/ 3428
641. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VIII. De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres » pp. 188-214

En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but, la civilisation universelle. […] Il est de certaines époques de l’histoire, dans lesquelles l’amour de la gloire, la puissance du dévouement, tous les sentiments énergiques, enfin, semblent ne plus exister. […] Les femmes devaient donc souvent surpasser les hommes, dans cette émulation de christianisme qui s’empara de l’Europe durant les premiers siècles de l’histoire moderne. […] Quoique les passions fortes entraînent à des crimes que l’indifférence n’eût jamais causés, il est des circonstances dans l’histoire où ces passions sont nécessaires pour remonter les ressorts de la société. […] L’histoire de l’esprit humain, pendant les temps qui se sont écoulés entre Pline et Bacon, entre Épictète et Montaigne, entre Plutarque et Machiavel, nous est peu connue, parce que la plupart des hommes et des nations se confondent dans un seul événement, la guerre.

642. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Marie Stuart, par M. Mignet. (2 vol. in-8º. — Paulin, 1851.) » pp. 409-426

On peut dire tout ce qu’on voudra, maint noble cœur prendra parti pour Marie Stuart, même quand tout ce qu’on a dit d’elle serait vrai. » Cette parole que Walter Scott met dans la bouche de l’un des personnages de son roman (L’Abbé), au moment où il prépare le lecteur à l’introduction auprès de la belle reine, reste le dernier mot de la postérité comme des contemporains, la conclusion de l’histoire comme de la poésie. […] Dans l’intervalle, et il y a près d’un an (1850), a paru une Histoire de Marie Stuart par M.  […] Dargaud leur a rendu justice avec effusion et cordialité ; il a fait passer dans les moindres lignes de son Histoire le sentiment de poésie et de pitié exaltée qui l’anime pour les souvenirs de la royale et catholique victime ; il a mérité une très belle lettre que Mme Sand lui a adressée de Nohant (10 avril 1851), et où elle le félicite en le critiquant à peine, et en parlant surtout de Marie Stuart avec charme et avec éloquence. […] Dargaud, c’est que j’avouerai ne point appartenir à cette école trop vive qui attendrit et amollit à ce degré l’histoire. […] Ayant à raconter dans ses Recherches la mort de Marie Stuart, il l’oppose à l’histoire tragique du connétable de Saint-Pol, à celle du connétable de Bourbon, qui lui ont laissé un mélange de sentiments contraires : « Mais en celle que je discourrai maintenant, dit-il, il me semble n’y avoir que pleurs, et, par aventure, se trouvera-t-il homme qui, en lisant, ne pardonnera à ses yeux. » M. 

643. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame, duchesse d’Orléans. (D’après les Mémoires de Cosnac.) » pp. 305-321

Mme de La Fayette a donné de Madame Henriette la plus agréable histoire, et telle que toute femme délicate, et née princesse par le cœur, la peut souhaiter. […] Quand on lit aujourd’hui cette histoire si fine, si courue, si touchée à peine, si arrêtée à temps, on a besoin de quelque retour d’imagination pour en ressaisir toute la grâce et en recréer l’enchantement. […] Pour moi, toutes ces grandes et toutes ces demi-passions qui n’aboutissent pas, telles que Mme de La Fayette nous les montre dans son histoire, et telles que j’y crois, ne s’expliquent, en effet, que par cette jeunesse première. […] Ces amours, cet exil du comte de Guiche, avaient fait bruit, et il en résulta un de ces libelles imprimés en Hollande, auxquels Bussy-Rabutin a le triste honneur d’avoir donné l’exemple par ses Histoires amoureuses. […] Cosnac complète ici une lacune qui se trouve dans l’histoire de Mme de La Fayette, et il nous fait entrer dans les misères quand l’autre nous a donné le roman.

644. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre V : M. Cousin historien et biographe »

Au contraire, priez un lecteur ordinaire de lire l’histoire de Mme de Sablé et de Mme de Longueville ; l’expérience est aisée, et je l’ai faite : il n’emportera qu’une impression vague ; il ne pourra dire exactement quel fut l’esprit de cette époque ; il saura seulement que, selon M.  […] Comparez, pour comprendre la différence de ces deux facultés, l’histoire de la Direction au dix-septième siècle par M.  […] Cousin attache bout à bout les histoires de toutes ces personnes, et raconte celle de son frère, de ses amis, de ses poètes, de ses amies, celle de Mlles de Rambouillet, de Mlle de Brienne, de Mlle de Montmorency, de Mlle du Vigean. L’histoire de Mlle de Rambouillet amène celle de son mari, le duc de Montausier, et ainsi de suite. […] Sainte-Beuve est un petit coin d’histoire défriché, comme le sujet de M. 

645. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Armand Carrel » pp. 15-29

I Les œuvres d’Armand Carrel, qui ne sont guères que la collection de ses articles au National et une histoire de la Contre-révolution en Angleterre, n’avaient jamais été réunies. […] Quel que soit le temps auquel on appartienne, quelle que soit la grandeur des événements qu’on représente dans les mille facettes d’une polémique qui n’a souci, le plus souvent, que de les briser, — et ce n’était pas le cas pour Armand Carrel, homme de petite époque, vulgaire et abaissée, — le journalisme, qui fait litière pour l’histoire, n’est jamais de l’histoire, et voilà pourquoi, quand elle commence, lui n’est déjà plus. […] Armand Carrel n’est sérieusement ni un penseur, ni un écrivain, ni un esprit politique, ni un historien, quoique une fois dans sa vie il ait touché à l’histoire, à ces pierres d’un passé en ruines qui nous écrasent quand nous voulons les détacher pour les jeter à nos ennemis. […] On sait ce que fut l’histoire de France, de 1830 à 1833. […] Un rêve vain, du reste, comme en ont tant d’hommes qui restent sans jamais y entrer au seuil de l’histoire, dont on dit tout parce qu’ils ne firent rien, quoiqu’ils fussent capables de faire.

646. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Byron »

Taine sur le grand poète anglais, dans son Histoire de la littérature anglaise. Ce chapitre est, selon moi, une des plus belles choses de cette histoire, où Walter Scott, plus grand que M.  […] Le physiologiste, qui est pourtant un malin, n’a pas regardé sous le dessous des cartes, si souvent biseautées, de l’Histoire ! […] Et c’est ce masque bien plus que la réalité, que la Critique et l’Histoire contemplent toujours. […] Mais la gloire de la Critique et de l’Histoire n’est pas seulement de soulever ce masque, c’est, une bonne fois, de l’arracher !

647. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « VII. Vera »

Il n’a vu ni le dehors ni le dedans de ce Condamné politique de Dieu, en prison dans ses organes et en prison sur sa mappemonde, ce double pénitentiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses langues, qui, à lui seul, dirait la faute, quand l’Histoire, plus certaine que la Philosophie, ne nous la dirait pas, et il a eu la prétention superbe, froide, mais naïve, de pénétrer les essences, de saisir l’absolu dans sa notion la plus précise et la plus profonde, de construire enfin ici-bas scientifiquement la vérité (je parle sa langue, non la mienne). […] Nous saurons enfin ce que c’est que l’hégélianisme et ce qu’il doit tenir de place dans l’histoire de l’esprit humain. […] Les Mandarins seuls de la Philosophie se sont risqués et continueront de se risquer dans la logique d’Hegel, mais ils ont rapporté déjà et continueront de rapporter de leur accointance avec les œuvres du professeur de Berlin une méthode historique et des vues sur l’histoire qui pourraient très bien bouleverser le monde, sous prétexte de l’expliquer. […] C’est de prononcer, de bien haut, un bill d’indemnité suprême sur toutes les horreurs et les infamies de l’histoire. […] Mais franchement, nous autres chrétiens, qui faisons notre philosophie avec nos Révélations et l’histoire, pouvons-nous tenir grand compte à Hegel et à sa doctrine de cette religion qu’il fait, lui, avec sa propre philosophie ?

648. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Matter. Swedenborg » pp. 265-280

ou l’histoire de ce Visionnaire prodigieux, né en pleine époque rationaliste et rationaliste lui-même, quoique visionnaire, cette histoire, difficile à écrire et plus difficile à comprendre, soulève-t-elle trop de questions pour que la Critique, ce feu follet du feuilleton, s’attache à ces questions et les éclaire de son phosphore de passage ? […] Matter, qui a écrit une Vie de Saint Martin et un livre sur Fénelon, a voulu nous donner une histoire critique de l’étonnant Suédois, et faire voir clair, s’il le pouvait, dans ce bizarre phénomène, entremêlé de tant de choses contradictoires et incroyables, et qui présente, avec son nom superbe et sonore de Swedenborg, le plus beau tambourin à la Moquerie, — le plus beau tambour à la Gloire ! […] Balzac, qui était tellement créateur que son génie de créateur a fait souvent tort à ses hautes aptitudes d’historien et de critique quand il toucha à la Critique ou à l’Histoire, Balzac nous avait inventé un Swedenborg comme il nous inventa plus tard un Stendhal, — non pas un Stendhal du Rouge et Noir, qui s’était fait tout seul et très bien, mais un Stendhal de la Chartreuse de Parme, auquel beaucoup de nous ont été pris. […] Matter, conseiller honoraire de l’Université, ancien inspecteur des bibliothèques, ait eu de ces préjugés d’école qui empêchent d’apprécier Balzac ce qu’il vaut, et se soit permis le mépris des pédants avec ce grand homme littéraire ; mais enfin Balzac a fait une œuvre transcendante d’imagination inspirée par Swedenborg, et, de plus, dans cette œuvre même, Balzac a trouvé le moyen d’introduire un magnifique morceau d’histoire et de critique, qui a fait certainement plus pour la renommée de l’immense Excentrique suédois que le livre de M.  […] Sur tous ces points, je crois l’érudition épuisée, mais je demande maintenant le juge suprême, l’homme du dernier mot, qui débarbouillera de sa fausse lumière ou de son ombre cette personnalité éclatante quoique équivoque, et équivoque quoique éclatante, qui fait dans l’histoire l’effet d’une mystification, ou qui, du moins, en donne l’inquiétude.

649. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Introduction »

En ce sens, l’explication intégrale d’un fait social suppose une conspiration de toutes les disciplines de l’histoire, de celles qui ont déjà revêtu la forme scientifique comme de celles qui l’attendent encore : sociogéographie, technologie, anthropologie, psychologie des peuples, économie politique, science des religions, de la morale, etc. : cette conspiration, c’est la future philosophie de l’histoire, qui ne doit plus être, comme celle de l’âge héroïque, antérieure, mais postérieure à la connaissance scientifique des faits sociaux. […] Il semble qu’on ne puisse actuellement constituer de science sociale qu’à la condition de décomposer l’histoire, c’est-à-dire d’isoler ses « facteurs » pour pousser aussi loin qu’il est possible la connaissance de leurs formes propres, de leurs conséquences et de leurs causes. […] Lorsqu’on nous a dit sur quel sol et sous quel ciel vit un groupe d’hommes, s’ils sont dolichocéphales brachycéphales, aryens ou sémites, s’ils sont entrés ou non dans l’âge des machines, s’ils craignent Dieu ou n’y paraissent pas penser, s’ils sont insouciants ou prévoyants, s’ils penchent vers le matérialisme ou vers l’idéalisme, on n’aura pas encore épuisé la liste des déterminants de leur histoire. […] Si la sociologie lato sensu , rejoignant la philosophie de l’histoire, ne peut être qu’une synthèse des sciences sociales particulières, il est permis de concevoir, en attendant l’heure de sa construction, une sociologie, stricto sensu qui serait elle-même une science sociale particulière — la science des formes des sociétés, de leurs causes et de leurs conséquences1. […] Nous avons nous-même indiqué, dans un livre sur les Sciences sociales en Allemagne, 1896, les diverses façons dont on peut comprendre le rapport de la sociologie à la pratique, à l’histoire, à la psychologie.

650. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Gilbert Augustin-Thierry »

Il faut lire le livre, il faut voir la mise en œuvre, avec quel art subtil et sûr toute l’histoire est conduite, et comment, dès les premières pages, M.  […] La justice immanente et implacable qui gouverne secrètement l’histoire des familles et de leurs générations successives, le conflit de la personnalité humaine et des fatalités de l’atavisme ; « les responsabilités solidaires » transmises par les pères aux enfants, le problème de la suggestion … tels sont quelques-uns des sujets qui s’offrent aujourd’hui aux méditations et aux divinations de l’« artiste penseur ». […] Oui, j’entends bien, voilà assez longtemps qu’on nous ressasse l’éternelle histoire de l’amour et de l’adultère, et celles de la jalousie, de la haine, de la cupidité, et de toutes les passions et de tous les vices individuels. […] L’histoire d’une famille peut exiger des siècles et des siècles pour que le drame moral y soit complet : patiens quia æternus.

/ 3428