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261. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »

Les lois qui dominent les rapports des représentations forment une sorte de science de la perspective intérieure. […] La psychologie du caractère individuel, loin de former une science achevée sur laquelle puisse s’appuyer le poète ou le romancier, est encore à créer ; et c’est le poète même ou le romancier, ce sont les Shakespeare ou les Balzac qui contribuent à la créer et en rassemblent d’instinct les éléments. […] L’art du savant, de l’historien, et aussi de l’artiste, c’est de découvrir les faits significatifs, expressifs d’une loi ; ceux qui dans la masse confuse des phénomènes constituent des points de repère et peuvent être reliés par une ligne, former un dessin, une figure, un système. […] La pensée peut devenir vitale en quelque sorte, et le simple peut ne marquer qu’un degré supérieur dans l’élaboration du complexe ; c’est la fine goutte d’eau qui tombe du nuage et qui a eu besoin, pour se former, de toutes les profondeurs du ciel et de la mer.

262. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « X. Ernest Renan »

« Les légendes des pays à demi ouverts à la culture rationnelle, dit-il page 63 du volume, ont été formées bien plus souvent par la perception indécise, par le vague de la tradition, par les ouï-dire grossissants, par l’éloignement entre le fait et le récit, par le désir de glorifier les héros, que par création pure comme cela a pu avoir lieu pour l’édifice presque entier des mythologies indo-européennes », et, suspendu entre le je ne sais qui et le je ne sais quoi, il ajoute alors cette incroyable phrase qu’il importe de recueillir : « Tous les procédés ont contribué dans des proportions indiscernables au tissu de ces broderies merveilleuses, qui mettent en défaut toutes les catégories scientifiques et à l’affirmation desquelles a présidé la plus insaisissable fantaisie. » Proportions indiscernables ! […] Sans conclusion ferme et qui satisfasse même l’auteur, ces Études d’histoire religieuse ne sont guère qu’une collection glacée de huit à dix blasphèmes qui forment un symbole d’insolences ! […] Renan, « que le langage de l’homme s’est comme formé d’un seul coup, et est comme sorti instantanément du génie de chaque race », pose donc la diversité de la race à la première ligne de son affirmation. […] Inconséquent d’ailleurs autant qu’hypothétique, le fait qu’il érige en fondement de son système, c’est que le langage s’est formé d’un coup, et voilà qu’à la page 175 de son Essai il dit qu’aux époques primitives chacun parlait à sa façon, ce qui était Babel avant Babel, Babel dès la création du monde, mais toutefois sans la confusion et la destinée de Babel.

263. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

Celui du mot étranger, entre mille autres, a évolué jusqu’à signifier uniquement, pour nous : ce qui n’appartient pas à notre nation, tout ce qui est de l’extérieur, du dehors (ce que les Latins nommaient extraneus), toute question d’amitié ou d’inimitié étant écartée. « Les peuples de l’antiquité vivent isolés, se défient les uns des autres et n’ont entre eux d’autres rapports que ceux de la guerre », tandis que « aujourd’hui les peuples civilisés forment une véritable société »44. […] Un comité d’hommes politiques se formait récemment en Angleterre pour tenter d’établir une « entente cordiale » avec la France. […] Colomb, Magellan, El Cano avaient constaté, les premiers, l’unité matérielle de la terre, mais la future unité normale que désiraient les philosophes n’eut un commencement de réalisation qu’au jour où des travailleurs anglais, français, allemands, oubliant la différence d’origine et se comprenant les uns les autres malgré la diversité du langage, se réunirent pour ne former qu’une seule et même nation, au mépris de tous les gouvernements respectifs. »48‌ C’est dans le même but que furent instituées tant d’autres associations permanentes ou temporaires dont le principe se résume toujours en ceci : constituer un groupe autour d’une idée par-delà les groupements nationaux. […] Qui empêchera les nœuds de l’amitié ou de l’amour de se former par-delà les territoires, entre ennemis politiques et même entre belligérants ?

264. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française. Ve et VIe volumes. »

Que si cependant, par suite de certaines circonstances, l’homme ou plutôt la majorité des hommes qui forment une société vient à se prendre d’une passion unique et violente ; si cette société, comme il arrive en temps de révolution, en proie à une idée fixe, s’obstine à ce qu’elle prévaille, et, irritée des obstacles, n’y répond que par une volonté d’une énergie croissante, n’est-il pas évident alors que l’historien peut et doit tenir compte de cette disposition morale, désormais ordonnatrice toute-puissante des événements, la mêler à chaque ligne de ses récits, et les pénétrer, les vivifier tout entiers de cette force des choses, qui n’est après tout que la force des hommes ? […] Qu’elle les ait, en effet, parcourues sans entraves ; que de la majorité dans le sein de laquelle elle s’était formée, elle ait, en s’altérant, passé au service des diverses minorités factieuses qui l’interprétèrent à leur façon et la maintinrent dominante ; que ces minorités, sortant l’une de l’autre et s’épurant sans cesse, en soient venues à tyranniser horriblement l’immense majorité subjuguée : c’est ce qu’expliquent de reste les besoins militaires de plus en plus impérieux de ces dernières périodes, besoins de détresse qui s’accordaient merveilleusement avec les passions furieuses du pouvoir, qui les eussent sollicitées si elles n’avaient été déjà flagrantes, et qui les firent tolérer tant qu’elles les servirent.

265. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — K — Kahn, Gustave (1859-1936) »

Des variations shakespeariennes forment à telles œuvres du grand dramaturge un commentaire sagace et original. […] Une tabarinade impudente et prometteuse, des images légendaires : le Pont de Troyes et le Vieux Mendiant, une Affiche pour music-hall de couleur violente, et ces mélancolies hautaines : les Papillons du Temps, Alla Tzigane, le Souci, la Rencontre, la Destinée, forment une liasse chatoyante et rose qui bruit suavement.

266. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 312-324

Une Société de Philosophes formés à cette Ecole, ne seroit-elle pas un vrai pays de Lestrigons, dont il seroit dangereux d’approcher ? […] Sous quels autres auspices a-t-on vu se former tant d’établissemens utiles, & les sacrifices se multiplier avec tant de générosité ?

267. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158

C’eût été fait de la secte anti-Cicéronienne, s’il ne se fût pas formé un homme qui l’a relevée, & qui lui a donné même un éclat inconnu jusqu’alors, un homme qui joignoit à la piété la plus tendre le mérité du véritable bel-esprit ; qui n’avoit plus, je l’avoue, la pureté ni l’élégance de nos meilleurs orateurs Latins, mais qui s’étoit fait un stile plus vif, plus ingénieux, & que lui eussent envié Sénéque & Pline qu’il n’estimoit pas. […] Il craignoit qu’en voulant former ses élèves au stile nombreux & véhément, ils ne devînssent diffus & déclamateurs, défauts dans lesquels dégénère le plus souvent le stile des Cicéroniens.

268. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « III »

S’il est une chose reconnue, c’est l’utilité de la lecture pour se former l’esprit, l’imagination et le style. […] Beaux principes à proposer aux débutants et aux élèves, dont on veut former l’esprit littéraire.

269. (1907) L’évolution créatrice « Introduction »

Nous verrons que l’intelligence humaine se sent chez elle tant qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l’image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l’intelligence n’a qu’à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l’expérience, pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l’expérience marche derrière elle et lui donnera invariablement raison. […] Et l’on aurait raison de le dire, si nous étions de pures intelligences, s’il n’était pas resté, autour de notre pensée conceptuelle et logique, une nébulosité vague, faite de la substance même aux dépens de laquelle s’est formé le noyau lumineux que nous appelons intelligence.

270. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque. Deuxième partie. » pp. 225-303

VIII « La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des Thraces ne l’était pas moins. […] « À la vérité, c’est l’injustice qui leur avait fait former des entreprises criminelles ; mais elle ne les avait rendus méchants qu’à demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela même dans une impuissance absolue de rien faire. […] » On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du Phédon, qui supposent l’âme créée par Dieu, avec des idées innées et fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale, doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa nature, et au-dessus de toute discussion. […] Puis il passe à la catégorie capitale des gardiens de l’État, les soldats, et, dans la vue de former cette catégorie de défenseurs de l’État avec toutes les conditions et les vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos jours. […] La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et pastorale, ne pouvait être qu’un despotisme paternel formé à l’exemple de la tribu, où le père est roi sans cesser d’être père.

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