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255. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière »

Barrière, publie un choix fait avec goût parmi les nombreux Mémoires du xviiie  siècle, depuis la Régence jusqu’au Directoire ; c’est une heureuse idée, et qui permettra de revoir au naturel une époque déjà passée pour plusieurs à l’état de roman. […] Aujourd’hui, dans ce retour de vogue, ce n’est plus que d’un intérêt de goût qu’il s’agit, et, selon nous, cette indifférence curieuse n’est pas la disposition la moins propice pour bien juger, pour rectifier ses anciennes impressions et s’en faire de définitives. […] Je sais combien le vrai goût et le plus fin a été longtemps l’apanage presque exclusif du monde aristocratique ; combien, à certains égards, et malgré tant de changements survenus, il en est encore un peu ainsi. […] Si elle a manqué plus d’un à-propos de destinée, elle a rencontré du moins celui de l’esprit, de la langue et du goût. […] Nous ne devons nos goûts qu’à nos erreurs.

256. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXIII. Des éloges ou panégyriques adressés à Louis XIV. Jugement sur ce prince. »

Ce n’est que pour Louis XIV, comme on sait, que l’élégant et harmonieux Despréaux suspendait la satire, et ce zèle ardent de déchirer ses ennemis pour l’honneur du goût. […] Heureusement il y a un point où l’excès est ridicule ; et si on ne craint pas de s’avilir, on craint du moins de choquer le goût. […] C’est à elle que Louis XIV dut les principales qualités de son âme ; cette droiture, ennemie de la dissimulation, et qui ne sut presque jamais s’abaisser à un déguisement ; cet amour de la gloire qui, en élevant ses sentiments, lui donnait de la dignité à ses propres yeux, et lui faisait toujours sentir le besoin de s’estimer ; cette application qui, dans sa jeunesse même, fut toujours prête à immoler le plaisir au travail ; cette volonté qui savait donner une impulsion forte à toutes les volontés, et qui entraînait tout ; cette dignité du commandement qui, sans qu’on sache trop pourquoi, met tant de distance entre un homme et un homme, et au lieu d’une obéissance raisonnée, produit une obéissance d’instinct, vingt fois plus forte que celle de réflexion ; ce désir de supériorité qu’il étendait de lui à sa nation, parce qu’il regardait sa nation comme partie de lui-même, et qui le portait à tout perfectionner ; le goût des arts et des lettres, parce que les lettres et les arts servaient, pour ainsi dire, de décoration à tout cet édifice de grandeur ; enfin, la constance et la fermeté intrépide dans le malheur, qui, ne pouvant diriger les événements, en triomphait du moins, et prouva à l’Europe qu’il avait dans son âme une partie de la grandeur qu’on avait cru jusqu’alors n’être qu’autour de lui. […] Il créa en lui un goût de magnificence et de luxe, qui s’accorde rarement avec une âme élevée, et qui, cependant, chez lui ne l’excluait pas ; goût qui se répandit sur ses bâtiments, sur ses jardins, sur ses fêtes, et trop souvent substitua des dépenses de faste à des dépenses utiles. Il lui donna ce goût éternel de représentation, qu’il porta partout, même à la guerre, où cependant ses armées et ses victoires représentaient assez bien pour lui.

257. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — Notice sur M. G. Duplessis. » pp. 516-517

De petites dissertations, des citations faites avec goût, des notules agréables y recouvrent la sécheresse du genre bibliographique et viennent égayer la nomenclature. […] Comme les hommes d’antique science, de goûts studieux et innocents, il se passait quelquefois sa belle humeur en tenant la plumes. […] Ces liaisons, commencées avec lui par le goût commun des livres, finissaient bientôt par une douce et essentielle amitié.

258. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Lundberg » pp. 169-170

C’est que celui-ci ne s’est jamais occupé de l’imitation rigoureuse de la nature ; c’est qu’il a l’habitude d’exagérer, d’affaiblir, de corriger son modèle ; c’est qu’il a la tête pleine de règles qui l’assujettissent et qui dirigent son pinceau, sans qu’il s’en apperçoive ; c’est qu’il a toujours altéré les formes d’après ces règles de goût et qu’il continue toujours de les altérer ; c’est qu’il fond, avec les traits qu’il a sous les yeux et qu’il s’efforce en vain de copier rigoureusement, des traits empruntés des antiques qu’il a étudiés, des tableaux qu’il a vus et admirés et de ceux qu’il a faits ; c’est qu’il est savant, c’est qu’il est libre, et qu’il ne peut se réduire à la condition de l’esclave et de l’ignorant ; c’est qu’il a son faire, son tic, sa couleur auxquels il revient sans cesse ; c’est qu’il exécute une caricature en beau, et que le barbouilleur, au contraire, exécute une caricature en laid. […] Lorsque le goût des beaux-arts est général chez une nation, savez-vous ce qui arrive ? […] Il a tort pour le pédant, il a raison pour l’homme de goût.

259. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

Ainsi Gibbon, qui avait assisté de sa personne à l’époque des Chatham, était par goût et par tempérament, comme par étude, pour l’époque des Trajan. […] Avant d’avoir terminé son ouvrage, il était en état d’en juger les imperfections et les vides : « La découverte de ma propre faiblesse, dit-il, fut mon premier symptôme de goût. » Mais le grand fait, l’accident mémorable du séjour de Gibbon à Oxford, est sa conversion passagère à la religion catholique. Dès son enfance, il avait aimé la discussion sur les matières religieuses ; il avait du goût pour le raisonnement et la dialectique : il lut des livres de théologie et de controverse, Middleton, Bossuet surtout, qu’il proclame le grand maître en ce genre de combats. […] Et, par exemple, en voyant Voltaire jouer de sa personne la tragédie à Lausanne où il était en ces années, et tout en convenant que sa déclamation était plus emphatique que naturelle, Gibbon sentit se fortifier son goût pour le théâtre français : « et ce goût, confesse-t-il, a peut-être affaibli mon idolâtrie pour le génie gigantesque de Shakespeare, laquelle nous est inculquée dès l’enfance comme le premier devoir d’un Anglais ». […] Cette parole est bien celle d’un homme de goût qui apprécie Xénophon.

260. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « II » pp. 21-38

Dans ce Commentaire sur Corneille, il fut fort sincère ; là même où sa critique nous paraît excessive et trop peu intelligente de l’ancienne langue, il obéit à son goût personnel, à ses habitudes d’élégance, à l’ennui que lui causaient à la longue les mauvaises pièces du vieux tragique. […] Voltaire se moque quelque part du bruit qui avait couru qu’on allait ériger sa terre de Ferney en marquisat : « Le marquis Crébillon, le marquis Marmontel, le marquis Voltaire, ne seraient bons qu’à être montrés à la foire avec les singes de Nicolet. » C’est avec son goût qu’il se moque du titre ; mais son esprit, sa nature était aristocratique au fond, et cette fois sa première impression l’a emporté plus loin, il a été brutalement féodal. […] Voltaire, homme de goût, était impitoyable pour le siècle de Voltaire. […] Alphonse François, fort au-dessus par son esprit et par son goût de ce travail d’annotateur, a montré qu’il en était plus que capable dans des notes spirituelles et fines toutes les lois qu’il s’agissait de théâtre et de comédie. […] Amateur de l’orchestre, sachant son ancien théâtre et les traditions du foyer comme s’il avait vingt-cinq ans de plus, il lui est toujours resté ce pli (un excellent pli), d’avoir été nourri entre le goût pour Andrieux et l’admiration pour M. 

261. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Le grand siècle du goût, qui allait finir, n’avait pas été précisément le siècle de la philosophie, de la science et des lumières : il s’agissait, l’heure venue, de les introduire. […] Il est le premier en France qui ait rendu les résultats de la science clairs, intelligibles, et, qui plus est, aimables, trop aimables même ; car il y a là, je le répète, un certain désaccord de goût. […] Sommes-nous bien sûrs nous-mêmes de ne pas sacrifier à d’autres goûts qui ne sont pas ceux de la pure science ? […] Le vrai sentiment religieux qu’on est en droit de réclamer ici au nom du goût consiste surtout dans le sérieux même de la contemplation et dans le recueillement qu’elle inspire. […] Le Galilée de Ponsard a fait éclore en une semaine des jugements à foison et selon le goût de chacun. — Mais, bon Dieu !

262. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par le chevalier d’Arneth »

Si j’avais besoin d’apologie, je me confierais bien à vous ; de bonne foi j’en avouerai plus que vous n’en dites ; par exemple, mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du roi, qui n’a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques. Vous conviendrez que j’aurais assez mauvaise grâce auprès d’une forge ; je n’y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts qu’il ne désapprouve pas. » C’est spirituel et finement tourné ; nous voudrions beaucoup de lettres authentiques comme celle-là. […] Mme la dauphine aura quelque jour le goût de la lecture et de l’application ; je l’espère avec la plus ferme confiance. […] Elle n’a certainement pas d’amour pour lui, et il serait difficile qu’elle en eût : mais, malgré cela, elle paraît sensible à sa complaisance et déférence pour elle, et ils sont, malgré la différence de leurs agréments personnels, de leurs caractères et de leurs goûts, aussi bien ensemble qu’on puisse le souhaiter. […] Il est au fond assez naturel que cette princesse qui, étant arrivée si jeune en France, a pris tout à fait le ton et les goûts de la nation, cherche et trouve du plaisir à la fréquentation de ce qu’on appelle dans ce pays-là bonne compagnie.

263. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SOUZA » pp. 42-61

Les peintures nuancées dont nous parlons supposent un goût et une culture d’âme que la civilisation démocratique n’aurait pas abolis sans inconvénient pour elle-même, s’il ne devait renaître dans les mœurs nouvelles quelque chose d’analogue un jour. […] Mariée, logée au Louvre, elle dut l’idée d’écrire à l’ennui que lui causaient les discussions politiques de plus en plus animées aux approches de la Révolution ; elle était trop jeune, disait-elle, pour prendre goût à ces matières, et elle voulait se faire un intérieur. […] Charles et Marie est un gracieux et touchant petit roman anglais, un peu dans le goût de Miss Burney. […] Mme de Flahaut, qui était jeune quand le siècle mourut, en garda cette même portion d’héritage, tout en la modifiant avec goût et en l’accommodant à la nouvelle cour où elle dut vivre. […] Mais j’ai dit que l’auteur de la Comtesse de Fargy, d’Eugénie et Mathilde, appartient réellement par le goût au dix-huitième siècle.

264. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mme du Châtelet. Suite de Voltaire à Cirey. » pp. 266-285

Pour être heureux, dit Mme du Châtelet, il faut « s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter ; avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusion ». […] Mme du Châtelet croit les passions nécessaires au bonheur ; à défaut de passions, elle demande au moins des goûts. Parmi ces passions et ces goûts, dont elle raisonne très bien et en parfaite connaissance de cause, il en est qu’elle introduit à côté des autres presque sur un pied d’égalité, et qui déplaisent, tels que la gourmandise, le jeu. […] Je sens bien que je me contredis, et que c’est là me reprocher mon goût pour vous. […] Quant aux lettres de Saint-Lambert, elles sont plutôt propres à faire valoir celles de la femme passionnée, mais non pas à justifier son goût pour lui.

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