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11. (1913) Le bovarysme « Troisième partie : Le Bovarysme, loi de l’évolution — Chapitre II. Bovarysme essentiel de l’être et de l’Humanité »

Il est à la rigueur possible pour l’intelligence, d’un point de vue métaphysique, d’imaginer en dehors de l’existence phénoménale, un être privé de la connaissance de soi-même. […] Quelque effort que fasse l’esprit pour attribuer à la vie une autre signification, il n’aboutit qu’à des conceptions puériles où il construit, avec des matériaux fragiles et éphémères, dont l’instabilité fait seule le charme, un état qu’il imagine heureux et parfait. Mais il n’imagine cet état heureux et parfait qu’en attribuant à ce qui est privé de mouvement, à ce qu’il formule éternellement semblable à soi-même, les propriétés et les passions de ce qui est en mouvement incessant sous l’aiguillon d’un désir inassouvi et qui ne se peut procurer de la joie que par l’intermédiaire de la douleur et de la privation. […] On peut imaginer qu’il y a en tout individu particulier, fragment dans l’univers phénoménal de cette entité métaphysique antérieure au phénomène, quelque vague ressouvenir d’avoir été le propre impresario et le propre artisan de sa destinée.

12. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Jean de Meun, et les femmes de la cour de Philippe-le-Bel. » pp. 95-104

L’auteur s’imagine être dans un jardin orné des plus belles fleurs. […] Elles imaginèrent de représenter, dans cette apologie, une dame, le chief des dames, l’advocate de toutes les loyales dames du monde ; d’abord triste, abattue, ensévelie dans une douleur profonde ; ne cherchant que la retraite & les bois ; confuse de tout le mal qu’on a dit de son sexe : mais bientôt passant de cet état d’accablement à celui de la fureur & des menaces. […] On peut s’imaginer, ajoute-t-il, que cela fut capable de les adoucir. » De quelque manière qu’on interprète la chose, il est certain que le Meun agit & fit agir tous ses amis, pour désarmer la colère des femmes. […] Pour quelques accidens fâcheux, réellement arrivés à des gens de lettres, & qui ne tirent pas à conséquence pour le général, l’imbécille malignité a imaginé mille aventures à peu près du même genre, plus ridicules les unes que les autres.

13. (1911) La valeur de la science « Première partie : Les sciences mathématiques — Chapitre III. La notion d’espace. »

Et alors quand nous demandons : peut-on imaginer l’espace non-euclidien ? […] Nous ne pouvons pas admettre à la fois qu’il est impossible d’imaginer l’espace à quatre dimensions et que l’expérience nous démontre que l’espace a trois dimensions. […] et il ne peut la poser sans imaginer les deux termes de l’alternative. S’il était impossible de s’imaginer l’un de ces termes, il serait inutile et d’ailleurs impossible de consulter l’expérience. […] Imaginons une ligne tracée sur la rétine, et divisant en deux sa surface ; et mettons à part les sensations rouges affectant un point de cette ligne, ou celles qui en différent trop peu pour en pouvoir être discernées.

14. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre deuxième. La connaissance des corps — Chapitre II. La perception extérieure et l’éducation des sens » pp. 123-196

— Chacun peut observer sur soi-même que, pour les faire, on imagine avec plus ou moins de netteté le pied dont il s’agit, et qu’on l’imagine visuellement, c’est-à-dire par les images de la sensation optique qu’il éveillerait en nous, si nous le regardions au même instant avec nos yeux ouverts. […] Dès lors, nous pouvons les imaginer très promptement et les comparer série à série. […] Pour nous, se souvenir, imaginer, penser, c’est voir intérieurement ; c’est évoquer l’image visuelle plus ou moins affaiblie et transformée des choses. […] Sa permanence me fait imaginer une entité métaphysique qui est la substance. Son efficacité me fait imaginer une entité métaphysique qui est la force.

15. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Carle Vanloo » pp. 183-186

C’est ainsi que le bon Homere les imagina, et que la tradition poétique nous les a transmises. […] Il imagine que pour le remplir il n’y a qu’à y placer un objet. Bien imaginé.

16. (1890) L’avenir de la science « XVIII »

Un jour viendra où la société sera possible sans esclave, bien que vous, philosophe, ne puissiez l’imaginer », Sénèque n’aurait pas cru sans doute ; peut-être pourtant aurait-il consenti à ne pas faire battre de verges cet innocent rêveur. […] Persuadées qu’elles possèdent le fin mot de l’énigme, ces bonnes âmes sont importunes, empressées ; elles veulent qu’on les laisse faire, elles s’imaginent qu’il n’y a que le vil intérêt et le mauvais vouloir qui empêchent d’adopter leurs systèmes. […] Alors on sera critique pour tous les partis, et pour ceux qui résistèrent, et pour ceux qui s’imaginèrent reconstruire la société comme on bâtit un château de cartes. […] J’imagine qu’il faudrait leur faire traverser un état analogue aux théocraties anciennes. […] J’imagine, du reste, que l’étude scientifique et expérimentale de l’éducation des races sauvages deviendra un des plus beaux problèmes proposés à l’esprit européen, lorsque l’attention de l’Europe pourra un instant se détourner d’elle-même.

17. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Doyen » pp. 178-191

Elle n’inspire que la terreur, et c’est la faute de l’artiste, qui n’a pas su rendre les incidents pathétiques qu’il avait imaginés. […] Cette porte n’a point l’air d’une porte, c’est, en dépit de l’inscription, une fenêtre par laquelle on imagine au premier coup d’œil que ce malade s’élance. […] Je vous devine, Monsieur Doyen ; vous avez imaginé des scènes de terreur isolées, ensuite un local qui pût les réunir. […] De ces deux anges qui sont immédiatement au-dessous de la sainte, il y en a un qui regarde l’enfant qui souffre entre les bras de son père, et qui le regarde avec un intérêt très-naturel et très-ingénieusement imaginé, cette idée est d’un homme d’esprit, et l’ange et l’enfant sont deux morveux du même âge. […] Je ne saurais imaginer plein un lieu que je vois vide.

18. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture » pp. 183-212

Des personnages que nous connoissons pour des phantômes imaginez à plaisir à qui nous ne sçaurions prêter des passions pareilles aux nôtres, ne peuvent pas nous interesser beaucoup à ce qui leur arrive. […] Les peintres sont poëtes, mais leur poësie ne consiste pas tant à inventer des chimeres ou des jeux d’esprit, qu’à bien imaginer quelles passions et quels sentimens l’on doit donner aux personnages suivant leur caractere et la situation où l’on les suppose, comme à trouver les expressions propres à rendre ces passions sensibles et à faire deviner ces sentimens. […] Il est vrai qu’il paroît impossible d’imaginer en ce genre rien de meilleur que cette idée élegante par sa simplicité, et sublime par sa convenance avec le lieu où elle devoit être placée. […] Il faut avoir une imagination plus féconde, et plus juste, pour imaginer et pour rencontrer les traits dont la nature se sert dans l’expression des passions, que pour inventer des figures emblêmatiques. […] Il faut pouvoir imaginer avec justesse quels sont ses mouvemens dans des circonstances où l’on ne la vît jamais.

19. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — II »

Au lieu de ces brèves périodes d’activité automatique et qui n’intéressent qu’un nombre de mouvements coordonnés relativement minime, on peut imaginer dans une vie sociale mieux réglée, de laquelle on serait parvenu à éliminer l’accident et l’imprévu, des suites beaucoup plus longues d’actes automatiques. En idéalisant l’hypothèse on irait jusqu’à imaginer une vie humaine devenue entièrement automatique où la conscience n’apparaîtrait jamais et que l’on ne conçoit, à vrai dire, soustraite au néant, que par l’acte de perception consciente que l’on fait en l’imaginant. Ce qu’il faut retenir de ces développements, c’est que la réalité psychologique de quelque façon qu’on l’imagine, est bien un compromis entre deux forces dont l’une s’exprime en une tendance à agir et l’autre en une tendance à prendre conscience, à titre de spectacle, des actes accomplis, c’est que cette réalité qui a pour support les combinaisons les plus diverses, les états d’équilibre les plus variés entre ces deux tendances, se voit abolie dès que l’une d’elles, triomphant de l’autre absolument, l’exclut : en sorte que, selon un Bovarysme essentiel, l’existence de quelque réalité psychologique suppose l’antagonisme de ces deux forces, dont chacune tient les conditions de sa mort pour les conditions de son triomphe et ne persiste dans l’être que par la vertu de sa défaite tout au moins partielle.

20. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

Le premier point est d’avoir une idée du caractère comment imaginer autrement les actes et les paroles du personnage avec un peu de justesse et de précision ? […] Si le personnage est imaginaire, vous devrez avant tout l’imaginer, c’est-à-dire vous en former une image individuelle et particulière comme d’un être réel. […] Vous viserez seulement à l’unité : que l’assemblage très simple des passions et des idées que vous imaginerez, soit bien joint ; et que tout soit lié à une maîtresse pièce du caractère. […] Mais les caractères une fois imaginés, il faudra les placer dans une action historique ou possible.

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