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901. (1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

Ils nous semblent détachés de tous les dehors, solitaires au milieu de leurs expériences qu’ils transforment en sagesse lyrique. […] Je ne le pensais pas, et, bien que je défère ici à la fine expérience de M.  […] Bertrand, et mes expériences de voyageur m’ont paru souvent démentir les siennes. […] Dans les expériences de spiritisme qu’on faisait à Guernesey, Molière et Victor Hugo dialoguaient en fort beaux vers, qui étaient bien entendu tous également hugoliens, et l’étude des profondes sources psychiques de ce génie poétique reste à faire : la psychologie nouvelle y contribuera. […] Elle nous représente le type du schème moteur, type élémentaire de toute vie linguistique : c’est par schèmes moteurs que nous apprenons une langue, c’est par schèmes moteurs que nous lisons une page, des expériences précises l’ont prouvé, et M. 

902. (1896) Le livre des masques

Samain est admirable ; je crois qu’il aurait honte à des variations sur des sensations inexplorées par son expérience. […] Il faut que l’éducation des sens ait eu le temps de se parachever et que l’expérience ait fortifié l’esprit dans l’art des comparaisons et du choix, de l’association et de la dissociation des idées ! […] c’est tiré des singulières Poésies : « Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l’ordre physique ou moral, l’esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu’il ne faut pas faire, les singularités chimiques du vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l’orgueil, l’inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l’absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cour d’assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d’aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l’enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses des camélias, la culpabilité d’un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées comme celles de Cromwell, de Mademoiselle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, — devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe souverainement. » Maldoror (ou Lautréamont) semble s’être jugé lui-même en se faisant apostropher ainsi par son énigmatique Crapaud : « Ton esprit est tellement malade qu’il ne s’en aperçoit pas, et que tu crois être dans ton naturel chaque fois qu’il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d’une infernale grandeur. » Tristan Corbière Laforgue, au courant d’une lecture, crayonna sur Corbière des notes qui, non rédigées, sont tout de même définitives ; parmi : « Bohème de l’Océan — picaresque et falot — cassant, concis, cinglant le vers à la cravache — strident comme le cri des mouettes et comme elles jamais las — sans esthétisme — pas de la poésie et pas du vers, à peine de la littérature — sensuel, il ne montre jamais la chair — voyou et byronien — toujours le mot net — il n’est un autre artiste en vers plus dégagé que lui du langage poétique — il a un métier sans intérêt plastique — l’intérêt, l’effet est dans le cinglé, la pointe-sèche, le calembour, la fringance, le haché romantique — il veut être indéfinissable, incatalogable, pas être aimé, pas être haï ; bref, déclassé detoutes les latitudes, de toutes les mœurs, en deçà et au-delà des Pyrénées. » Ceci est sans doute la vérité : Corbière fut toute sa vie dominé et mené par le démon de la contradiction. […] Ce livre donne plutôt le dégoût ou l’horreur de la sensualité qu’il n’invite à des expériences folles ou même à des jonctions permises.

903. (1835) Critique littéraire pp. 3-118

Je veux qu’on tienne compte de l’expérience acquise au passé, mais qu’on n’en fasse pas l’absolue maîtresse de l’esprit humain. […] Ce qu’on appelait alors la jeune France (ce mot, Dieu merci, n’était pas encore tombé dans le monopole des coteries littéraires), toute cette jeunesse vraiment studieuse, vraiment sérieuse, qui se pressait autour de la chaire de Villemain, qui assiégeait le laboratoire de Thénard et l’amphithéâtre de Cuvier ; qui se passionnait pour Talma, pour Mme Pasta, jusqu’aux larmes ; cette jeunesse si enthousiaste et si patiente, à qui le dernier siècle avait légué le scepticisme religieux et la philanthropie cosmopolite ; qui, chemin faisant et grâce aux écrits des immortels publicistes de cette époque, Guizot, de Broglie, Royer-Collard, se recomposait une morale ; qui avait ses sages pour la délibération, ses guides pour la marche, ses héros pour le combat ; que l’expérience gagnait chaque jour, tandis que l’esprit de réaction précipitait de plus en plus les conseils de Charles X ; cette jeunesse, dont l’infortuné Georges Farcy est le type au 29 juillet, Victor Jacquemont fut pendant trois ans son véritable représentant, son plénipotentiaire habile et fidèle aux Grandes-Indes. […] Un seul homme, le major sir Henri Hall, a opéré ce miracle de civilisation ; et comme je sais que la réflexion suivante doit être agréable à votre cœur et conforme à vos opinions5, j’ajouterai que le major Hall a pu accomplir son admirable expérience sans faire le sacrifice d’une seule vie. […] Cette communication inattendue avait réveillé son zèle scientifique ; c’était comme un noble défi d’ajouter par ses observations personnelles aux expériences déjà si décisives de ces deux savants célèbres ; il espérait découvrir au pied des Ghates, et sur leurs croupes, des couches tertiaires et alluviales, et trouver, dans les accidents de leur stratification sur ces montagnes, des éléments supérieurs à toutes les conjectures précédentes pour la solution du problème important de leur âge géologique.

904. (1929) La société des grands esprits

Il ne se fie qu’aux preuves morales et historiques, et à « certains sentiments qui viennent de la nature et de l’expérience ». […] Mais il se raillait des métaphysiciens qui prétendent déduire les lois naturelles de principes a priori : il pratiquait l’expérience, l’empirisme rationnel, la véritable méthode positive. […] L’expérience montre que, sauf exception, l’inceste est désastreux pour la race, qui, en général, a besoin du croisement : d’où la salutaire maxime qui en fait une espèce de sacrilège et d’abomination de la désolation. […] Quelle étude des décevantes expériences du cœur que l’Éducation Sentimentale ! […] Lapie, un peuple renonce à l’apparent appui de la religion et ne s’adresse, pour faire l’éducation des jeunes générations, qu’à l’expérience et à la raison ».

905. (1888) Impressions de théâtre. Première série

Don Diègue est un vieux chef plein d’expérience et d’un esprit fort lucide ; mais son épée commence à lui être lourde, et c’est pourquoi le comte le méprise. […] Jugez, avec une telle vie, quelle expérience a dû lui venir, quelle inaptitude à croire et à s’étonner. […] Philinte l’a conduit dans de mauvais endroits pour y faire des expériences, et Alceste, n’ayant plus le droit de s’indigner, a donné dans l’ironie à outrance. […] Don Juan est un faiseur d’expériences. […] L’expérience qu’elle a puisée dans la conversation des pâles religieuses est pour Camille ce qu’est pour nous l’orgueilleuse et inutile expérience des livres.

906. (1914) L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Leçons professées à l’École normale supérieure

Puisqu’il suffit d’une seule expérience, pourvu qu’elle soit bien faite, pour établir la loi d’un phénomène, ce doit être assez de Chapelain ou de Boileau pour représenter, eux seuls aussi, une période entière de la critique. […] Cependant, et tandis qu’avec l’ambition de la jeunesse, Du Bellay tirait de son expérience trop sommaire une poétique encore un peu confuse, la connaissance de celle d’Aristote se répandait en France, par l’intermédiaire des commentateurs italiens. […] Mais, du même coup, par une suite nécessaire, elle nous enseignait à douter des règles de l’ancienne critique, fondées qu’elles étaient, elles, sur une expérience littéraire dont l’insuffisance apparaissait brusquement aux yeux de ses lecteurs. […] Et Hugo lui répondait par cet argument de collège, que le beau est toujours et partout le beau, toujours et partout identique à lui-même, ce que dément pourtant assez l’expérience de l’histoire ; — et ce qui est d’un autre côté la négation de toute critique. […] Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisation, m’entraînaient à cette série d’expériences, qui n’ont été pour moi qu’un long cours de physiologie morale.

907. (1900) La vie et les livres. Cinquième série pp. 1-352

L’étude des livres et l’expérience de la vie lui semblaient inséparables. […] Elle a voulu sur l’heure faire une expérience sur la sensibilité de son guéridon ; nous voilà donc assis autour du guéridon ; M. et Mme de Cadore étaient aussi de l’expérience. […] Il parle volontiers, dans ses mandements, « des vérités de la religion confirmées par les découvertes de la science et notamment par les expériences de M.  […] cette éducation, ces déceptions, ces expériences, jointes à d’innombrables séjours dans les départements rastaquouères de la France méridionale, n’ont pas dévelouté son âme. […] La direction de son esprit était dès lors indiquée ; ses prédilections lui étaient imposées par des expériences antérieures, il avait pris un pli.

908. (1904) En lisant Nietzsche pp. 1-362

Nous avons le droit de faire des expériences avec nous-mêmes. […] « Ton jugement : cela est bien ainsi, a une première histoire dans tes instincts, tes penchants, tes antipathies, tes expériences et tes inexpériences. […] Mais combien il est devenu, non seulement insupportable pour les autres, difficile à porter, mais encore comme il s’est appauvri pour lui-même et isolé des plus beaux hasards de l’âme et aussi de toutes les expériences futures ! […] Ils parlent sans expérience. […] L’éducation de la jeunesse dirigée par les autres est, soit une expérience entreprise sur quelque chose d’inconnu et d’inconnaissable [très exagéré], soit un nivellement par principe pour rendre l’être nouveau, quel qu’il soit, conforme aux habitudes et aux usages régnants.

909. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre III. La nouvelle langue. » pp. 165-234

Cependant il était dans les conseils du roi, beau-frère du duc de Lancastre, employé plusieurs fois en ambassades ouvertes ou en missions secrètes, à Florence, à Gênes, à Milan, en Flandre, négociateur en France pour le mariage du prince de Galles, parmi les hauts et les bas de la politique, disgracié, puis rétabli : expérience des affaires, des voyages, de la guerre, de la cour, voilà une éducation tout autre que celle des livres. […] En fait d’amour et de satire, il a de l’expérience et il invente ; en fait de morale et de philosophie, il a de l’érudition et se souvient. […] Si par le mysticisme vous tentez de vous envoler au-dessus, si par l’expérience vous essayez de creuser au-dessous, des mains crochues et violentes vous attendent à la sortie.

910. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIIIe entretien. Littérature cosmopolite. Les voyageurs »

La Providence nous a mis entre les mains Hamzeh-Mirza ; que nous reste-t-il plus, que suivre ses ordres, et d’aller dès ce moment élever ce favori du ciel au trône sacré du prince du monde. » Après que le premier ministre eut prononcé ces paroles, il ne laissa pas peu à penser aux autres seigneurs d’où lui pouvait être venu ce sentiment ; néanmoins, comme c’était une personne qui avait toujours vécu dans une haute estime de probité, et que son âge déjà avancé et sa longue expérience dans les affaires le rendaient très-considérable, on ne soupçonna point que l’avis qu’il donnait fût intéressé, ni qu’il y fût porté par d’autres motifs que ceux qui regardaient le bien de l’État, vu principalement qu’il n’avait rien avancé que toute la compagnie n’estimât très-véritable. […] Cette petite expérience prouve que de Gâoù-Khâny, jusqu’au Kermàn, le sol est extrêmement escarpé et hérissé de montagnes, et surtout beaucoup plus élevé qu’à Gâoù-Khâny ; de manière que l’eau passe sous la terre, plutôt que de se frayer un passage dessus. […] Or, dans les années de sécheresse, où le pays de Gâoù-Khâny n’est pas arrosé, le passage ou l’expérience dont nous avons parlé ne peut pas avoir lieu. » Nozahat âl qoloùb, manuscrit persan de la Bibliothèque impériale, n. 127, pag. 286 et 287, et n. 139, pag. 747, 748.

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