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343. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre IV. Shakespeare l’ancien »

Si Eschyle est un téméraire, et mérite d’être mandé devant l’aréopage, est-ce que Phrynichus n’a pas été, lui aussi, jugé et condamné pour avoir montré sur la scène, dans la Prise de Millet, les Grecs battus par les Perses ? […] Nous ne nous prêtons point à ces remises en question de procès jugés. […] Jugez de la tendresse qu’on a pour un cimeterre. […] Par les sept pièces qui nous restent, on peut juger de ce qu’était cet univers. […] Aristophane, qui n’est pas encore jugé, tenait pour les mystères, pour la poésie cécropienne, pour Eleusis, pour Dodone, pour le crépuscule asiatique, pour le profond rêve pensif.

344. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « M. Boissonade. »

Puis, chemin faisant, il importe d’acquérir et d’amasser toutes les connaissances accessoires en tout genre qui mettent à même de juger des matières dont ces auteurs si divers ont traité. […] Boissonade était très-modeste, mais d’une modestie raisonnée ; il se jugeait. […] Il avait ramassé dans les divers auteurs toutes les phrases qu’il jugeait applicables à sa propre nature et à son caractère. […] Ils sont fins, exacts, instructifs ; le genre admis, ils sont assez piquants ; il s’y moque assez légèrement de Petit-Radel, un pédant qui avait voulu absolument être jugé sur ses vers latins ; il le renvoie aux calendes grecques sur son Longus, et ne parle que de celui de Courier ; il parle aussi très pertinemment de Sapho, d’Anacréon, de Simonide, de l’Hymne homérique à Cères ; mais hors de la, nulle part et jamais, il n’aborde ni ne soulève aucune question importante ; il n’ouvre la tranchée sur rien.

345. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Elle jette, de plus, une vive lumière sur l’époque qui l’a précédée et sur celle qui la suit ; c’est certainement un des actes de la Révolution française qui fait le mieux juger toute la pièce, et permet le plus de dire sur l’ensemble de celle-ci tout ce qu’on peut avoir à en dire. […] Mais en y réfléchissant, il me vient de grandes hésitations à traiter le sujet de cette manière : ainsi envisagé, l’ouvrage serait une entreprise de très-longue haleine ; de plus, le mérite principal de l’historien est de savoir bien faire le tissu des faits, et j’ignore si cet art est à ma portée : ce à quoi j’ai le mieux réussi jusqu’à présent, c’est à juger les faits plutôt qu’à les raconter ; et, dans une histoire proprement dite, cette faculté que je me connais n’aurait à s’exercer que de loin en loin et d’une façon secondaire, à moins de sortir du genre et d’alourdir le récit. […] C’est que, tout en distribuant çà et là le blâme à un livre, où d’autres ne voyaient guère qu’à admirer, vous étiez le seul qui eussiez réellement compris Tocqueville comme écrivain et jugé son style. […] Ce n’est donc qu’à mon corps défendant, pour ainsi dire, que j’ai été amené à m’exprimer publiquement sur une intelligence si considérable, en partie adversaire, et que je ne me sentais pas très-apte peut-être à juger.

346. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Discours préliminaire » pp. 25-70

L’opinion, si vacillante sur les événements réels de la vie, prend un caractère de fixité quand on lui présente à juger des tableaux d’imagination. […] Celui qui peint les hommes comme Saint-Simon ou Duclos, ne fait qu’ajouter à la légèreté de leurs opinions et de leurs mœurs ; mais celui qui les jugerait comme Tacite, serait nécessairement utile à son siècle. […] Vous ne pouvez juger qu’en comparant. […] Les poètes, les moralistes caractérisent d’avance la nature des belles actions ; l’étude des lettres met une nation en état de récompenser ses grands hommes, en l’instruisant à les juger selon leur valeur relative.

347. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou les Médicis »

Je cherchai donc pendant quelque temps, sans avoir la satisfaction de rencontrer une personne qui méritât, du moins autant que j’en pouvais juger, un attachement constant et sincère ; mais, comme j’étais près de renoncer à tout espoir de succès, le hasard me fit rencontrer ce qui jusque-là s’était refusé à mes recherches les plus obstinées, comme si le dieu d’amour eût voulu choisir ce moment pour me donner une preuve irrésistible de sa puissance. […] À en juger par les sonnets qu’il fit à cette occasion, il éprouva tous les degrés et toutes les vicissitudes de l’amour : il triomphe, il se désespère ; il brûle, et la crainte le glace ; il célèbre avec ravissement des jouissances ineffables, trop grandes, trop au-dessus d’un simple mortel, et il ne saurait s’empêcher d’applaudir à cette vertu sévère que ses plus ardentes sollicitations ne peuvent ébranler. […] On peut juger, d’après le récit qu’il a fait de l’origine de sa passion, que Lucretia était la maîtresse du poëte, et non de l’homme : il cherchait un objet propre à fixer ses idées, à leur donner la force et l’effet nécessaires à la perfection de ses productions poétiques, et il trouva dans Lucretia un sujet convenable à ses vues, et digne de ses louanges ; mais il s’arrêta à ce degré de réalité, et laissa à son imagination le soin d’embellir et d’orner l’idole à son gré. […] Il paraît incontestable que le cœur de Laurent n’eut aucune part à la conclusion de ce mariage, à en juger par la manière dont il s’exprime à ce sujet dans ses Mémoires, où il nous apprend qu’il prit ou plutôt qu’on lui donna Clarice Orsini pour femme 19.

348. (1921) Enquête sur la critique (Les Marges)

3º Lequel préférez-vous, et lequel jugez-vous le plus utile d’un critique dogmatique ou d’un critique impressionniste, d’un académique ou d’un indépendant, d’un universitaire ou d’un artiste ? […] Voici les réponses que nous avons reçues : Jules Bertaut 1º Ce qui manque le plus à une époque très productive comme la nôtre, c’est moins un Sainte-Beuve qu’un Faguet, moins un grand écrivain capable de juger le passé avec toutes ses finesses et de le reconstituer dans tous ses détails qu’un esprit très clair, toujours averti et sans préjugé de confession religieuse ou d’opinions politiques, qui débrouille sans cesse le chaos du présent. […] Mon frère Remy disait que le critique qui se permettait de juger sans avoir fait lui-même œuvre de créateur, était un malfaiteur. […] Henri de Régnier, grand poète, a magnifiquement jugé Michelet).

349. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

C’est à l’histoire générale qu’il appartient de juger cette entreprise, grande idée au dire des uns, selon d’autres grande présomption, qui, sous l’apparence d’un inventaire des connaissances humaines, faisait au passé tout entier le procès que Perrault et Lamotte avaient fait à Homère ; œuvre si contradictoire et si anarchique qu’au temps même où elle fut exécutée, des esprits qui la favorisaient comme acte la désavouaient comme ouvrage d’esprit, et la qualifiaient de Babel. De même que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, l’Encyclopédie sera plutôt débattue que définitivement jugée. […] Comme dans Paul et Virginie, à certaines pages irrésistibles, les larmes me sont venues ; j’ai pleuré, c’était jugé. […] On en a déjà fait des livres, et comme s’il s’agissait d’un ancien, juger Chateaubriand est une partie notable de la littérature de notre temps, et un titre d’honneur pour des écrivains illustres129.

350. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564

En réimprimant son Essai en 1826, et en le voulant juger, l’auteur disait, dans la préface nouvelle : « On y trouvera aussi un jeune homme exalté plutôt qu’abattu par le malheur, et dont le cœur est tout à son roi, à l’honneur et à la patrie. » Il y a anachronisme dans ces trois mots, et le jeune Chateaubriand n’avait nullement ce triple culte, surtout le premier. […] Quoique ses Mémoires soient pleins d’aveux naïfs et suffisamment sincères, ce n’est point là qu’il faut juger cette partie première de la vie politique de M. de Chateaubriand : il est tout occupé à la raccommoder à l’usage des générations libérales ou républicaines qui ne se souviennent plus des véritables circonstances. […] Ier, p. 236), en a jugé très sainement. […] J’autorise mes exécuteurs à publier ceux de ces documents qui leur paraîtront devoir intéresser le public, et même à les vendre, mais à la condition expresse de ne le faire qu’avec la discrétion la plus complète, et sans que les lois de la loyauté et de l’équité soient lésées, et aussi en donnant à cette discrétion assez de latitude pour que l’on puisse consulter ces documents, à titre purement gratuit, toutes les fois qu’ils le jugeront convenable et utile… C’est en vue de l’accomplissement de ces instructions que je désire que mes exécuteurs réunissent ces lettres et ces documents après ma mort, qu’ils les examinent en toute discrétion et sans contrôle.

351. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

C’est le grief qu’avait contre lui précisément Louis XIV, quand il disait : « M. de Bussy a fait des plaisanteries de quelques personnes que j’aime. » C’est ce que M. de Turenne lui reprocha également, un jour que Bussy se plaignait de n’être pas traité par lui avec plus d’amitié dans les diverses rencontres : « Il (M. de Turenne) me répondit qu’on l’avait assuré que je n’étais point de ses amis, et que même, contre la parole que je lui donnerais d’en être, s’il lui arrivait un malheur à la guerre, j’étais un homme à en plaisanter. » Il était fâcheux à Bussy d’avoir donné une pareille idée de lui à tout le monde, et à M. de Turenne en particulier, et d’être jugé incapable de résister au plaisir de faire une chanson. […] On n’est point surpris, quand on lit aujourd’hui le livre, qu’un roi comme Louis XIV ait jugé avec cette sévérité une telle faute qui venait en confirmer tant d’autres. […] À ne juger les choses que littérairement, la façon de Bussy, seul point qui nous intéresse encore, laisse voir, au milieu des incorrections et des négligences, bien de la distinction, de la délicatesse, et se relève d’un tour fin, qui est déjà celui d’Hamilton. […] Vous pouvez juger, mes enfants, quelle fut ma douleur en cette rencontre ; elle fut telle, que je m’absentai cinq ans de la Cour, ne pouvant supporter les froideurs d’un maître dont le bon accueil avait encore augmenté ma tendresse… Telle était la condition et l’âme du courtisan du temps de Bussy, du temps de Sosie dans l’Amphitryon de Molière.

352. (1913) La Fontaine « III. Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. »

Je rendrais mon ouvrage… Il se voit fabriquant l’âme des animaux ; il est charmant… … Je rendrais mon ouvrage Capable de sentir, juger ; rien davantage. Sentir, juger ! […] Ceci est très important pour juger La Fontaine, parce que les trois quarts  je ne fais pas de statistique non plus cette fois-ci, les trois quarts ce serait aller peut-être un peu loin  mais la grande majorité des fables de La Fontaine n’a que ce ton. […] Le corbeau est un sot qui, voyant l’aigle enlever un agneau, croit qu’il en fera bien autant et reste empêtré dans la toison de l’animal  C’est encore de la prudence, de la prévoyance, de la justesse d’esprit que de ne pas juger les gens sur la mine, et nous avons la fable le Cochet, le Chat et le Souriceau.

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