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356. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Victor Duruy » pp. 67-94

La théorie des deux morales, c’est-à-dire, pour parler net, le privilège accordé aux souverains et aux hommes d’État de manquer à la morale dans un intérêt public ou qu’ils estiment tel, peut être également l’erreur volontaire et calculée d’un prince selon Machiavel — ou l’illusion d’un mystique, comme paraît avoir été ce mélancolique empereur au souvenir de qui trop de douleur s’attache pour que nous puissions, nous, le juger en toute liberté d’esprit, mais qui, au surplus, se trouverait sans doute suffisamment jugé, si l’on regarde sa fin, par le mot de Jocaste à Œdipe : « Malheureux ! […] Il croyait que le travail, la domination sur soi, la sincérité, la justice, le dévouement à la famille, à la patrie, à l’humanité, sont des devoirs dont la base est assez éprouvée pour que nous y donnions notre vie sans crainte de nous tromper trop grossièrement et pour que nos scepticismes et nos ironies ne soient plus qu’exercices de luxe et d’agrément passager.

357. (1890) La fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre pp. 7-26

« Le théâtre est une représentation parlée et active… » Dans quel milieu dut être localisée la sensation de l’artiste, pour que son idéisation logique soit une imitation de vie, figurée par des mouvements et des paroles d’acteurs ? […] La sensation de l’artiste n’est réalisée ni dans la mélopée des comédiens qui débitent son texte, ni dans la satisfaction des fauteuils d’orchestre connaisseurs ; mais bien dans la vibration à l’unisson, dans l’étincelle qui éclaire la salle et la scène. — De quel milieu spécial de vie put surgir la sensation du dramaturge, pour que son expression adéquate soit l’émotion d’une foule devant un spectacle ? […] Cela suffira pour que, dans des reprises de Patrie ou de Durand et Durand, les vieillards puissent aimer le souvenir de leur jeunesse.

358. (1890) L’avenir de la science « XIII »

Je présentai un jour à mon savant ami le Dr Daremberg l’Histoire de la philologie de Grœfenhan, pour qu’il en examinât la partie médicale. […] Se résoudre à ignorer pour que l’avenir sache, c’est la première condition de la méthode scientifique. […] Les académies, surtout les académies à travaux communs, telles que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, répondent au besoin que je signale ; mais, pour qu’elles y satisfassent tout à fait, il faudrait leur faire subir de profondes transformations.

359. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Mémoires du cardinal de Retz. (Collection Michaud et Poujoulat, édition Champollion.) 1837 » pp. 40-61

La domination de Richelieu avait été si forte et si absolue, la prostration qui en était résultée dans tout le corps politique avait été telle, qu’il n’avait pas fallu moins de quatre ou cinq ans pour que la réaction commençât à se faire sentir, pour que les organes publics qu’il avait opprimés reprissent leur ressort et cherchassent à se réparer ; et encore ils ne le firent, comme il arrive d’ordinaire, qu’à l’occasion de mesures toutes particulières qui les irritaient personnellement. […] Il dit en toute rencontre assez de mal de lui pour qu’on croie à sa sincérité quand il se montre sous un autre jour.

360. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre III : Concurrence vitale »

Comme le Gui est disséminé par les oiseaux, il est dans leur dépendance ; et on peut dire par métaphore qu’il lutte avec d’autres plantes, en offrant comme elles ses fruits à l’appétit des oiseaux pour que ceux-ci en disséminent les graines plutôt que celles d’autres espèces. […] Même l’espèce humaine, dont la reproduction est si lente, peut doubler en nombre dans l’espace de vingt-cinq ans ; et, d’après cette progression, il suffirait de quelques mille ans pour qu’il ne restât plus la moindre place pour sa multiplication ultérieure. […] Nous aurions pu croire, au contraire, qu’une plante pouvait exister seule où les conditions de vie lui étaient assez favorables pour que beaucoup puissent exister ensemble afin de sauver ainsi l’espèce d’entière destruction.

361. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »

En ce qui touche au reste de l’Europe, on n’en parle pas, parce qu’il faut s’en faire, parce que, partout ailleurs qu’en Allemagne, ces prétentions rencontreraient un démenti trop cruellement éclatant pour qu’on osât seulement les y exposer. […] Parce qu’une opinion vient d’Allemagne, ce n’est pas une raison pour que nous ne lui demandions pas son droit à notre respect, ce droit qui n’est d’aucun pays. […] Et cependant ce n’était pas un homme vulgaire, Nous l’avons dit assez pour qu’on ne nous accuse pas de dégrader à plaisir une figure majestueuse, après tout, par de certains côtés, mais dont Hurter et beaucoup d’autres ont oublié les proportions.

362. (1868) Curiosités esthétiques « VI. De l’essence du rire » pp. 359-387

Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? […] Ainsi, pour en finir avec toutes ces subtilités et toutes ces définitions, et pour conclure, je ferai remarquer une dernière fois qu’on retrouve l’idée dominante de supériorité dans le comique absolu comme dans le comique significatif, ainsi que je l’ai, trop longuement peut-être, expliqué ; — que, pour qu’il y ait comique, c’est-à-dire émanation, explosion, dégagement de comique, il faut qu’il y ait deux être en présence ; — que c’est spécialement dans le rieur, dans le spectateur, que gît le comique ; — que cependant, relativement à cette loi d’ignorance, il faut faire une exception pour les hommes qui ont fait métier de développer en eux le sentiment du comique et de le tirer d’eux-mêmes pour le divertissement de leurs semblables, lequel phénomène rentre dans la classe de tous les phénomènes artistiques qui dénotent dans l’être humain l’existence d’une dualité permanente, la puissance d’être à la fois soi et un autre.

363. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845. » pp. 154-168

Pour qu’en 1845 une telle opinion puisse sérieusement se produire et qu’elle trouve place dans un esprit aussi cultivé que paraît l’être celui de l’éditeur, il ne suffit pas d’une dose d’illusion ordinaire ; c’est un phénomène qui exige une explication plus appropriée ; Victorin Fabre a eu ses dévots, et M. […] Sabbatier a dit assez haut son avis pour qu’il nous permette de risquer le nôtre.

364. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. Victor Vousin. Cours de l’histoire de la philosophie moderne, 5 vol. ix-18. »

Le Christophe Colomb ne fut en rien désavoué cette fois ; mais il put bien avoir besoin de toute sa piété ingénieuse et révérencieuse pour que l’on consentît, sans trop gronder, à recevoir de ses mains un monde. […] Et pour que l’aperçu ne soit pas trop incomplet, notez qu’ici, chez M. 

365. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre V. Chanteuses de salons et de cafés-concerts »

. — On a voulu faire de lui un poète triste, sans doute pour que notre abandon eût cette excuse d’avoir rendu plus douce et plus profonde sa poésie. […] La Fontaine et Verlaine me sont trop précieux pour que je les sacrifie à la fantaisie amusante et étroite d’une doctrine.

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