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208. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [I] »

Mais ce qui nous importe, c’est l’impression première de Napoléon, approbation ou colère, et celle-ci surtout, qui est le plus flatteur des jugements. […] Il faut être consommé pour les entendre ; et il est impossible de se former le jugement sur les historiens qui ne parlent de la guerre que selon qu’elle se peint à leur imagination… — Gustave-Adolphe a créé une méthode que ses disciples ont suivie, et tous ont fait de grandes choses. […] Notez que si Jomini, à son début, profitait des illustres exemples du général Bonaparte pour éclairer ses récits et donner à ses jugements sur Frédéric tout leur relief, à sa théorie toute sa portée et son ouverture, il a lui-même en tant qu’écrivain militaire dû aider et servir à Napoléon, quand le captif de Sainte-Hélène s’est plu, à son tour, à retracer en quelques pages fermes l’histoire critique des campagnes de Frédéric. […] C’était, selon lui, « l’unique moyen de poser le grand problème, de manière à le résoudre. » Son esprit juste, son jugement essentiellement modéré, en rabattront assez plus tard et bientôt, dès après Iéna et à partir d’Eylau, dès qu’il verra poindre et sortir les fautes et les exagérations du système nouveau et du génie qui l’avait conçu ; il dira alors, en rentrant dans la parfaite vérité : « Loin de moi la pensée de décider si le roi légitime de la Prusse, ne voulant que défendre son trône et son pays, pouvait provoquer, dès 1756, cette révolution immense dans l’art militaire qu’un soldat audacieux autant qu’habile introduisit, quarante ans après, par la force des événements qui l’entraînait !

209. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Les jugements et les lectures de Rousseau répondaient à une aussi forte poétique ; c’est de finesse surtout qu’il manque. […] Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond de notre jugement sur les odes, qui n’est guère après tout que celui qu’a porté Vauvenargues (Je ne sais si Rousseau a surpassé Horace et Pindare dans ses odes : s’il les a surpassés, j’en conclus que l’ode est un mauvais genre, etc., etc.), il nous semble injuste et dur, en y réfléchissant, de ne pas prendre en considération ces trente dernières années de sa vie, où Rousseau montra jusqu’au bout de la constance et une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grâce, sans jugement et réhabilitation. […] On doit désirer (sans toutefois en être bien certain) qu’ils aient plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses Pièces curieuses sur Rousseau. — Contradiction des jugements humains, même chez les plus compétents !

210. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre III. La personne humaine et l’individu physiologique » pp. 337-356

Il ne reste de nous que nos événements, sensations, images, souvenirs, idées, résolutions : ce sont eux qui constituent notre être ; et l’analyse de nos jugements les plus élémentaires montre, en effet, que notre moi n’a pas d’autres éléments. […] Dans tous ces verbes se trouve le verbe être, et tous ces jugements contiennent le sujet je, lié par le verbe être avec un participe qui désigne un attribut. Or, en tout jugement, le verbe est énonce que l’attribut est un élément, un fragment, un extrait du sujet, inclus en lui, comme une portion dans un tout ; c’est là tout le sens et tout l’office du verbe être ; et il en est de même ici que dans les autres cas. […] Quelle que soit l’origine d’un jugement, toujours l’attribut est par rapport au sujet un fragment artificiel par rapport à un tout naturel.

211. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. James Mill — Chapitre I : Sensations et idées. »

L’auteur, qui n’admet que le premier principe, contiguïté dans l’espace (ordre synchronique), et contiguïté dans le temps (ordre successif), s’efforce d’y ramener les deux autres : essai de simplification qui, au jugement de M.  […] Il est difficile de traiter séparément de la mémoire, de la croyance, et du jugement ; car une partie de la mémoire est contenue dans le terme croyance, tout comme une partie du jugement. […] Une troisième classe de croyances est celle à la vérité des propositions, « en d’autres termes des vérités verbales. » Le procédé par lequel est produite cette croyance s’appelle le jugement.

212. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Jean-Baptiste Guarini, et Jason de Nores. » pp. 130-138

Il en porta son jugement, lorsqu’elle n’étoit encore que manuscrite. […] Il leur accordoit de l’esprit : mais il leur contestoit le jugement.

213. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — III »

A mon jugement (et l’on m’excusera si je ne ressens pas dans toute leur intensité les pieux scrupules des intimes du maître), cet anonyme indiscret ne commit qu’une légère faute de goût : pour bien agir, il aurait dû publier ces sonnets seulement à une cinquantaine d’exemplaires. […] Taine, qui pour Sainte-Beuve professait une admiration à peu près complète, ne souscrirait-il pas au jugement de cet écrivain : « Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, on n’est pas sûr de le tenir tout entier. — Que pensait-il en religion ?

214. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre troisième »

Ses discours sur le poème dramatique, les jugements qu’il fit de ses pièces sont remplis d’observations délicates et profondes sur toutes les parties de ce grand art. […] Mais il y a peut-être une vertu supérieure : c’est celle de ne rien dire de soi, ou de n’en dire que des choses qui laissent chacun libre de son jugement. […] Ce jugement eût été vrai du haut d’une chaire ; d’une compagnie de gens d’esprit, il était excessif. […] Une Chimène comme l’eût voulue le rédacteur fort habile du jugement de l’Académie, Chapelain, eût ennuyé tout des premiers Richelieu et son Tristan littéraire, Chapelain. […] Ces erreurs de jugement, dans un si grand homme, prouvent à quel point le poète dramatique est dépendant du tour d’esprit et des mœurs de son temps.

215. (1809) Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle

Un jugement plus froid et plus mesuré a affaibli ces vives manifestations. […] Un assez long espace de temps s’est écoulé, pour qu’on puisse regarder le jugement de la postérité comme prononcé. […] Les poètes ses contemporains étaient loin de ratifier les jugements du public. […] Ainsi disparurent partout la timidité à concevoir une opinion et la réserve à la dire ; chacun se fonda sur sa science et sur son jugement. […] Le jugement de la postérité le vengera ; il le sait bien et le dit en face à ses juges ; mais, à eux, il veut leur épargner un crime.

216. (1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de madame de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours — III »

Ces derniers volumes éclairent enfin notre jugement ; nous étions, ce nous semble, et trop incrédules et trop sévères ; nous imputions obstinément à madame de Genlis un vieux péché de philosophie, et même quelques mauvaises pensées de patriotisme dont elle ne se souilla jamais ; jamais idées pareilles ne furent faites pour elle, et n’égarèrent son intelligence : cela nous est démontré, et le sera, nous l’espérons pour elle, & quiconque lira ses récits, d’une si inaltérable et si innocente frivolité. […] Pourquoi faut-il que l’exposition de ces études inoffensives soit tant de fois interrompue par des jugements dans lesquels l’aigreur témoigne si fort la prévention ?

217. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XII. Mort d’Edmond de Goncourt » pp. 157-163

Dès qu’on apprend la mort d’un artiste, ou d’un personnage considérable, et même insignifiant, immédiatement se modifie le jugement latent qu’on en portait. […] Le sentiment de sa valeur assez méconnue avait à la longue faussé son jugement.

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