M. de Chateaubriand, se souvenant de quelques chapitres très beaux de L’Esprit des lois, terminait le Génie du christianisme en se posant cette question : « Quel serait aujourd’hui l’état de la société, si le christianisme n’eût point paru sur la terre ? […] Un savant auteur anglais, le colonel Mure, dans son Histoire de la littérature grecque, se pose, à son tour, cette question : « Si la nation grecque n’avait jamais existé, ou si ses œuvres de génie avaient été anéanties par la grandeur de la prédominance romaine, les races actuelles principales de l’Europe se seraient-elles élevées plus haut dans l’échelle de la culture littéraire que les autres nations de l’antiquité avant qu’elles eussent été touchées par le souffle hellénique ? […] Toutes les nations qui se sont détachées successivement du point central, du cœur de l’Asie, sont reconnues aujourd’hui pour des frères et sœurs de la même famille, et d’une famille empreinte au front d’un air de noblesse ; mais, dans cette famille nombreuse, il y a eu un front choisi entre tous, une vierge de prédilection sur laquelle la grâce incomparable a été versée, qui avait reçu, dès le berceau, le don du chant, de l’harmonie, de la mesure, de la perfection (Nausicaa, Hélène, Antigone, Électre, Iphigénie, toutes les nobles Vénus) ; et cette charmante enfant de génie, cette muse de la noble maison, si on la suppose retranchée et immolée avant l’âge, n’est-il pas vrai ? […] C’est l’âme légère de la Grèce qui, passant en elle et se combinant avec le sens ferme et judicieux de ces politiques et de ces vainqueurs, a produit, à la seconde ou à la troisième génération, ce groupe de génies, de talents accomplis, qui composent le bel âge d’Auguste. […] Pour moi, quelque large part que je fasse à la variété et à la singularité des natures, je ne me figurerai jamais le chœur révéré des cinq ou six grands hommes littéraires et des génies créateurs dont se vante l’humanité, et qui ne sauraient être enfin que les cinq ou six premiers honnêtes gens de l’univers, comme une bande, une meute de forcenés et de maniaques, courant chacun, tête baissée, après leur proie, dussent-ils l’atteindre.
Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. […] Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont alentour ; mais la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux. […] Non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carrière, il ait jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, à un moment déterminé, éclate de la plénitude d’un disque éblouissant, et qu’on appelle la gloire ; plutôt que la gloire, il eut de la célébrité diffuse, et posséda les honneurs du talent, sans monter jusqu’au génie. Ce fut pourtant, si l’on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis XIV, ce fut, à tout prendre, un heureux et facile génie, d’un savoir étendu et lucide, d’une vaste mémoire, inépuisable en œuvres, également propre aux histoires sérieuses et aux amusantes, renommé pour les grâces du style et la vivacité des peintures, et dont les productions, à peine écloses, faisaient, disait-on alors, les délices des cœurs sensibles et des belles imaginations. […] On veut suivre dans la continuité de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte, l’étoffe et la qualité de ce génie dont on a déjà vu le plus brillant échantillon, mais un échantillon, après tout, qui tient étroitement au reste, et n’en est d’ordinaire qu’un accident mieux venu.
La gloire du génie François est établie, dans l’Europe, par des Ouvrages dignes de plaire à tous les Peuples éclairés : les grands Ecrivains du siecle dernier, les bons Ecrivains de celui-ci ne nous laissent rien à envier aux autres Nations. […] Si les Ouvrages d’esprit ont une influence marquée sur le génie & les mœurs d’une Nation, on ne peut douter que les Lettres n’intéressent le Gouvernement, & que les Ecrivains qui s’opposent à leur dégradation, n’aient des titres à sa protection & à ses récompenses. […] Le même Philosophe dit formellement, que tout Ecrivain de génie est Magistrat né de sa patrie, & que son droit est son talent. […] L’Auteur du dernier Discours couronné à l’Académie Françoise, dit en propres termes, qu’il ne faut jamais avoir recours aux Grands dans les entreprises difficiles, parce que, quand même ils auroient du courage & du génie, ils sont incapables d’en faire usage, & ne s’occupent qu’à calculer des convenances, lorsque le bien public devroit absorber toutes leurs facultés. […] Qu’on se dépouille de toute prévention, & l’on conviendra que, si on excepte M. de Voltaire, aucun Ecrivain de notre siecle, reconnu pour Philosophe, dans le sens qu’on attache à ce mot, n’a écrit avec génie dans aucun genre ; car il ne faut pas mettre au nombre des Philosophes, Montesquieu, qui a si bien parlé de la Révélation & du Christianisme [Voyez son article], ni J.
Mais le Génie funeste de la race ressaisit son plus noble fils. […] Avec l’instinct, et la sagacité du génie, Eschyle remania en tous sens le récit épique pour l’adapter à l’action tragique. […] Mais le Génie du lieu le domine, son souffle amer le pénètre, l’air qu’il respire est chargé de larmes. […] Ce n’est pas elle qui a tué, c’est le Génie héréditaire qui s’acharne aux fils de Pélops, et les extermine l’un par l’autre. […] Elle dit au Chœur qui a parlé de ce démon domestique : « Tu l’accuses enfin, le Génie trois fois terrible de cette race !
Les contes Et maintenant, nous ne parlerons plus absolument que du génie littéraire de La Fontaine, et j’ai peur que le sujet que nous allons traiter soit moins intéressant, parce qu’il est clair que nous n’aurons pas à discuter, à critiquer beaucoup, à faire beaucoup de réserves, et, par conséquent, il est possible qu’il y ait moins d’intérêt dans nos causeries. […] J’en risque l’affaire, et je vous parlerai désormais du génie de conteur de La Fontaine, ou plutôt de son talent de conteur de son joli talent dramatique, de son charmant talent de touriste et enfin de son génie comme fabuliste. […] Pourquoi je commence l’étude du génie littéraire de La Fontaine par une étude de La Fontaine conteur ? […] C’est aller trouver, comme dans le premier, et surtout dans le second Faust, c’est aller trouver le sens profond des inventions populaires, des pensées que le peuple a déposées dans ses récits, qui est le propre des hommes de génie. […] Cela ne pouvait convenir au caractère ni au génie de La Fontaine, et ici nous avons son avis a lui-même, il n’a pas caché son opinion : il n’a pas voulu que ses contes fussent jamais tristes, et vous savez qu’on lui a même reproché de les avoir faits un peu trop joyeux.
Ici nous trouvons un rapport (un seul rapport, il est vrai) de Cowper à La Fontaine : comme celui-ci, le génie de Cowper a besoin d’être excité, soutenu par l’amitié ; il lui faut un guide, quelqu’un qui lui indique ses sujets, comme presque toujours quelque beauté, une Bouillon ou une La Sablière, les commandait à La Fontaine. […] Pourtant, dans ces suffrages des critiques, auxquels il n’était que médiocrement attentif et sensible, il en était un que le poète avait fort à cœur d’obtenir, c’était celui du Monthly Review, le plus répandu des recueils littéraires d’alors et qui tardait à se prononcer : Que dira de moi ce Rhadamanthe de la critique, écrivait Cowper à un ami (12 juin 1782), lorsque mon génie tout tremblant comparaîtra devant lui ? […] quand je devrais être réputé bête partout ailleurs, cher monsieur Griflith, laissez-moi passer pour un génie à Olney. […] Je n’ai voulu que donner idée de ce côté si imprévu pour nous et si anglais du génie de Cowper. […] Un jour qu’elle lui conseillait de faire des vers blancs, des vers sans rimes, ce qui est très conforme au génie de l’idiome breton, il répondit qu’il n’attendait pour cela qu’un sujet : « Un sujet !
Son père, qui eut le génie de l’administrateur et des qualités de véritable homme d’État, méconnut d’abord le mérite assez enveloppé de ce fils aîné et lui préférait de beaucoup le cadet, plus aimable et plus prévenant. […] C’est ainsi encore que sur lui, sur sa propre race, sur les qualités et les défauts des siens, de son frère, de sa femme (passe encore), mais aussi de sa fille, de son fils, sur le plus ou moins de sensibilité de celui-ci, sur son absence d’imagination, ses bornes d’esprit et de talent, et son « raccourcissement de génie », il dit et écrit tout ce qu’il a observé, tout ce qu’il pense ou qu’il conjecture, sauf à être lu de quelques-uns des intéressés et notamment de son fils même, après sa mort. […] C’était véritablement la fleur des pois que Mme de Prie alors, la plus jolie figure, et parée encore plus de grâces que de beauté, un esprit délié et qui allait à tout, du génie et de l’ambition, étourdie avec de la présence d’esprit. […] Il ne connaissait pas tout ce qu’il avait de génie et d’élévation, et, sur la fin de ses jours, il s’était fait l’habitude de les resserrer encore et de les méconnaître13. […] [NdA] Cette espèce de rétrécissement de vue a été également remarquée par Saint-Simon, et c’est en quoi le garde des sceaux d’Argenson, qui eut le génie administratif et l’exécution, n’était pourtant pas de la première volée comme homme d’État.
Elle le protégeait en toute rencontre ; quand l’âge de l’étude vint pour lui, elle l’y excita en lui faisant honte de négliger ses talents ; elle était sa confidente la plus chère avant qu’il connût le mal : c’était son bon génie. […] Elle était de la race des sœurs de génie, qui ont en partage le même feu sacré dont le frère célèbre tirera des flammes, et qui l’entretiennent plus pur. […] La discorde qui se mit entre ses parents au sujet de son mariage et de celui de son frère, l’égoïsme et le petit génie de la reine leur mère, les violences et les crédulités fabuleuses du roi leur père, en amenant d’horribles scènes domestiques, forcèrent la princesse Wilhelmine à faire de bonne heure les plus tristes et les plus solides réflexions, et la mûrirent avant l’âge. […] C’est bien plutôt de ses études, de ses vers, de sa musique, de ses concertos, de la métaphysique de Wolff, que Frédéric, en ces années de loisir et d’attente, aime à entretenir sa sœur, et dans les combinaisons idéales de vie philosophique et dévouée aux muses dont il se berçait volontiers dans ses retraites de Ruppin et de Rheinsberg, il se plaît toujours à la considérer comme un protecteur et un guide, comme son génie heureux et son bon démon. […] Et toute cette familiarité du « vieux frère » (comme il s’appelle) se relève d’une constante admiration pour cette sœur qu’il estime évidemment supérieure à lui par les talents et la beauté de l’intelligence, par le génie, il articule le mot : « S’il y a un être créé digne d’avoir une âme immortelle, c’est vous, sans contredit ; s’il y a un argument capable de me faire pencher vers cette opinion, c’est votre génie64. » Il est prodigue envers elle d’attentions, de petits présents ; il entre dans ses peines, il tremble pour sa vie ; il nous la fait voir avec « un je ne sais quoi de gracieux, un air de dignité tempérée par l’affabilité », que les mémoires de la margrave ne nous indiqueraient pas ; il nous intéresse, en un mot, par l’affection respectueuse qu’elle lui inspire, à cette frêle créature d’élite, à « ce corps si faible et cette santé délicate à laquelle est jointe une si belle âme ».
Nous sommes trop enclins, je le crois, à nous substituer continuellement à Cervantes, avec nos sentiments et nos impressions d’aujourd’hui ; nous prenons fait et cause en sa faveur plus encore qu’il ne le faisait lui-même, et pour avoir énuméré à la file et mis en ligne de compte toutes ses infortunes, nous oublions trop les interstices et les éclaircies que sa belle humeur et son bon génie savaient s’ouvrir à travers tant de mauvais jours. […] Or, c’est un peu ce que prétendait faire Cervantes dans le genre du roman, tant il y avait de hasard et de bien trouvé dans son génie, lors même qu’il rencontrait le mieux ! […] Le traducteur avait tâché, comme il disait, d’accommoder son texte au génie et au goût de notre nation, sans trop s’éloigner du sujet, et de telle sorte que quelques endroits sentissent encore l’espagnol ; car, remarquait-il naïvement, « j’ai cru qu’une traduction doit toujours conserver quelque odeur de son original, et que c’est trop entreprendre que de s’écarter entièrement du caractère de son auteur. » Cette traduction de Filleau de Saint-Martin, qui est des meilleures dans le goût du xviie siècle, et des plus belles comme on disait alors, fut aussi attribuée à M. […] qu’on est long à proclamer toute son estime pour les aimables génies qui nous font rire ! […] Toutes les critiques qu’il mérite d’ailleurs, Marie-Joseph Chénier les lui a faites : on lui pardonne volontiers d’avoir abrégé, chez son auteur, les parties poétiques langoureuses ou languissantes ; « mais, par malheur, ce sont souvent les beautés qu’il abrège, c’est le génie qu’il supprime.
Cette opinion est l’athéisme du génie ; elle se réfute par sa propre absurdité. […] Ce Bélisaire du génie est aussi touchant que l’autre Bélisaire. […] De nos jours, comme dans l’antiquité, il faut que les hommes qui sont doués de ce don choisissent entre leur génie et leur bonheur, entre la vie et l’immortalité. […] Puis vint Solon, ce fondateur de la démocratie d’Athènes, qui, plus homme d’État que Platon, sentit ce qu’il y avait de civilisation dans le génie, et qui fit recueillir ces chants épars, comme les Romains recueillirent plus tard les pages divines de la Sibylle. […] Demander si un tel homme peut compter au nombre des moralisateurs du genre humain, c’est demander si le génie est une clarté ou une obscurité sur le monde ; c’est renouveler le blasphème de Platon ; c’est chasser les poètes de la civilisation ; c’est mutiler l’humanité dans son plus sublime organe, l’organe de l’infini !