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502. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVII. Des panégyriques ou éloges adressés à Louis XIII, au cardinal de Richelieu, et au cardinal Mazarin. »

Lorsque dans une monarchie il s’élève un sujet qui, par les circonstances ou ses talents, obtient un grand pouvoir, aussitôt les hommages et les regards se tournent de ce côté ; tout ce qui est faible est porté, par sa faiblesse même, à admirer ce qui est puissant ; mais si ce sujet qui commande, a une grandeur altière qui en impose, si par son caractère il entraîne tout, s’il se sent nécessaire à son maître en le servant, si à cette grandeur empruntée qu’il avait d’abord, il en substitue une autre presque indépendante, et qui, par la force de son génie, lui soit personnelle ; si, de plus, il a des succès, et que la fortune paraisse lui obéir comme les hommes, alors la louange n’a plus de bornes. […] Ils l’ont peint comme un esprit souple et puissant, qui, malgré les ennemis et les rivaux, parvint aux premières places, et s’y soutint malgré les factions ; qui opposait sans cesse le génie à la haine, et l’activité aux complots ; qui, environné de ses ennemis, qu’il fallait combattre, avait en même temps les yeux ouverts sur tous les peuples ; qui saisissait d’un coup d’œil la marche des États, les intérêts des rois, les intérêts cachés des ministres, les jalousies sourdes ; qui dirigeait tous les événements par les passions ; qui, par des voies différentes, marchant toujours au même but, distribuait à son gré le mouvez ment ou le repos, calmait la France et bouleversait l’Europe ; qui, dans son grand projet de combattre l’Autriche, sut opposer la Hollande à l’Espagne, la Suède à l’Empire, l’Allemagne à l’Allemagne, et l’Italie à l’Italie ; qui, enfin, achetait partout des alliés, des généraux et des armées, et soudoyait, d’un bout de l’Europe à l’autre, la haine et l’intérêt.  […] Sur l’art de négocier, et sur les intérêts politiques de l’Europe, ils conviennent qu’il montra du génie et une grande supériorité de vues : mais, dans ce genre même, ils lui reprochent une faute importante ; c’est le traité de 1635, portant partage des Pays-Bas espagnols, entre la France et la Hollande. […] Quelque jugement qu’on porte sur le caractère moral de ce ministre, le premier de son siècle, et fort supérieur aux Bukingham et aux Olivarès qu’il eut à combattre, son nom, dans tous les temps, sera mis bien loin hors de la foule des noms ordinaires, parce qu’il donna une grande impulsion au-dehors ; qu’il changea la direction des choses au-dedans ; qu’il abattit ce qui paraissait ne pouvoir l’être ; qu’il prépara, par son influence et son génie, un siècle célèbre ; enfin, parce qu’un grand caractère en impose même à la postérité, et que la plupart des hommes ayant une imagination vive et une âme faible, ont besoin d’être étonnés, et veulent, dans la société comme dans une tragédie, du mouvement et des secousses. […] Alors l’estime est pour le génie, le respect pour la vertu, et les bienséances pour les titres.

503. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre V. Des orateurs anciens et Modernes. » pp. 223-293

Le génie grec y est mieux conservé que dans les autres traductions ; mais on sçait combien la langue françoise est inférieure à la grecque. […] Comment ces hommes de génie ne réformoient-ils pas leur siécle ? […] Un génie, tel que le Tasse, lisoit Virgile & produisoit la Jérusalem. […] Bourdaloue, génie vif & tout de feu, fut applaudi à la Cour & dans la Capitale du Royaume. […] “Quel beau génie, dit Mr. l’Abbé Trublet !

504. (1887) Essais sur l’école romantique

Et quel homme, quel homme de génie oserait forcer la critique à tirer cette conséquence ? […] La postérité sacrifierait un homme de génie, s’il s’en rencontrait un qui s’avisât de fonder un système de poésie sur des violations volontaires, soit du génie, soit du langage national. […] Tout grandit à parler des grands hommes : l’esprit monte jusqu’au talent, le talent jusqu’au génie, le génie jusqu’à eux. […] M. de Chateaubriand l’appelait « un enfant de génie », mot imprudent, qui devait donner à l’enfant un orgueil viril, et la vanité du génie avant même qu’il eût du talent. […] Il n’y a pas de génie.

505. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIe Entretien. Le 16 juillet 1857, ou œuvres et caractère de Béranger » pp. 161-252

C’était un petit vieillard à visage sans distinction au premier coup d’œil, à moins qu’on ne pénétrât ce visage avec le regard divinatoire du génie, tant il y avait de simplicité sur sa finesse. […] Ces trois génies, le génie fin et classique du sous-entendu et du ridicule, le génie patriotique et martial du corps de garde, le génie élégiaque et pastoral de la chaumière, étaient difficiles à rencontrer dans un même homme. […] C’est dans les régions supérieures, occupées sans distractions du travail de la pensée, qu’on trouve le génie d’un peuple ; c’est sur les hauteurs que resplendit le plus de jour. Ceux mêmes parmi les hommes de génie qui sont nés dans ces régions du travail manuel se hâtent de monter aux régions du loisir plus calme et de la pensée plus vaste, pour écrire. […] Faire chanter l’amour et le vin, c’était vieux comme le vin et l’amour ; mais faire chanter le pamphlet, c’était le génie et la nouveauté du genre.

506. (1882) Types littéraires et fantaisies esthétiques pp. 3-340

Un degré de plus ou de moins dans l’éducation ou le génie, et les hommes ne se comprennent plus. […] L’Espagne a possédé trois génies bien distincts, qui d’ordinaire se trouvent rarement unis ensemble, et dont un seul suffirait à la gloire d’un peuple et à la fortune d’une littérature : le génie mystique, le génie de la réalité et de l’observation, le génie héroïque. […] Pour former cette imagination, le génie héroïque et le génie picaresque de l’Espagne se sont unis par un mariage extraordinaire et presque contre nature. […] Cervantes n’a possédé que deux des trois génies particuliers à l’Espagne, et les deux qui, par leur combinaison, pouvaient le mieux engendrer un homme des temps modernes, le génie héroïque et le génie picaresque. […] C’est ici qu’éclate le merveilleux génie de Shakespeare.

507. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »

On peut philosopher de deux manières, soit avec du génie, soit avec du bon sens. Le génie découvre et crée, il fait faire un pas en avant ; mais en même temps, par une illusion que je croirais volontiers providentielle, le génie se persuade toujours qu’il a trouvé le dernier mot de tout. […] Le bon sens, ainsi entendu, ne se confondra pas avec les opinions vulgaires ; il pénétrera même aussi avant que possible dans les profondeurs de la pensée, pourvu qu’il soit guidé par les hommes de génie, supérieur à eux en ce qu’il les comprend tous, tandis qu’ils ne se comprennent pas entre eux. […] L’invention et la découverte, mais au prix de l’erreur, voilà le don du génie : c’est un rayon sacré, c’est une grâce divine. […] Les philosophes de génie sont les maîtres du monde qui font payer leurs bienfaits et leur gloire par le despotisme.

508. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306

La gaieté, qu’on doit pour ainsi dire à l’inspiration du goût et du génie, la gaieté produite par les combinaisons de l’esprit, et la gaieté que les Anglais appellent humour, n’ont presque aucun rapport l’une avec l’autre ; et dans aucune de ces dénominations la gaieté du caractère n’est comprise, parce qu’il est prouvé, par une foule d’exemples, qu’elle n’est de rien dans le talent qui fait écrire des ouvrages gais. La gaieté de l’esprit est facile à tous les hommes qui ont de l’esprit ; mais c’est le génie d’un homme et le bon goût de plusieurs qui peuvent seuls inspirer la véritable comédie. […] Cherchons maintenant à savoir pourquoi les mœurs des Anglais s’opposent au vrai génie de la gaieté. […] Pour que le génie comique se développe, il faut vivre beaucoup en société, attacher beaucoup d’importance aux succès de société, et se connaître, et se rapprocher par cette multitude d’intérêts de vanité, qui donnent lieu à tous les ridicules, comme à toutes les combinaisons de l’amour-propre.

509. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158

Ils donnèrent l’exclusion à celui de tant de beaux génies qui firent dans leur temps l’admiration de Rome, & qui sont encore les délices des amateurs de la Latinité. […] Chacun a son ton, son caractère : le génie offre tant de faces différentes. Pourquoi, disoit Erasme, adorer tout dans Cicéron, jusqu’à ses défauts, ses longueurs, longueurs, ses digressions & ses répétitions sans nombre ; ses phrases emphatiques & compassées ; ses déclamations sublimes & ennuyeusement belles ; son égoïsme éternel ; cette abondance & cette stérilité de génie tout à la fois, qui lui fait confondre tous les genres dans lesquels il écrit ? […] En vain remontra-t-on à ce beau génie que Scaliger cherchoit moins à l’abbaisser, qu’à faire vivre, à la faveur de ses satyres grossières, sa femme & ses enfans.

510. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence du barreau. » pp. 193-204

On a cru devoir les prendre pour modèles dans cette partie : on ne songeoit point que le génie de leur barreau n’avoit rien de commun avec celui du nôtre. […] On l’accusoit de ne recommander la simplicité, que parce qu’il manquoit d’élévation & de génie. […] C’est sur les pas de ces puissans génies, que s’en élèvent tous les jours d’autres. […] Les discours de l’illustre d’Aguesseau annoncent un orateur formé sur les meilleurs modèles & un génie du siècle passé.

511. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre III. Parallèle de la Bible et d’Homère. — Termes de comparaison. »

Considérons ces deux monuments qui, comme deux colonnes solitaires, sont placés à la porte du temple du Génie, et en forment le simple péristyle. […] Le grec montre dans ses conjugaisons perplexes, dans ses inflexions, dans sa diffuse éloquence, une nation d’un génie imitatif et sociable ; une nation gracieuse et vaine, mélodieuse et prodigue de paroles. […] Si vous prenez au hasard quelque substantif grec ou hébreu, vous découvrirez encore mieux le génie des deux langues. […] Athènes n’a aperçu que le vol de l’aigle, sa fuite impétueuse, et ce mouvement qui convenait au propre mouvement du génie des Grecs.

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