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637. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Chardin » pp. 128-129

Chardin et Vernet voient leurs ouvrages à douze ans du moment où ils peignent, et ceux qui les jugent ont aussi peu de raison que ces jeunes artistes qui s’en vont copier servilement à Rome des tableaux faits il y a cent cinquante ans ; ne soupçonnant pas l’altération que le temps a faite à la couleur, ils ne soupçonnent pas davantage qu’ils ne verraient pas les morceaux des Carraches tels qu’ils les ont sous les yeux, s’ils avaient été sur le chevalet des Carraches tels qu’ils les voient. […] C’est une vigueur de couleur incroyable, une harmonie générale, un effet piquant et vrai, de belles masses, une magie de faire à désespérer, un ragoût dans l’assortiment et l’ordonnance. éloignez-vous, approchez-vous, même illusion, point de confusion, point de symmétrie non plus, point de papillotage ; l’œil est toujours recréé, parce qu’il y a calme et repos.

638. (1767) Salon de 1767 « Sculpture — Le Moine » p. 321

On ferme les yeux, on se sauve, et lorsque cette vilaine, hideuse chose revient à l’imagination, on est persécuté, poursuivi par une image importune. buste de Montesquieu . si vous voulez sentir tout l’ignoble, tout le barbare du Trudaine , jettez les yeux sur le Montesquieu .

639. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — II. (Fin.) » pp. 257-278

Quand j’appris la nouvelle du lendemain, je tombai de surprise et d’admiration pour l’amour de ce Dieu envers moi ; car je vis qu’il avait pris de bon œil ce sacrifice que je lui avais fait, tandis que, lors même que je le lui offrais, il savait bien qu’il ne m’en coûterait rien. […] Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu’elle frappe à la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu’elle frappe encore plus fortement sur le clergé… Plein de respect pour l’idée de sacerdoce, qui est à ses yeux peut-être la plus haute de toutes, Saint-Martin trouve tout simple que les individus de cet ordre aient été les premiers atteints et châtiés, de même que cette « révolution du genre humain » a commencé par les « lys » de France : « Comme aînés, dit-il, ils devaient être les premiers corrigés. » Je ne fais qu’indiquer ces manières de voir qui nous sont devenues depuis lors familières par le langage si net et si éclatant de M. de Maistre ; mais Saint-Martin y mêle des idées et des sentiments qui lui sont propres et qui ont beaucoup moins de netteté. […] Je crois que les négligences et les imprudences où ma paresse m’a entraîné en ce genre ont eu lieu par une permission divine, qui a voulu par là écarter les yeux vulgaires des vérités trop sublimes que je présentais peut-être par ma simple volonté humaine, et que ces yeux vulgaires ne devaient pas contempler. — Le monde et moi, disait-il encore pour se consoler, nous ne sommes pas du même âge. […] M. de Chateaubriand, par exemple, qu’il eut occasion de voir vers l’époque d’Atala et du Génie du christianisme, et à qui il adressa de belles observations critiques dans son Ministère de l’homme-esprit (observations que M. de Chateaubriand ne lut jamais), n’avait gardé de Saint-Martin qu’un souvenir inexact et infidèle ; il lui est arrivé de travestir étrangement, dans un passage des Mémoires, la rencontre qu’il eut avec lui ; et lorsqu’il eut été averti par moi-même que Saint-Martin avait parlé précisément de cette rencontre et en des termes bien différents, il ne répara qu’à demi une légèreté dont il ne s’apercevait pas au degré où elle saute aujourd’hui à tous les yeux. […] Mais ce que je désirerais vivement, c’est que le manuscrit que j’ai sous les yeux, Mon portrait historique et philosophique, qui n’a été imprimé que tronqué et très incomplet, s’imprimât dans toute sa suite (à part huit ou dix pensées qu’il faudrait absolument retrancher comme étant de trop mauvais goût) ; on aurait alors un Saint-Martin à l’usage de tout le monde, à l’usage de ceux qui hantent Gui Patin comme de ceux qui lisent Platon ; un peu singulier, un peu naïf, agréable, touchant, élevé, communicatif, parfois bien crédule, nullement dangereux : on aurait enfin ce qui plaît toujours dans un auteur et ce qu’on aime à y rencontrer, un homme et un homme simple.

640. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102

Qu’elle ne craigne jamais que mon intérêt particulier ait la moindre part à mes actions : j’ose dire que je suis né véritable et vertueux. » Villars ici se pavoise trop ; il donne évidemment à ce mot de vertu l’acception toute personnelle qui sied à Villars : mais il n’est que dans le vrai lorsqu’après la victoire d’Hochstett, réclamant son congé du roi et se plaignant de n’être plus écouté, souffrant de tant de fautes, et de celles qu’on fait sous ses yeux et de celles qu’on va faire, il lui échappe ce mot qui trouverait si souvent son emploi : « Heureux, Sire, heureux les indolents !  […] Au milieu de la rigueur nécessaire, il s’y montre assez humain, bon politique, observateur éclairé et curieux des cerveaux en délire, nullement présomptueux : « Quand on a, dit-il, à ramener un peuple qui a la tête renversée, on ne peut répondre de rien que tout ne soit consommé. » Témoin des phénomènes physiologiques les plus bizarres, des tremblements convulsifs des prophètes et prophétesses, il est un de ceux dont la science invoquera un jour le témoignage : J’ai vu dans ce genre des choses que je n’aurais jamais crues si elles ne s’étaient passées sous mes yeux : une ville entière, dont toutes les femmes et les filles, sans exception, paraissaient possédées du diable. […] Villars allait se retrouver à sa vraie place : toutefois, cette mission des Cévennes et le caractère qu’il y déploya ne le diminuent point à nos yeux. […] Villars va s’appliquer à remplir de tout point le programme : confiant avec raison dans la position qu’il s’est choisie à Haute-Sierck, il a l’œil à tout ; observe les moindres mouvements des ennemis, et cherche à deviner ce qu’il ne voit pas : « Enfin, Sire, je tâche d’imaginer tout ce que peuvent faire les ennemis, et Votre Majesté doit être persuadée que l’on fera humainement tout ce qui sera possible. » Marlborough s’ébranle avec une armée composée d’Anglais, de Hollandais et d’Allemands, qu’il disait être de cent dix mille hommes, et que Villars estimait de quatre-vingt mille, et publiant bien haut qu’il allait attaquer les Français. […] Toute l’Europe avait les yeux tournés sur les affaires de la Moselle, et l’on s’attendait chaque jour à un choc terrible.

641. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Œuvres de Louise Labé, la Belle Cordière. »

Il en a reçu une sanglante injure, elle lui a arraché les yeux, et pour tout remède, elle lui a appliqué dessus un bandeau donné par une des Parques et scellé à jamais par le Destin, un bandeau immuable, indissoluble. […] Ils dient que ce sont gens mornes, sans esprit, qui n’ont grâce aucune à parler, une voix rude, un aller pensif, un visage de mauvaise rencontre, un œil baissé ; craintifs, avares, impitoyables, ignorants et n’estimant personne : loups-garous. […]   Enfin, il y a ce dernier sonnet d’elle, qui est également un vœu de mort, non plus de mort au sein du bonheur, mais de mort plus triste et plus terne, quand il n’y a plus pour le cœur de bonheur possible, plus un seul reste de jeunesse et de flamme : Tant que mes yeux pourront larmes épandre, A l’heur65 ; passé avec toi regretter, Et qu’aux sanglots et soupirs résister Pourra ma voix, et un peu faire entendre ; Tant que ma main pourra les cordes tendre Du mignard luth pour tes grâces chanter ; Tant que l’esprit se voudra contenter De ne vouloir rien fors que toi comprendre ; Je ne souhaite encore point mourir : Mais quand mes yeux je sentirai tarir, Ma voix cassée et ma main impuissante, Et mon esprit en ce mortel séjour Ne pouvant plus montrer signe d’amante, Prierai la mort noircir mon plus clair jour. […] Nous le savons, tu peux donner encor des ailes Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd : Tu peux, lorsqu’il le plaît,, loin des sphères mortelles Les élever à toi dans la Grâce et l’Amour ; Tu peux parmi les chœurs qui chantent tes louanges A tes pieds, sous tes yeux nous mettre au premier rang, Nous faire couronner par la main de tes Anges, Nous revêtir de gloire en nous transfigurant ; Tu peux nous pénétrer d’une vigueur nouvelle, Nous rendre le désir que nous avions perdu ; Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle Attachée à nos cœurs, l’en arracheras-tu ? […] mais regardez nos yeux, Les pleurs y sont encor, pleurs amers, pleurs sans nombre.

642. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier. »

C’est un ogre lascif qui dans ses bras infâmes A son repaire affreux porte sept jeunes femmes ; Renaud de Montauban, illustre paladin, Le suit l’épée au poing : lui, d’un air de dédain, Le regarde d’en haut ; son œil sanglant et louche, Son crâne chauve et plat, son nez rouge, sa bouche Qui ricane et s’entr’ouvre ainsi qu’un gouffre noir, Le rendent de tout point très singulier à voir : Surprises dans le bain, les sept femmes sont nues ; Leurs contours veloutés, leurs formes ingénues Et leur coloris frais comme un rêve au printemps, Leurs cheveux en désordre et sur leur cou flottans, La terreur qui se peint dans leurs yeux pleins de larmes Me paraissent vraiment admirables ; les armes Du paladin Renaud faites d’acier bruni, Étoilé de clous d’or, sont du plus beau fini : Un panache s’agite au cimier de son casque, D’un dessin à la fois élégant et fantasque ; Sa visière est levée, et sur son corselet Un rayon de soleil jette un brillant reflet. […] — Je n’avais pas assez de temps pour l’employer A compasser des mots : — adorer mon idole, La parer, admirer sa chevelure folle, Mer d’ébène où ma main aimait à se noyer ; L’entendre respirer, la voir vivre, sourire Quand elle souriait, m’enivrer d’elle, lire Ses désirs dans ses yeux ; sur son front endormi Guetter ses rêves, boire à sa bouche de rose Son souffle en un baiser, — je ne fis autre chose Pendant quatre mois et demi. […] On ne distingue plus, on ne sait plus où l’on en est, et si aguerri, si peu bourgeois et classique qu’on soit, on est tenté de dire en se frottant les yeux : « Ah çà ! […] C’est une suite d’évocations lugubres, après une promenade au cimetière le jour des Morts ; tour à tour Raphaël, Faust, Don Juan, Napoléon lui-même, apparaissent aux yeux du poète qui demande à la vie et à la tombe son secret ; nul de ces grands revenants ne le sait, chacun renvoie à l’autre. […] Toujours, au milieu du festin, au sein de l’ivresse, et quand le poète enflammé exhalera l’ardeur de ses chants entre les bras de Théone ou de Cinthie, la Mort se lèvera tout à coup et apparaîtra devant ses yeux, non la Mort des anciens dont l’idée ne faisait qu’aiguiser plutôt et raviver le sentiment du plaisir, mais la Mort de la Danse macabre, avec son ricanement féroce, et qui vous met et vous laisse au cœur une certaine petite crainte a l’Hamlet que la nuit funèbre ne soit pas le long sommeil, mais le rêve, et que tout ne soit pas fini après la vie : La mort ne serait plus le remède suprême ; L’homme, contre le sort, dans la tombe elle-même   N’aurait pas de recours, Et l’on ne pourrait plus se consoler de vivre, Par l’espoir tant fêté du calme qui doit suivre   L’orage de nos jours !

643. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc (suite et fin.) »

Ainsi notre propre Moyen-Âge, en ce qu’il a eu de meilleur et d’excellent, notre architecture d’alors, bien nationale, bien originale, née chez nous dans l’Ile-de-France ou aux environs, a eu tort à nos yeux, et l’on est allé, dans la suite, chercher ailleurs, à l’étranger, bien loin, ce dont on avait la clef sous la main et chez soi. […] Un savant allemand, Bœttiger, a fait tout un livre là-dessus38 ; même depuis la collection Campana et les innombrables bijoux d’usage rassemblés aujourd’hui sous nos yeux, le livre de Bœttiger ne nous paraît pas trop arriéré. […] Fais-moi là un tour plus ample ; à présent découvre-moi un peu la joue, baisse le pli qui touche aux yeux ; tire en bas, tire en haut ; rabaisse un peu au milieu du front ; tire un peu de là en arrière, j’en aurai une figure plus large. […] On le sait, le grand roi se flattait d’avoir le compas dans l’œil ; il se piquait, à la simple vue, de saisir la moindre irrégularité dans la pose d’une pierre, dans le tracé d’une fenêtre : il était esclave de la symétrie. […] C’est encore une tactique à leur usage, de le représenter comme un homme instruit, il est vrai, mais un architecte de livres et de cabinet, un pur archéologue : c’est ainsi que d’un général instruit on dira, pour le déprécier aux yeux des troupes, qu’il a fait son chemin dans les bureaux, ou d’un médecin, pour dégoûter de lui les malades, que c’est un érudit et non un praticien.

644. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE. » pp. 444-471

1839 De loin la littérature d’une époque se dessine aux yeux en masse comme une chose simple ; de près elle se déroule successivement en toutes sortes de diversités et de différences. […] A cette quantité d’autres écrits de circonstance et de combat, une idée morale, une apparence de patriotisme, un drapeau donnait une sorte de noblesse et recouvrait aux yeux du public, aux yeux des auteurs et compilateurs eux-mêmes, le mobile plus secret. […] Mais je laisse là ces questions, qui appartiennent au plus subtil du Code de commerce ; je ne sais jusqu’à quel point la légalité s’en accommodera ; les tribunaux, mis en demeure de prononcer dans quelques cas, paraissent jusqu’ici peu y condescendre, et les vieux juges, ouvrant de grands yeux, n’y entendent rien du tout. […] Notre chétive et frugale théorie de propriété littéraire n’a qu’un avantage : tant qu’elle a régné dans les lettres, on n’y jetait pas un éclat de financier aux yeux des passants, on ne les attroupait pas non plus autour de ses misères. […] Homme d’imagination et de fantaisie, il la porte trop aisément en des sujets qui en sont peu susceptibles, et il pousse, sans y songer, à des conséquences fabuleuses dont chaque œil peut redresser de lui-même l’illusion.

645. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

De là, dans l’histoire de Corneille par son neveu, dans celle de Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent aux yeux, et en particulier une légèreté courante sur les premières années littéraires, qui sont pourtant les plus décisives. […] Si le statuaire, qui est aussi à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux l’idée du poëte, pouvait toujours choisir l’instant où le poëte se ressemble le plus à lui-même, nul doute qu’il ne le saisît au jour et à l’heure où le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. […] Il les balance l’un par l’autre, les dessine vigoureusement par une parole mâle et brève, les contraste par des reparties tranchées, et présente à l’œil du spectateur des masses d’une savante structure. […] Hors de là il valait peu : brusque, lourd, taciturne et mélancolique, son grand front ridé ne s’illuminait, son œil terne et voilé n’étincelait, sa voix sèche et sans grâce ne prenait de l’accent, que lorsqu’il parlait du théâtre, et surtout du sien. […] Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre : C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ; Sur le point d’expirer, il tâche d’éblouir, Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.

646. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. Joubert »

Joubert158 Bien que les Pensées de l’homme remarquable, dont le nom apparaît dans la critique pour la première fois, ne soient imprimées que pour l’œil de l’amitié, et non publiées ni mises en vente, elles sont destinées, ce me semble, à voir tellement s’élargir le cercle des amis, que le public finira par y entrer. […] Je n’en sais rien en ce moment ; mais je soutiens qu’il se trouve dans tous les mots employés par le vrai poëte, pour les yeux un certain phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l’attention une ambroisie qui n’est point dans les autres mots. » « Les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums. » « Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appartenir au règne minéral ; ils ont de la ductilité et de l’éclat. […] « Mais, pour plaire aux sages et pour avoir la perfection, il faut que l’unité ait pour limites celles de sa juste étendue, que ses limites viennent d’elle ; ils la veulent éminente pleine, semblable à un disque et non pas semblable à un point. » En songeant à ses erreurs, à ce qu’il croyait tel, il ne s’irritait pas ; sa bienveillance pour l’humanité n’avait pas souffert : « Philanthropie et repentir, c’est ma devise. » Trompé par une ressemblance de nom, nous avons d’abord cru et dit que, comme administrateur du département de la Seine, il contribua à la formation des Écoles centrales  ; nous avions sous les yeux un discours qu’un M.  […] Vous y auriez notre rivière sous les yeux, notre plaine devant vos pas, nos vignobles en perspective, et un bon quart de notre ciel sur votre tête. […] Espérons, à tant de titres, qu’elle aura cours désormais, qu’elle entrera en échange habituel chez les meilleurs, et enfin qu’il vérifiera à nos yeux sa propre parole : « Quelques mots dignes de mémoire peuvent suffire pour illustrer un grand esprit160. »  1er Décembre 1838.

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