qu’elles en jouiraient comme tous les autres ; mais comme l’interprétation des capitulations se fait par le victorieux, aussi le conseil du roi jugea qu’elles n’y étaient point comprises, puisqu’elles n’y étaient point nommées : rigueur hors d’exemple, qu’une personne de cette qualité, en l’âge de soixante-dix ans (et plus), sortant d’un siège où elle et sa fille avaient vécu trois mois durant de chair de cheval et de quatre ou cinq onces de pain par jour, soient retenues captives sans exercice de leur religion, et si étroitement qu’elles n’avaient qu’un domestique pour les servir, ce qui, néanmoins, ne leur ôta ni le courage ni le zèle accoutumé au bien de leur parti ; et la mère manda au duc de Rohan, son fils, qu’il n’ajoutât aucune foi à ses lettres, pource que l’on pourrait les lui faire écrire par force, et que la considération de sa misérable condition ne le fît relâcher au préjudice de son parti, quelque mal qu’on lui fît souffrir.

311. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — II — Vauvenargues et le marquis de Mirabeau » pp. 17-37

Dès sa première lettre à Vauvenargues, il en insère une qu’il vient de recevoir d’une ancienne maîtresse avec laquelle il a rompu et qui, en apprenant la mort de son père, le marquis Jean-Antoine, lui a écrit cette charmante et spirituelle épître de condoléance : Je n’ose vous appeler, monsieur, de ces noms tendres qui nous servaient autrefois ; ils ne sont plus faits pour moi ; j’ai fait pour les perdre tout ce que je voudrais faire à présent pour les ravoir. […] Un Mirabeau n’y va pas de main morte ; les demi-aveux, les faux-fuyants de Vauvenargues, ses airs de paresse, ne satisfont pas le marquis ; il continue son obsession obligeante ; il y emploie le reproche, il y emploie la louange ; il se sert de toutes les clefs pour ouvrir ce cœur qu’un respect humain enchaîne, et il le tire tant qu’il peut du côté de ses propres penchants : Quand vous auriez plus de santé et de goût pour la gloire, vous ne sauriez faire naître la guerre, et ne seriez pas capable des bassesses qu’il faut pour s’avancer à la Cour. […] Il a un frère, le dernier de tous, le chevalier de Mirabeau, qui sert dans le régiment de Vauvenargues, et à qui l’on a fait un passe-droit ; il serait d’avis que ce jeune frère, qui par humeur n’est déjà que trop de la même race, cassât net là-dessus et se retirât « avec la hauteur convenable à son nom et à sa naissance ». […] Ne songez-vous jamais que vous pourriez aimer ailleurs, être heureux, jouir de même, et faire servir vos plaisirs à votre fortune. Ce n’est pas là, dira-t-on, le discours d’un moraliste trop rigide : c’est que le véritable Vauvenargues n’est pas du tout rigide en effet ; il aspire à concilier, à humaniser, à tempérer, à se servir des passions elles-mêmes avec ensemble et à-propos ; il est le contraire du philosophe scythe qui coupe de l’arbre les branches les plus belles ; il est un ennemi presque personnel de Caton le censeur ; s’il a été stoïcien dans un temps, il en est bien revenu.

312. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « M. Fiévée. Correspondance et relations avec Bonaparte. (3 vol. in-8º. — 1837.) » pp. 217-237

Une grande dame, Mme de Senneterre, après avoir, dans le temps de son opulence, doté une jeune paysanne orpheline, et s’être hâtée de la marier à un homme du commun, pour empêcher son fils, qui en était amoureux, de l’épouser, est ruinée par la Révolution et réduite elle-même à servir. […] Il y a un certain concert de Feydeau qui sert de cadre à une suite de portraits satiriques. […] Fiévée, qui n’était qu’un royaliste d’opinion, et qui ne tenait pas essentiellement aux personnes, voyant un gouvernement ferme s’inaugurer par l’ascendant d’un seul, se délia du côté de l’exil, et se tint prêt à servir ou à conseiller le pouvoir nouveau. […] Fiévée nie que ce soit là une exacte conséquence : « Il serait fort extraordinaire, dit-il, que quatorze siècles de monarchie ne puissent plus servir en France qu’à faire opposition même au gouvernement d’un seul. » Il montre qu’entre ce retour aux vrais principes de gouvernement et un retour à l’Ancien Régime, il y a toujours un énorme obstacle qui s’interpose, à savoir la masse d’intérêts créés par la Révolution. […] Jugeant la noblesse avec indifférence, sans l’envier, sans l’aimer ni la haïr, il se mit à la servir très activement durant ces premières années de la Restauration.

313. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — I. » pp. 127-148

Il acheta quelques livres de voyages ; un peu plus tard, un volume dépareillé du Spectateur d’Addison lui tomba sous la main et lui servit à se former au style. […] Il éluda cette défense en passant le journal sous le nom de son frère, le jeune Benjamin, auquel il remit à cet effet, et pour la forme, son brevet d’apprentissage avec libération ; il fut convenu toutefois, par un nouvel engagement destiné à rester secret, que Benjamin continuerait de le servir comme apprenti jusqu’au terme primitivement convenu. […] En entrant dans des détails si minutieux, il sent le besoin de s’excuser, mais il pense que rien n’est à dédaigner de ce qui sert à tout le monde et tous les jours : « Le bonheur des hommes est moins le résultat de ces grands lots de bonne fortune qui arrivent rarement, que de mille petites jouissances qui se reproduisent tous les jours. » Pendant ces années de sa jeunesse et de la première moitié de sa vie, il ne se fait pas un seul projet d’intérêt public en Pennsylvanie sans qu’il y mette la main. […] La clef dont on se sert est toujours claire. […] La prochaine fois que nous nous rencontrâmes à la Chambre, il me parla (ce qu’il n’avait jamais fait auparavant), et avec beaucoup de civilité ; et il témoigna toujours depuis un empressement à me servir en toute occasion, si bien que nous devînmes grands amis, et que notre amitié dura jusqu’à sa mort.

314. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre VI. Le beau serviteur du vrai »

servez à quelque chose. […] Est-ce que le vaste fluide vital, que nous appelons magnétique ou électrique, fait de moins splendides éclairs dans la profondeur des nuées parce qu’il consent à servir de pilote à une barque, et à tenir toujours tournée vers le nord la petite aiguille qu’on lui confie, à ce guide énorme ? […] Pour de certains êtres sublimes, planer c’est servir. […] Eschyle parle : « Dès l’origine, le poëte illustre a servi les hommes. […] Le beau n’est pas dégradé pour avoir servi à la liberté et à l’amélioration des multitudes humaines.

315. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

Sans chercher plus loin, je crois qu’il sert à désigner, pour la masse des esprits, cette doctrine dont les partisans s’intitulent eux-mêmes « sans-patrie », et qu’il ne signifie rien autre chose. […] L’antiquité grecque et l’antiquité romaine, dans leur tout-puissant individualisme national, peut-être justifié par le prodigieux avancement de leur civilisation sur celle des autres peuples connus d’eux, se servaient du même mot pour désigner les deux qualités distinctes d’étranger et d’ennemi. […] Paul de Lilienfeld, dont la formule nous paraît des plus satisfaisantes, « la société humaine est, comme les organismes naturels, un être réel… elle est un prolongement de la nature… elle est simplement une expression plus haute des forces qui servent de base aux phénomènes naturels46 ». […] La même objection que les partisans de l’égotisme étroit et stérile opposent à la solidarité sociale, sert aux défenseurs du nationalisme exclusif et impénétrable, et c’est l’argument vulgaire, vulgairement compris : pour être fort, il faut rester soi. […] Seul les caducs sont annihilés ; les forts au contraire tirent de tout ce qui les entoure des germes de force nouvelle et font servir le monde extérieur au renouvellement de leur propre personnalité.

316. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIIIe entretien. Littérature politique. Machiavel (2e partie) » pp. 321-414

L’antiquité ne présente aucun exemple d’une telle république où le plaisir servît à perpétuer et à masquer la tyrannie. La guerre servait aux Vénitiens, comme plus tard aux Anglais, à étendre le trafic entre les peuples. […] Quelques insurrections des paysans de terre ferme contre les troupes françaises qui empruntaient illégalement le territoire de la république, servirent de grief au général Bonaparte. […] Plusieurs fois chassés de Turin par les Français, ils avaient embrassé et vaillamment servi la cause de l’empereur d’Allemagne contre nous. […] On proposa au prince une expiation plus douce : ce fut d’aller servir, les armes à la main, contre ses propres amis en combattant en Espagne cette constitution espagnole des carbonari qu’il avait proclamée à Turin.

317. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre troisième »

Pour Buffon, qui prétend expliquer la nature extérieure où il ne tient que la place d’un seul être, et la création où il n’occupe qu’un point, n’y a-t-il pas de la témérité à refuser de s’y servir des yeux et des pensées des autres hommes ? […] Le travail pour parvenir par un état est sain ; non que l’état fasse toujours l’honnête homme, mais il y sert. […] Pour un qu’on servira dans ses bonnes qualités, combien dont il faudra servir les vices ! […] C’est qu’il y sert la pire espèce de maîtres, les courtisans qui vivent de la faveur et des abus. […] Dans ces pages, où les mêmes choses servent à l’instruction et à l’éducation, toutes les raisons littéraires sont par quelque côté des vérités morales.

318. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VIII »

Ils ont servi l’artiste, en lui donnant la claire connaissance de son but, et ils ont servi à préparer le public à l’acceptation d’une œuvre aussi originale. […] Frédéric Villotbg, qui sert de préface, il donne un résumé de ses principales idées sur la musique appliquée à la scène82. Mais pour prévenir tout malentendu, il fait remarquer que les trois premiers de ces opéras datent d’une époque bien antérieure au quatrième, qu’ils servent surtout « à tracer la marche de ses idées, jusqu’au moment où il dut chercher à se rendre théoriquement compte de son procédé », et que son système proprement dit, si l’on veut à toute force se servir de ce mot, ne reçoit encore dans ces trois premiers poèmes qu’une application fort restreinte. […] On se rappellera que Wagner est mort à Venise et qu’il avait envisagé l’intérieur de la cathédrale de Sienne pour servir de décor au temple du Graal. […] N’arrivant pas à se résoudre d’épouser le roi Marke dont elle n’est pas amoureuse, et souhaitant se venger de Tristan qui la conduisait vers son oncle, Isolde commande à sa servante Brangaene, de leur servir le breuvage mortel.

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