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297. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » pp. 123-135

Un homme plus savant sur la Grèce que Debay, malgré son séjour dans le Péloponèse, et dont le talent a pour caractère distinctif une sagacité redoutable, Prosper Mérimée, a regretté quelque part, avec le sentiment d’une curiosité indigente et trompée, cette absence de mémoires, qui nous enlève d’un seul coup la moitié du monde grec sans espoir de la retrouver, et précisément la moitié dans laquelle se produisaient, en se variant, l’influence et l’action des courtisanes. […] Les Grecs ne voient que l’effet produit ; le dedans des choses leur échappe. […] Mais que mademoiselle de Lenclos ait été honorée dans son infamie par le siècle même de l’honneur, que cette déesse Raison, qui précéda les autres déesses de ce nom et de ces mœurs, soit allée de pair avec les plus illustres dames de la cour de la Convenance, que la prude madame de Sévigné en ait rêvé, que la comtesse de Sandwich l’ait recherchée, que la reine Christine ait voulu l’emmener à Rome comme son amie, que madame de Maintenon ait été liée avec elle, que Louis XIV ait eu la pensée de se la faire présenter, c’est là un de ces spectacles qui font croire à l’enivrement de tout le monde, mais le philtre qui a produit cette ivresse, ce n’est pas Ninon qui l’avait versé !

298. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul »

Quand on est d’un temps où une école sans idées, mais non pas sans talent, a voulu faire entrer toute la poésie dans l’expression et est arrivée à produire, dans le maniement de la langue, d’incontestables beautés de détail, il n’est pas permis, quand on est soi-même sans idées, d’écrire des vers aussi dénués d’organisme et de correction forte que l’auteur des Poésies complètes. […] , porte, il est vrai, une préface en vers de 1852 ; mais nous n’acceptons pas plus pour ces Poésies complètes d’Augier que pour les Odes funambulesques dont nous parlions récemment, la fin de non-recevoir tirée de la longueur du temps qui s’est écoulé depuis qu’un livre a été produit, et que certaines personnes trop indulgentes invoquent au bénéfice de l’écrivain. […] On n’y trouve qu’une voix du temps et un écho de plus des Méditations et des Harmonies, lesquelles ont produit tant d’échos !

299. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie) » pp. 97-191

Ce n’était point assez d’avoir produit ces chefs-d’œuvre ; il fallait encore les faire comprendre ; et au génie spontané des poètes est venu s’ajouter le génie de la critique, qui ne crée pas, mais qui réfléchit. […] La poésie a une tout autre origine que le plaisir servile produit en nous par l’imitation ; elle est née de l’homme même. […] Chercher à produire ces effets en mettant les choses sous les yeux directement, est beaucoup moins digne de l’art, et il n’y faut que les frais de la représentation. […] « Il faut ajouter encore que la tragédie peut se passer du geste, tout aussi bien que l’épopée, pour produire son effet propre. […] Entre les mains du disciple de Socrate, il a produit des chefs-d’œuvre qu’Aristote avait essayé d’imiter, bien vainement sans doute.

300. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VII : Instinct »

Or, la sélection naturelle ne pourrait-elle conserver chaque légère variation tendant à adapter de mieux en mieux son bec pour une telle fonction, jusqu’à ce qu’il se produisît un individu, pourvu d’un bec aussi bien construit pour un pareil emploi que celui du Casse-noix, en même temps que l’habitude héréditaire, la contrainte du besoin ou l’accumulation des variations accidentelles du goût, rendraient cet oiseau de plus en plus friand de cette même graine ? […] Est-il donc impossible que la sélection naturelle des Martinets qui sécrétaient de la salive de plus en plus abondamment ait pu produire à la fin une espèce que son instinct a conduite à négliger tous les autres matériaux et à construire son nid exclusivement de salive durcie ? […] J’ai une telle confiance dans la puissance du principe de sélection, que je ne doute en aucune façon qu’on ne puisse obtenir une race de bétail produisant constamment des bœufs à cornes extraordinairement longues, en prenant seulement le soin d’apparier constamment les vaches et les taureaux qui produisent ensemble les bœufs pourvus des cornes les plus longues ; et cependant aucun bœuf n’aurait jamais contribué lui-même à propager une telle race. […] Ce procédé peut s’être continué jusqu’à ce qu’il se soit produit entre les femelles fécondes et les ouvrières stériles de la même espèce la prodigieuse différence que nous observons aujourd’hui chez beaucoup d’espèces sociales. […] Par la sélection longtemps continuée des parents féconds qui produisirent le plus de neutres ainsi avantageusement modifiés, tous les neutres arrivèrent par degrés à présenter le nouveau caractère acquis.

301. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

William Cowper naquit le 26 novembre 1731, d’une famille des plus honorables, et qui avait produit même des membres illustres. […] Cowper, après de grandes perplexités, se détermina pour la place qui répond à celle de secrétaire archiviste, moins lucrative, mais où il jugeait qu’il n’aurait point à se produire en personne. […] Une vie si solitaire n’aurait sans doute pas tardé à produire une récidive de mélancolie, s’il n’avait eu l’idée, qu’il jugea une inspiration d’en haut, de se rapprocher d’une famille avec laquelle il avait fait connaissance quelques mois auparavant. […] Mais avant la fin de l’année, j’eus occasion de m’émerveiller du progrès qu’on peut faire en dépit de l’insuffisance naturelle et par la seule opiniâtreté de la pratique ; car j’en vins à produire trois paysages qu’une dame jugea dignes d’être encadrés et mis sous verre. […] Mon esprit voletant a donc produit la petite pièce que voici… Et c’était cette fable qu’il envoyait.

302. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Maine de Biran. Sa vie et ses pensées, publiées par M. Ernest Naville. » pp. 304-323

La liberté ne serait-elle autre chose que la conscience de l’état de l’âme tel que nous désirons qu’il soitw, état qui dépend en réalité de la disposition du corps sur laquelle nous ne pouvons rien, en sorte que lorsque nous sommes comme nous voulons, nous imaginons que notre âme, par son activité, produit d’elle-même les affections auxquelles elle se complaît. […] Ils ont confiance dans leurs idées et leurs sentiments, précisément parce qu’ils ne se les approprient pas comme l’ouvrage de leur esprit, comme le produit de leur activité proprex, mais qu’ils les attribuent à Dieu ou à quelque bon génie… » C’est précisément le génie dont il manque, le bon démon, celui de la facilité, la muse, comme on dirait en d’autres sujets. […] La seule conclusion que nous tirons, nous, lecteur vulgaire, de ce rare sentiment de satisfaction que nous le voyons éprouver quand il a fini et bien fini, c’est que ce qui lui a manqué, ç’a été la satisfaction plus fréquente de produire, et le plaisir sérieux, mérité, qui accompagne un labeur plus ou moins facile, mais répété, habituel et fécond. […] Il m’est évident que ce n’est pas moi, ou ma volonté, qui produit cette intuition vive et élevée d’un autre ordre de choses. […] [1re éd.] comme produit de leur activité propre

303. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET. » pp. 177-201

Or, depuis 1819, ce qu’on pourrait appeler l’école poétique française n’a pas cessé de marcher et de produire : son développement non interrompu se partage assez bien en trois moments distincts ; on y compte déjà trois générations et comme trois rangées de poëtes. […] Les poëtes renommés, cependant, ont continué de produire. […] On ne devra pas demander de pensée de ce genre à un Spectacle dans un Fauteuil, que M. de Musset vient de publier, bien que ce livre classe définitivement son auteur parmi les plus vigoureux artistes de ce temps ; mais l’esprit de l’époque, en ce qu’elle a de brisé et de blasé, de chaud et de puissant en pure perte, d’inégal, de contradictoire et de désespérant, s’y produit avec un jet et un jeu de verve admirables en toute rencontre, et qui effrayent de la part d’un si jeune poëte. […] Né, j’imagine, avec une sensibilité profonde, il s’est bientôt aperçu qu’il y aurait duperie à l’épandre au milieu de l’égoïsme et de l’ironie du siècle ; il a donc pris soin de la contenir au dedans de lui, de la concentrer le plus possible, et, en quelque sorte, sous le moindre volume ; de ne la produire dans l’art qu’à l’état de passion àcre, violente, héroïque, et non pas en son propre nom ni par voie lyrique, mais en drame, en récit, et au moyen de personnages responsables. Ces personnages mêmes, l’artiste les a poussés d’ordinaire au profil le plus vigoureux et le plus simple, au langage le plus bref et le plus fort ; dans sa peur de l’épanchement et de ce qui y ressemble, il a mieux aimé s’en tenir à ce qu’il y a de plus certain, de plus saisissable dans le réel ; sa sensibilité, grâce à ce détour, s’est produite d’autant plus énergique et fière qu’elle était nativement peut-être plus timide, plus tendre, plus rentrée en elle-même ; elle a fait bonne contenance, elle s’est aguerrie et a pris à son tour sa revanche d’ironie sur le siècle : de là une manière à part, à laquelle toutes les autres qualités de l’auteur ont merveilleusement concouru. — Esprit positif, observateur, curieux et studieux des détails, des faits, et de tout ce qui peut se montrer et se préciser, l’auteur s’est de bonne heure affranchi de la métaphysique vague de notre époque critique, en religion, en philosophie, en art, en histoire, et il ne s’est guère soucié d’y rien substituer.

304. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « QUELQUES VÉRITÉS SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. » pp. 415-441

Au xvie  siècle, en 1543, le brillant mouvement de renaissance imprimé par François Ier était sans doute en plein développement, mais il n’avait pas produit sa floraison ni ses fruits dans toutes les branches. […] Ce que les anciens moralistes nommaient tout crûment la sottise humaine, est sans doute à peu près la même en tout temps, en tout pays ; mais en ce temps-ci et en France, comme nous sommes plus rapides, cette sottise en personne se produit avec des airs d’esprit, de légèreté, avec des vernis d’élégance qui déconcertent. […] La fatuité combinée à la cupidité, à l’industrialisme, au besoin d’exploiter fructueusement les mauvais penchants du public, a produit, dans les œuvres d’imagination et dans le roman, un raffinement d’immoralité et de dépravation qui devient un fait de plus en plus quotidien et caractéristique, une plaie ignoble et livide qui chaque matin s’étend. […] Ce hasard et cette fougue dans les impulsions, cette absence de direction et de conviction dans les idées, jointe au besoin de produire sans cesse, amènent de singulières alternatives de disette et de concurrence, des revirements bizarres dans les entreprises, un mélange d’indifférence pour les sujets à choisir et d’acharnement inouï à les épuiser. […] Aux œuvres, aux hommes qui se produisent et qui ont le don de l’amuser, de le fixer un instant, il est empressé, accueillant, facile ; il offre d’abord tout ce qu’il peut offrir, une sorte d’égalité distinguée : il vous accepte, vous êtes en circulation et reconnu auprès de lui, après quoi il ne demande guère plus rien.

305. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

Si pareilles exagérations se sont produites, amenant une réaction qui faisait proclamer récemment, par un éminent économiste américain, la banqueroute de la sociologie biologique, c’est peut-être parce que, — à d’éminentes mais rares exceptions près, — les recherches bio-sociologiques ont été poursuivies soit par des naturalistes peu au courant des questions sociales, soit par des sociologues dont les connaissances biologiques étaient incomplètes et superficielles. » Selon M.  […] Étant lui-même un produit d’interdépendance, l’organisme devient à son tour solidaire d’un plus vaste organisme enveloppant le premier. […] Tout individu, si humble soit-il, absorbe et produit, se nourrit et rayonne, suivant un rythme de solitude et d’expansion, de concentration et de profusion, d’individualisme et de solidarité. […] Comment ne pas comprendre, en effet, que la vie intérieure de l’homme, ce que nous appelons son individualisme, est à la fois base et produit de sa vie extérieure, c’est-à-dire solidaire, et inversement ? Comment ne pas reconnaître que l’expansion naturelle de l’individualisme, c’est-à-dire l’ensemble des facultés distinctives et personnelles d’un individu, crée la solidarité, c’est-à-dire l’ensemble des facultés qui relient cet individu au reste de l’univers ; que la solidarité n’est que le produit naturel de l’individualisme ; que l’aboutissement de l’individualisme, c’est la solidarité, qui est elle-même un ferment d’individualisme ; ou mieux encore, que l’individualisme n’est autre chose que de la solidarité virtuelle et la solidarité, autre chose que de l’individualisme virtuel ?

306. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre III. “ Fantômes de vivants ” et “ recherche psychique ” »

L’unique question, ici, est de savoir si l’événement a bien eu lieu à tel moment déterminé du temps, en tel point déterminé de l’espace, et comment il s’est produit. […] Nous produisons de l’électricité à tout moment, l’atmosphère est constamment électrisée, nous circulons parmi des courants magnétiques ; pourtant des millions d’hommes ont vécu pendant des milliers d’années sans soupçonner l’existence de l’électricité. […] Dressez le fait à se produire dans un laboratoire, on l’accueillera volontiers ; jusque-là, on le tiendra pour suspect. […] Il se produira aussi bien chez un alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez un soldat sur qui l’ennemi va tirer et qui se sent perdu. […] Ainsi se produiraient les hallucinations véridiques, ainsi surgiraient les « fantômes de vivants ».

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