Je n’hérite pas des merveilles de l’esprit humain sous bénéfice d’inventaire. […] Quant à Shakespeare, puisque Shakespeare est le poëte qui nous occupe, c’est, au plus haut degré, un génie humain et général, mais, comme tous les vrais génies, c’est en même temps un esprit idiosyncratique et personnel. […] Elle le prend en flagrant délit de fréquentation populaire, allant et venant dans les carrefours, « trivial », disant à tous le mot de tous, parlant la langue publique, jetant le cri humain comme le premier venu, accepté de ceux qu’il accepte, applaudi par des mains noires de goudron, acclamé par tous les rauques enrouements qui sortent du travail et de la fatigue. […] La canaille, c’est le genre humain dans la misère.
Dargaud : le sentiment d’un christianisme invincible à la raison qui a tué le christianisme, mais qui subsiste sur ses débris, et il faut y ajouter un second caractère qui particularise encore davantage l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse : l’égalité des belles choses humaines, qu’elles soient protestantes ou catholiques, devant l’admiration, le respect et la pitié de l’historien ! […] Il ne l’a guère que pour les choses qui tiennent à la moralité humaine, mais alors il l’a prodigieux. […] Certes, il y a déchet ici dans la magnanimité de l’historien, mais quoique restreinte, telle qu’elle est cependant, cette magnanimité qui prend sa source dans le sentiment de la beauté morale humaine, où qu’elle soit, donne précisément à cette Histoire de la Liberté religieuse l’expression qui doit contrister le plus les hommes étroits du parti qui boude en ce moment M. […] En effet, ce n’est presque jamais la vérité du fait ou du jugement politique, — l’Hôpital excepté, — qui manque à cette très noble histoire, c’est la vérité dans la conception de la nature humaine que l’auteur ne saisit pas telle qu’elle est.
Cette introduction n’était que cette élimination même ; elle exprimait la nécessité où se trouve l’intelligence humaine d’étudier la réalité partie par partie, impuissante qu’elle est à former tout d’un coup une conception à la fois synthétique et analytique de l’ensemble. […] Ici rien d’artificiel, de conventionnel, de simplement humain. […] Bref, tant que nous ne parlons que d’une continuité qualifiée et qualitativement modifiée, telle que l’étendue colorée et changeant de couleur, nous exprimons immédiatement, sans convention humaine interposée, ce que nous apercevons : nous n’avons aucune raison de supposer que nous ne soyons pas ici en présence de la réalité même. […] Pourquoi tiendrait-elle compte d’une certaine manière tout humaine de percevoir et de concevoir les choses ?
Il paraît fait pour le pays où il y a le plus de rangs, de titres, de grandes, de moyennes ou de petites souverainetés, où la vanité humaine attache le plus de prix à toutes les représentations de la grandeur, vraies ou fausses. […] regarde en pitié ce faible genre humain que tu viens de quitter ; élève l’esprit de ce bas univers ; préside à ton pays ; ranime ses talents et corrige ses mœurs. […] D’ailleurs, ma muse acquitte un devoir ; elle rend ce qu’elle doit à la vertu, à la patrie, au genre humain, à la nature immortelle et souveraine qui lui a donné, comme à sa prêtresse, la charge honorable de chanter des hymnes en l’honneur de tout ce qu’elle forme de grand et de beau dans l’univers. » On voit quel est le ton et la noblesse de ces éloges ; la vigueur d’âme qui y règne, vaut bien notre délicatesse et notre goût. […] Ne croirait-il pas ou que son absence a duré des siècles, ou que le genre humain s’est réuni pour créer en si peu d’années tant de merveilles, ou que ce spectacle étonnant n’est que l’effet et l’illusion d’un songe ?
En récompense nous y tirons des ténèbres profondes où ils étaient restés ensevelis, des hommes et des faits remarquables, qui ont puissamment influé sur le cours des choses humaines ; et nous montrons combien les explications qu’on a données sur l’origine de la civilisation, présentent d’incertitude, de frivolité et d’inconséquence. […] Nous tirerons deux utilités de cet examen : celle de savoir à quelle époque, à quel pays il faut rapporter les commencements de cette civilisation ; et celle d’appuyer par des preuves, humaines à la vérité, tout le système de notre religion, laquelle nous apprend d’abord que le premier peuple fut le peuple hébreu, que le premier homme fut Adam, créé en même temps que ce monde par le Dieu véritable14. […] L’intelligence humaine, étant infinie de sa nature, exagère les choses qu’elle ignore, bien au-delà de la réalité. […] Ainsi errants et solitaires, ils perdirent bientôt les mœurs humaines, l’usage de la parole, devinrent semblables aux animaux sauvages, et reprirent la taille gigantesque des hommes antédiluviens.
Une interprétation semblable était-elle déjà cette vérité première, que Parménide avait prétendu célébrer, par opposition aux croyances humaines ? […] Mais cela même atteste un ordre d’élévation intellectuelle et mystique lié de près à la poésie, et que nous retrouvons à différents âges de l’esprit humain. […] En même temps que, dans ses vers, il se donnait pour un être surnaturel, ou du moins pour un être humain rendu de nouveau à la terre, après avoir passé par les cieux, tout son langage recommandait le culte des dieux et le respect de la vertu. […] Plus humaine que le Portique, l’école de Pythagore exalte aussi l’orgueil de l’âme, pour en maintenir la pureté.
C’est même là une condition presque nécessaire du triomphe humain en toute pratique : il faut vouloir trop pour accomplir assez ; il faut forcer tant soit peu chaque vérité pour qu’elle pénètre. […] En 1823, octogénaire, écrivant au général La Fayette avec un poignet perclus, il lui exprime cette forte pensée : « Des alliances saintes ou infernales, dit-il, peuvent se former et retarder l’époque de la délivrance ; elles peuvent gonfler les ruisseaux de sang qui doivent encore couler ; mais leur chute doit terminer ce drame, et laisser au genre humain le droit de se gouverner lui-même. » Comme nous ne voulons rien céler de l’opinion de l’illustre vieillard, et que son autorité ne saurait jamais avoir d’effet accablant pour nous, nous transcrirons ce qu’il ajoute : « Je doutais, vous le savez, dans le temps où je vivais avec vous, si l’état de la société en Europe comportait un gouvernement républicain, et j’en doute encore. […] Quant au portrait de Jefferson lui-même, nous avons essayé dans ce qui précède, d’en offrir comme au hasard les principaux traits, heureux de convier notre jeunesse à l’étude d’un tel exemple, certain qu’on nous passerait quelque longueur, quand il s’agissait d’un de ces hommes en faveur desquels a prononcé, suivant une belle locution démocratique qu’il emploie, le verdict de leur patrie et du genre humain.
Je ne saurais dire si c’est parce qu’il avait quitté le roman biographique pour le roman-drame que l’auteur de Bel-Ami a, dans ces derniers temps, paru s’attendrir, ou si c’est au contraire parce que l’expérience et les années l’avaient attendri, qu’il s’est intéressé davantage aux drames de la passion et qu’il a jugé qu’une seule crise dans une existence humaine pouvait faire le sujet de tout un livre : mais le fait est que son cœur, on le dirait, s’est amolli et que la source des larmes a commencé d’y jaillir. Et, en même temps qu’il apportait à la description des souffrances humaines un esprit plus fraternel, plus attentif, plus incliné, Maupassant devenait chaste. […] La suprême entrevue des deux torturés arrive à un tel degré d’émotion qu’il n’y a rien par-delà, ou pas grand’chose : tant le sentiment des obscures fatalités humaines y est douloureux et accablant !
Nous ne finirions pas, si nous voulions entrer dans la discussion de toutes ces contrariétés, si capables de faire connoître combien l’homme est dupe de lui-même, quand il ne se laisse conduire que par ses lumieres, & combien la Philosophie est incertaine dans ses idées, quand elle s’écarte des bornes prescrites par l’Auteur de la Nature à l’esprit humain. […] Il annonce même une plus grande étendue de lumieres, plus de profondeur dans les pensées, une éloquence plus nerveuse ; mais il est aisé d’y reconnoître un Philosophe sombre, trop ardent à profiter de la dextérité de son esprit, pour invectiver la Nature humaine, trop ennemi de la Société, trop porté à n’en voir que les vices, & trop empirique dans les remedes qu’il propose. […] Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la derniere consolation de leur misere, aux Puissans & aux Riches le frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, & se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain.
Il eût fallu entrer dans le vif de ce talent, bien plus senti qu’il n’est jugé, caractériser ce prestigieux écrivain, le plus piquant du xviie siècle, qui, à force de style, s’est fait croire un grand moraliste, quoique son observation aille plus au costume qu’à la personne, à la convention sociale qu’au tréfonds de la nature humaine, — en cela inférieur à La Rochefoucauld, qui n’a pas tout dit non plus, mais qui a vu plus loin que La Bruyère dans la misère constitutive de l’homme, et, comme le Pouilleux de Murillo, a mieux écrasé notre vermine au soleil. […] Une lettre de la Bruyère, retrouvée par Destailleur, ajoute son intérêt à cette réimpression et montre à quel point le fidèle annotateur a poussé l’investigation ; car de tous les hommes peut-être qui tiennent une grande place dans les chroniques de l’Esprit humain, La Bruyère est celui qui a le moins laissé transpirer sa vie. […] Nous n’avons besoin d’aucun commentateur, d’aucun savant, d’aucun scoliaste, pour savoir ce qu’il y a d’humain et d’universel dans les Caractères de La Bruyère.