En matière de finances, de même que plus tard en artillerie et dans l’art des sièges, ne demandez pas à Rosny des inventions qui changent la science et la fassent avancer : il n’a pas de ces grandes vues générales, et souvent simples dans leur principe ; mais des inventions et des industries de détail, il en est plein ; il a toutes sortes d’expédients pour tirer parti des circonstances et pour rétablir les choses sur le meilleur pied et le plus solide. […] C’est, avant tout, le bon ménager et l’économe du roi ; c’est l’homme le plus diligent et industrieux à lui rassembler des deniers sans surcharger le peuple, à les faire entrer dans le coffre royal, et à les empêcher ensuite d’en sortir autrement qu’à bon escient : Il ne faut pas faire apporter ici lesdits deniers, lui écrivait Henri IV du camp d’Amiens, qu’il ne soit temps de les employer ; car il y a tant d’affamés ici comme ailleurs, que s’ils savaient que notre bourse fût pleine, ils ne cesseraient de m’importuner pour y mettre les doigts, et me serait difficile de m’en défendre. […] Il n’a rien d’ailleurs du soldat laboureur qui met lui-même la main à la charrue ; mais il est bien pour nous le représentant de la haute noblesse militaire et rurale, je l’ai dit, ménageant et administrant admirablement ses terres, bâtissant et fortifiant ses châteaux, les embellissant, se promenant sur des terrasses ou dans de longues allées de grands arbres le long d’un canal, les jours où il ne se promène pas de préférence dans les grandes halles pleines de canons qui étaient entre l’Arsenal et la Bastille ; et le soir, même quand il est aux champs et dans la tranquillité, aimant à rentrer dans un château flanqué de six tourelles, comme l’était la Bastille encore, ou comme l’était son château de Villebon, et à dormir derrière les fossés et les ponts-levis. […] On a devant soi neuf belles et pleines années (1601-1610) : la vie de Rosny devient l’histoire de Henri IV, ou du moins une très grande partie de cette histoire, il devient difficile de l’en séparer par une biographie distincte et réduite à de justes mesures.
Pensez-en ce que vous voudrez ; Mézeray vous en laisse pleine liberté. […] Là encore Mézeray est plein d’instruction et donne bien à réfléchir à qui le lit. […] Dès l’arrivée du duc de Guise à Paris, la physionomie de la capitale a changé : Tout Paris était plein de gens nouveaux et de visages qui semblaient ne respirer que la proie et la vengeance ; il se tenait jour et nuit des conférences au Louvre et chez les partisans du duc ; on n’entendait plus autre chose dans la ville et à la Cour que des bruits confus de diverses résolutions qui se prenaient, et peut-être qu’à l’heure il ne s’en était encore pris aucune. […] Une des choses qui me plaisent le plus dans Mézeray, à côté de l’agencement plein et facile de la narration, c’est le talent naturel et presque insensible avec lequel sont traités les caractères ; on les voit se développer successivement et sans parti pris selon les circonstances, avec tous leurs flux et reflux de passions ; Mézeray ne les fait jamais poser, il les laisse marcher et on les suit avec lui.
Gaie, modeste, pleine d’attentions, avec la plus heureuse propriété d’expression, et la plus grande vivacité de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’une allégorie. […] Il m’avertit que le salon est plein de monde, que monsieur est rentré, qu’il a demandé à dîner. — Allons donc, il faut finir. […] La plus jeune des deux était pleine de bons conseils pratiques, et elle les donnait sans fadeur, elle les relevait par une vivacité de tour et d’expression qui justifie bien pour nous l’éloge d’Horace Walpole : (Chanteloup, 17 mai 1767. […] Mme la duchesse, de Petit Pierre qui ramassait des cailloux sur les routes et pour qui vous étiez si bonne, quand vous passiez, en le voyant plein de cœur à l’ouvrage ?
Je ne veux parler que de son journal, et montrer l’homme au naturel, tel que plusieurs de ses contemporains l’avaient indiqué déjà, modeste, droit, sincère, plein de scrupule et de candeur, humble chrétien, père de famille éprouvé, le plus humain des doctes ; le digne ami de De Thou : — d’un seul mot, c’est tout dire. […] Sur le sacrement de l’Eucharistie en particulier il hésite, il est tenté de revenir en arrière : il a là-dessus une bien belle page, pleine d’onction, d’humilité, de candeur : 1er janvier 1611. […] À propos de cette critique de Commynes dans la bouche de Jacques Ier, faisons pourtant remarquer nous-même que, loin d’être léger dans son jugement des Anglais et des institutions anglaises, Commynes est bien informé, plein de sens, de prévoyance, et que dans la différence qu’il établit entre la manière dont les choses se passaient de son temps en France et en Angleterre, il devance tout à fait les publicistes modernes et Montesquieu. […] Car ce n’est plus seulement au son des flûtes et des hautbois, c’est à pleines fanfares et avec accompagnement de cymbales, que l’homme de la ville aux sept collines fait des siennes, tellement que sans une impiété manifeste on ne peut lui donner les mains dans la revendication d’une pareille tyrannie.
Le contraste saisissant de cette paix du foyer et de ces tempêtes presque continuelles de l’océan, quelquefois cet autre contraste non moins frappant entre la mer paisible, le sommeil des champs et le cœur orageux du contemplateur, donnent aux divers tableaux toute leur vie et leur variété ; Et voyez combien la Providence est pleine de bonté pour moi. […] Je veux coucher ici l’histoire du séjour que j’y ferai, car les jours qui se passent ici sont pleins de bonheur, et je sais que dans l’avenir je me retournerai bien des fois pour relire le bonheur passé. […] Tous ces menus détails de la vie intime, dont l’enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d’un charme continu qui va se développant d’un bout de journée à l’autre : — le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée, car la formule avec laquelle on s’aborde est à peu près la même, et d’ailleurs la séparation de la nuit imite assez bien les séparations plus longues, comme elles étant pleine de dangers et d’incertitude ; — le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s’être retrouvés ; — la promenade qui suit, sorte de salut et d’adoration que nous allons rendre à la nature, car à mon avis, après avoir adoré Dieu directement dans la prière du matin, il est bon d’aller plier un genou devant cette puissance mystérieuse qu’il a livrée aux adorations secrètes de quelques hommes ; — notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l’antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage ; en un mot, vrai sanctuaire de travail ; — le dîner qui s’annonce non par le son de la cloche qui sent trop le collège ou la grande maison, mais par une voix douce qui nous appelle d’en bas ; la gaieté, les vives plaisanteries, les conversations brisées en mille pièces qui flottent sans cesse sur la table durant ce repas : le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises après ce signe de croix qui porte au ciel nos actions de grâces ; les douces choses qui se disent à la chaleur, du feu qui bruit tandis que nous causons ; — et, s’il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère portant son enfant dans ses bras, le père de cet enfant et un étranger, ces deux-ci un bâton à la main ; les petites lèvres de la petite fille qui parle en même temps que les flots, quelquefois les larmes qu’elle verse, et les cris de la douleur enfantine sur le rivage de la mer ; nos pensées à nous, en voyant la mère et l’enfant qui se sourient ou l’enfant qui pleure et la mère qui lâche de l’apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix, et l’océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits ; les branches mortes que nous coupons dans le taillis pour nous allumer au retour un feu vif et prompt ; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature par un contact immédiat et me rappelle l’ardeur de M. Féli pour ce même labeur ; — les heures d’étude et d’épanchement poétique, qui nous mènent jusqu’au souper ; ce repas qui nous rappelle avec la même douce voix et se passe dans les mêmes joies que le dîner, seulement un peu moins éclatantes parce que le soir voile tout, tempère tout ; — la soirée qui s’ouvre par l’éclat d’un feu joyeux, et de lectures en lectures, de causeries en causeries, va expirer dans le sommeil ; — et à tous les charmes d’une telle journée ajoutez je ne sais quel rayonnement angélique, je ne sais quel prestige de paix, de fraîcheur et d’innocence qu’y répandent la tête blonde, les yeux bleus, la voix argentine, les petits pieds, les petits pas, les rires, les petites moues pleines d’intelligence d’une enfant qui, j’en suis sûr, fait envie à plus d’un ange ; qui vous enchante, vous séduit, vous fait raffoler avec un léger mouvement de ses lèvres, tant il y a de puissance dans la faiblesse ?
Lorsqu’il a eu à parler de Mme Roland, comme s’il s’agissait avant tout de la disculper et de la défendre, il a essayé de diminuer son rôle actif auprès de son mari et sa part virile d’influence : il s’est refusé également à admettre qu’il se fût logé dans ce cœur de femme aucun sentiment autre que le conjugal et le légitime, ni aucune passion romanesque : « Écoutez-les, disait-il hier encore, en s’adressant par la pensée aux différents historiens ses prédécesseurs et en les indiquant du geste tour à tour : ceux-là, soit admiration sincère pour le mérite de Mme Roland, soit désir de rabaisser celui des hommes qui l’entouraient, voient dans la femme du ministre la tête qui dirige et son mari et les législateurs qui le fréquentent, et répétant un mot célèbre : Mme Roland, disent-ils, est l’homme du parti de la Gironde ; — ceux-ci, habitués à se laisser aller à l’imagination du romancier ou du poète, transforment l’être qu’ils ont créé en nouvelle Armide, fascinant du charme de ses paroles ou de la douceur de son sourire ceux qu’elle réunit dans ses salons ou qu’elle convie à sa table ; — d’autres enfin, scrutateurs indiscrets de la vie privée, se placeront entre la jeune femme et son vieux mari, commenteront de cent façons un mot jeté au hasard par cette femme, chercheront à pénétrer jusqu’aux plus secrets sentiments de son âme, compteront les pulsations de son cœur agité, selon que telle ou telle image, tel ou tel souvenir l’impressionne, et montreront sous un voile transparent l’être vers lequel s’élancent sa pensée et ses soupirs ; car à leur roman il faut de l’amour. » Et il ajoute, plein de confiance dans le témoignage qu’il invoque : « Mme Roland a raconté elle-même avec une simplicité charmante ce qu’elle a pensé, ce qu’elle a senti, ce qu’elle a dit, ce qu’elle a fait. » Eh bien ! […] Elle relevait encore l’harmonie de sa voix par des gestes pleins de grâce et de vérité, par l’expression de ses yeux qui s’animaient avec le discours, et j’éprouvais chaque jour un charme nouveau à l’entendre, moins par ce qu’elle disait que par la magie de son dédit. […] Elle avait été liée d’assez bonne heure avec Linguet, le maître de Mallet, et avec bien des Genevois de sa connaissance ; il l’avait vue à Paris à l’œuvre, sur le théâtre de l’action, et il eût été curieux de l’entendre motiver ce jugement si plein, mais trop sommaire. […] Vous, vous le faites embrasser ; par ma foi, vous êtes un drôle de corps. » Dans tous ces endroits, elle est naturelle, pleine de verve et d’abondance ; elle n’est plus tout à fait cette dame parfaite que Lemonteya vue à Lyon ; elle se livre, elle a du jet ; elle est ce qu’il faut, selon les lieux et les moments ; elle est ce qu’elle veut être, familière et vive quand le cœur lui en dit ; la plume alors prend le galop et court à bride abattue : nous avons une Sévigné de la bourgeoisie, et mieux que cela, une Sévigné George Sand.
La pleine et vivante vérité est dans cette combinaison délicate et cet assemblage. […] Et de Saint-Simon, au contraire, voici par exemple un premier portrait, ou une première partie de portrait qui me paraît incontestable : « Le duc de Noailles, maintenant (1743) arrivé au bâton, au commandement des premières armées et au ministère, va désormais figurer tant, et en tant de manières, qu’il serait difficile d’aller plus loin avec netteté sans le faire connaître, encore qu’il soit plein de vie et de santé, et qu’il ait trois ans moins que moi. […] On a la lettre ou le mémoire dans lequel il représente au roi l’inconvénient d’avoir pour ministre des Affaires étrangères un homme aussi mal embouché et aussi mal appris, qui avilit le poste le plus élevé par ses boutades, par ses travers et ses ridicules : « Il ne répond aux affaires les plus sérieuses que par de mauvais proverbes, vides de sens, et des phrases triviales, pleines d’indécence73. » Dans cette lutte sourde du maréchal de Noailles avec le marquis d’Argenson, je crois voir la politesse aux prises avec l’incongruité. […] Son élocution était facile, séduisante et pleine de ces saillies qui, dans les hommes d’un rang élevé, passent aisément pour de la profondeur.
Toutes les opinions s’inclinaient devant son talent ; il échangeait vers ce temps avec le plus célèbre poëte de l’autre parti (il y avait encore des partis en ce temps-là), avec M. de Lamartine, des félicitations poétiques, pleines de bon goût, de bonne grâce, et dignes de tous deux. […] Le poëte eut là de pleines et belles années. […] Jusque-là il avait eu, moyennant ses consciencieux efforts, un succès plein, facile, succès du jour et du lendemain, un applaudissement sans réserve ; il avait gagné à chaque pas, il s’était étendu et avait donné de lui-même de variés et croissants témoignages. […] La comédie qu’il donna sous ce titre (la Popularité), et dans laquelle il revint un peu à sa manière des Comédiens, est pleine de vers ingénieux, élégants, bien frappés, qui, comme ceux du Méchant, de la Métromanie, se sentent assez du genre de l’épître, mais n’en sont pas moins chers, dans cette modération de goût, aux habitudes de la scène française.
Les piliers sont presque des colonnes doriques ; les ogives sont presque des pleins cintres. […] La nef centrale, où sont admis seulement les hommes est déjà à moitié pleine au moment où j’arrive. […] (Et je profite de l’occasion pour rappeler aux profanes qu’il y a des chapitres pleins de grâce dans la Vie de saint Dominique et un grand charme de poésie, de tendresse, de piété un tant soit peu rêveuse et romanesque, dans la Vie de Marie Madeleine, dont les religieuses interdisent la lecture aux petites couventines et que M. […] le cadavre lié jadis par des tyrans à un corps plein de vie ne le tourmentait pas plus de ses effroyables baisers que ne tourmente une âme honnête encore l’horrible attouchement du péché.
Si jamais vous allez en Perse, dans ce pays de vieille civilisation, qui a subi bien des conquêtes, bien des révolutions religieuses, mais qui n’a pas eu, à proprement parler, de Moyen Âge, et dans lequel certaines traditions se sont toujours conservées, prenez un homme d’une classe quelconque, et dites-lui quelques vers de Ferdousi : il y a chance, m’assure-t-on, pour qu’il vous récite de lui-même les vers suivants ; car les musiciens et chanteurs vont en redisant à plein chant des épisodes entiers dans les réunions, dans les festins. […] Le poète raconte toute l’histoire des premiers rois de Perse, des fondateurs de dynasties, telle qu’elle s’est transmise et transfigurée dans la mémoire, pleine d’imagination et de féerie, de ces peuples orientaux. […] Ferdousi, dans son récit puisé à la tradition, est loin d’avoir eu une intention aussi expresse ; mais on ne craint pas de dire qu’après avoir lu cet épisode dramatique et touchant, cette aventure toute pleine de couleurs d’abord et de parfums, et finalement de larmes, si l’on vient à ouvrir ensuite le chant VIIIme de La Henriade, on sent toute la hauteur d’où la poésie épique chez les modernes est déchue, et l’on éprouve la même impression que si l’on passait du fleuve du Gange à un bassin de Versailles. […] La moralité que tire le poète de cette histoire pleine de larmes est tout antique, tout orientale.