La jeune fille fut confiée à un certain moment aux soins de sa tante Sophie, l’électrice de Hanovre, personne de mérite, pour laquelle elle conserva toujours les sentiments et la reconnaissance d’une fille tendre. […] On l’a vu donner à ce prince mourant des larmes amères, en donner même à sa mémoire, le chercher dans ce superbe palais qu’il remplissait de l’éclat de sa personne et de ses vertus, dire souvent qu’il y manquait, et porter toujours depuis sa mort une plaie profonde, dont toute la gloire de son fils n’a pu lui ôter le sentiment. […] Ce qu’elle prisait fort en lui, c’était sa droiture de sentiment et sa justesse de coup d’œil quand il était livré à son propre mouvement, c’était la qualité de son esprit, l’agrément de ses entretiens, la tournure excellente de ses propos ; enfin c’était un certain naturel élevé qui l’attirait et la charmait en Louis XIV. […] Madame, naturelle, franche, laissant éclater volontiers ses sentiments, aimant à s’épancher, plus souvent au-delà qu’en deçà, et observant mal les mesures, ne devait pas aimer le procédé froid, prudent, discret, mystérieux, poli et inattaquable, d’une personne à qui elle supposait mille projets plus noirs et plus profonds que ceux de l’enfer. […] C’est ce dernier sentiment qui l’emporta.
Il a fort puisé, pour ce travail, dans un volume précédemment publié à Genève (1857), et dans lequel on a recueilli, avec des fragments du Journal intime de Sismondi, une série de lettres confidentielles et cordiales adressées par lui à deux dames de ses amies, l’une italienne, l’autre française, et au célèbre réformateur américain Channing : on y voit le cours de ses sentiments en politique, en religion, en toute chose, le fond même de son âme. […] Entendant louer toujours la campagne romaine avec ses riches teintes, il avouait ingénument que ce genre de beauté pittoresque échappait tout à fait à ses yeux, « pour lesquels le rayon rouge n’existait pas. » Mais soit qu’il en fût autrement pour lui dans la jeunesse, soit que l’amour-propre du colon et du propriétaire aiguisât sa vue et suppléât à son organisation, il a su nous rendre parfaitement ce qu’il regardait tous les jours, et il s’y est glissé un éclair de poésie ou de sentiment de la nature qu’il n’a jamais retrouvé depuis. […] Elle lui dit : « Qu’elle avait écrit, il est vrai, qu’il fallait se roidir contre l’opinion publique, mais non pas contre celle de ses parents ; que, d’après ce qu’on lui avait raconté, la demoiselle qu’il recherchait n’ajouterait par sa famille aucun lustre à la sienne, mais au contraire qu’elle ne lui apporterait aucune fortune et le mettrait dans la dépendance ; qu’elle regardait bien toutes ces distinctions de famille à Genève comme très-ridicules et de fort peu de poids ; mais que cependant elles en acquéraient davantage lorsque l’alliance que l’on contractait pouvait ouvrir ou fermer la porte de la meilleure compagnie et faire tourner la balance ; qu’il devait considérer la nature de son attachement et la personne qu’il aimait ; que si elle était telle qu’il crût réellement impossible de la remplacer, pour l’esprit et le caractère, par une autre qui lui fût égale, alors cette considération pouvait devenir la plus puissante de toutes ; mais, que s’il n’avait pas ce sentiment, il fallait peser toutes les autres convenances. » « J’ai répondu, poursuit Sismondi, que je jugeais en amant et que je ne pouvais éviter de voir cet accord parfait. — Elle a répliqué qu’un homme d’esprit, de quelque passion qu’il fût animé, conservait encore un sens interne qui jugeait sa conduite ; que toutes les fois qu’elle avait aimé, elle avait senti en elle deux êtres dont l’un se moquait de l’autre. — J’ai ri, mais j’ai senti que cela était vrai… » C’est là de la bonne foi, et c’est cette entière bonne foi, cette disposition naïve, italienne ou allemande comme on voudra l’appeler, mais à coup sûr peu française, qui, jointe à un grand sens et aux meilleurs sentiments, est faite pour charmer dans le Journal et dans la correspondance de Sismondi. — Et comment finit le roman d’amour ? […] Il me semble que l’amie d’Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d’un ouvrage d’un de ses plus zélés admirateurs, d’un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu’Alfieri a développés avec tant d’âme et d’éloquence… » Mme de Staël fait souvent les frais de la correspondance. […] Mme d’Albany goûta peu Werner ; elle le vit le moins possible, et Sismondi remarque très-justement à ce sujet que « l’extravagance des gens d’esprit n’est pas, à la longue, moins fatigante, que celle des sots ; il n’y a rien de durable pour la curiosité, pour la conversation, pour le sentiment, sans un mélange de raison. » Benjamin Constant aussi est très-bien montré, toutes les fois qu’il paraît dans ces lettres.
Je vous expose, mon très cher frère, avec sincérité de cœur, les sentiments dans lesquels je suis, non sans bien des réflexions sur le passé et l’avenir de ce qui me regarde. » Et il terminait en s’appliquant cette parole de l’Écriture : « Deus dédit, Deus abstulit… Dieu me l’a donné, Dieu me l’a ôté : que son saint nom soit béni ! […] Admirables sentiments qu’il justifia par toute sa conduite ! […] Bayle, dans sa Réponse aux questions d’un Provincial (1703), a tout un chapitre là-dessus ; son doute n’existait qu’avant d’avoir lu les lettres ; dès qu’il les a vues, il n’hésite pas à exprimer son sentiment ; les faussaires n’ont pas de ces accents-là : « J’y trouvai, dit-il, tant de caractères d’ingénuité et la nature si parlante, qu’il me sembla qu’un imposteur n’aurait jamais pu déguiser si heureusement son artifice. […] Il n’en fut rien pour Catinat : bon esprit, de tout temps ennemi de l’ostentation, simple par goût, contenu et ramené au juste sentiment de lui-même, et à un sentiment moins que juste peut-être, depuis ses disgrâces, poussant la modestie jusqu’à l’humilité, il fut après ce qu’il était devant. […] Saint-Simon enfin, le grand peintre, — et aussi grand par là qu’il est hasardé en ses anecdotes, — a achevé de le fixer au vif dans la mémoire, quand il a dit à l’occasion de sa mort (22 février 1712) : « J’ai si souvent parlé du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes parties de capitaine, qu’il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge très-avancé [74 ans], sans avoir été marié, ni avoir acquis aucunes richesses, dans sa petite maison de Saint-Gratien, près Saint-Denis, où il s’était retiré, d’où il ne sortait plus depuis quelques années, et où il ne voulait presque plus recevoir personne.
Les deux sentiments les plus opposés qui se développèrent au sein de la fraternité première peuvent se rapporter au lyrique d’une part et au dramatique de l’autre. […] Non, l’épithète propre et pittoresque ne remplace pas toujours la première avec avantage ; non, toutes les nuances du prisme, en les supposant exprimables par des paroles, ne suppléent pas, ne satisfont pas aux nuances infinies du sentiment ; non, le ciel en courroux n’est pas nécessairement détrôné par le ciel noir et brumeux ; les doigts délicats ne le cèdent pas à jamais aux doigts blancs et longs. […] Toutes les pièces à Délie respirent la grâce, l’esprit uni au sentiment ; la dernière, le Retour chez Délie, déroule l’âme d’Hélène dès l’enfance, et les orages du passé ; la première, encore souriante, Du goût des vers pourquoi me faire un crime ? […] Moi, j’aurais mieux aimé Mme Valmore fidèle à sa précédente manière, non pas précisément à celle des Idylles, mais à celle des dernières Élégies, avec l’absence du rhythme, comme un ruisseau qui court sans trop savoir, avec l’insouciance et le hasard des teintes, un sentiment borné à peu d’images, et sous le gris de lin de sa parure. […] Elle attribue beaucoup, pour l’inspiration élégiaque des Latins, aux obstacles que rencontrait l’amant dans la situation sociale de la femme, obstacles qui ne pouvaient être écartés que par elle ; elle ajoutaït en finissant : « S’il se trouvait donc un individu dont le sort, en aimant, dépendit absolument de la volonté, des désirs, des penchants d’un autre, sans qu’il lui fût permis de rien faire pour se le rendre favorable ; dont tous les sentiments éternellement réprimés se consumassent en souhaits inutiles, n’aurait-il pas un grand avantage pour la peinture des agitations du cœur ?
Mme de Motteville, née vers 1621, était de son nom Françoise Bertaut, nièce du poète-évêque, illustre en son temps et encore remarquable pour le sentiment et l’élégance, de ce Bertaut que Boileau a loué de sa retenue, et que Ronsard avait jugé un « poète trop sage ». […] Quelque temps après, on connut que les vertus de cette reine gothique étaient médiocres : elle n’avait alors guère de respect pour les chrétiennes ; et, si elle pratiquait les morales, c’était plutôt par fantaisie que par sentiment. […] Parlant du vieux maréchal de Bassompierre que raillaient les jeunes gens, elle dira, après avoir loué sa générosité, sa magnificence et ses galantes manières : « Les restes du maréchal de Bassompierre valaient mieux que la jeunesse de quelques-uns des plus polis de ce temps-là (1646). » Elle aimait, dans les pièces de Corneille, surtout la morale élevée et les nobles sentiments qui avaient épuré le théâtre. […] L’intérêt qui nous aveugle nous surprend et nous trahit dans les occasions qui nous regardent ; il nous fait agir avec plus de sentiment que de lumières, et il arrive même assez souvent qu’on a honte de ses faiblesses ; mais on ne le peut apercevoir que par la sage réflexion que chacun se doit à soi-même, et après que l’occasion de mieux faire est passée. […] c’est le sentiment de l’honnêteté qui communique ici au style de Mme de Motteville cette expression de dégoût.
La résistance ne se conçoit pas sans notre sensation, le temps ne se conçoit pas sans le sentiment interne que nous en donne le changement de nos états de conscience ; l’étendue même est avant tout un mode de représentation ; enfin le mouvement ne peut manquer d’en être un, puisqu’il se ramène aux éléments qui précèdent et, en définitive, à un certain ordre temporel et spatial de nos sensations. […] Il ne faut donc pas prétendre expliquer la conscience même, le sentiment et la pensée, par les seules relations des choses extérieures et par les mouvements de la matière. […] Il reconnaît d’abord que la « force » dont nous affirmons la persistance n’est pas la force dont nous avons directement conscience dans nos efforts musculaires ; celle-ci, en effet, ne persiste pas : « Dès qu’un membre étendu se relâche, le sentiment de la tension disparaît. » Mais Spencer passe de là à la conclusion la plus inattendue et, disons le mot, la plus énorme, sur l’absolu. […] Le matérialisme aboutit au dualisme d’une matière sans aucun élément psychique d’où sort cependant le sentiment, la pensée, la volonté : le monde est coupé en deux tronçons discontinus qui ne peuvent se réunir. […] La volonté, répandue partout dans l’univers, n’a besoin que de se réfléchir progressivement sur soi et, par cela même, d’acquérir une plus grande intensité de conscience pour devenir en nous sentiment et pensée.
Tous mes sentiments pour vous s’embellissent de celui qui les a surmontés. » Ces quatre lettres pourraient, à peu de chose près, se trouver aussi bien dans la dernière partie de La Nouvelle Héloïse. […] Si la raison l’écrase et l’avilit, le sentiment intérieur le relève et l’honore… Quoiqu’il en soit, nous sentons au moins en nous-même une voix qui nous défend de nous mépriser ; la raison rampe, mais l’âme est élevée. » Sans discuter ici cette distinction si absolue entre la raison et l’âme, distinction qu’il ne maintiendra pas toujours à ce degré, il est clair que Rousseau, au lendemain de ses peines et de ses sacrifices dans la tendre passion qu’il ressentait, ne veut chercher de bonheur ou de consolation que dans la paix du cœur et dans la voix de sa conscience. En décrivant cet état moral à la fois ému et apaisé, ce sentiment de délicieuse convalescence, et en osant ainsi proposer son âme pour exemple en réponse aux questions de son amie, il ne fait, dit-il, que lui rendre le fruit de ses soins et lui montrer son propre ouvrage. Je ne serre pas de trop près, je ne veux pas démêler ce qu’il peut y avoir de vague et d’indécis sous ces phrases si nettes et si fermes de ton ; j’applique à Rousseau le précepte qu’il nous a donné pour le bien lire : « Mes écrits ne peuvent plaire qu’à ceux qui les lisent avec le même cœur qui les a dictés » ; et je dis que Rousseau, dans ces pages où il invoque si vivement le sentiment moral tel que tout honnête homme le trouve en lui-même dans une société civilisée, est moral lui-même et religieux.
Entendez par là non pas la formule qu’on récitait, mais le sentiment qu’il inspirait. Car la formule est fixe depuis une vingtaine de siècles, mais tous les siècles le sentiment change ; saint Bernard dogmatisait à peu près comme Bossuet ; mais les bourgeois du moyen âge, qui se battaient pour avoir un bras de saint Martin, n’avaient pas la même piété que les « honnêtes gens » de Versailles. […] Jupiter descend en pluie dans la puissante terre qu’il féconde, et les grandes formes des pins vivants et des montagnes ondulent sous la lune dans la nuit « pleine de dieux. » Aujourd’hui dans cet abattis universel des dogmes, parmi l’encombrement des idées entassées par la philosophie, l’histoire et les sciences, parmi les désirs excessifs et les dégoûts prématurés, la paix ne nous revient que par le sentiment des choses divines. […] Le premier est la faculté d’imiter intérieurement et de reproduire en soi-même tout sentiment, tout geste, toute forme, toute chose particulière et sensible, tout détail de la vie et de l’action.
Peu de jeunes gens en France savent vraiment ce que c’est que le désert : il n’en est guère qui ne puissent, s’ils savent bien conduire leur esprit, le décrire convenablement, et même avec un sentiment personnel. […] Aussi, à vouloir étreindre le sentiment, pur, dégagé de toute idée, on n’embrasse que le vide. Sentiments, idées, volontés, ce sont des abstractions. […] Le sentiment n’existe pas à côté de l’intelligence et de la volonté ; mais il donne en quelque sorte aux idées et aux actes leur couleur propre.
Il avait fait la littérature à son image : une littérature pauvre d’idées, de sentiment vulgaire et cynique, de forme aisée et légère sans grandeur, à laquelle les érudits des cours féodales n’étaient arrivés qu’à opposer une littérature vide, de forme compliquée, capable seulement de donner le sentiment d’un immense effort évanoui dans le néant des résultats, dans le néant même des intentions. […] Ni génie d’un homme, ni commun sentiment n’avaient la force de rejeter le poids encombrant des choses mortes. […] La poésie, qui se perdait dans l’imitation artificielle et les froides éruditions, se rapprocha de la réalité, elle apprit à puiser aux vraies sources des sentiments profonds et généraux : la foi catholique de Ronsard, le zèle protestant de d’Aubigné tira d’eux le meilleur et le plus pur de leur poésie.