Hé, madame, écrivez vos mémoires pour vous, dans le recueillement de la solitude et de l’âge ; épanchez-y en silence vos souvenirs, vos joies, vos douleurs, et, si vous voulez, vos péchés et vos repentirs ; confiez à l’amitié ou à la famille cet humble et sacré dépôt qui doit vous survivre ; et croyez bien que le lecteur n’aura jamais plus foi en vos paroles que quand plus tard vous ne serez pas là interposée entre vos révélations et lui.
Le second point de vue, la Mort dans la Vie (et ces espèces de jeux de mots symétriques, vie dans la mort, mort dans la vie, sont bien dans le goût du moyen âge), présente une vérité réelle plus aisée à reconnaître, tout ce qu’il y a de mort et d’enseveli au fond de l’âme de ceux qui passent pour vivants : Et cependant il est d’horribles agonies Qu’on ne saura jamais ; des douleurs infinies Que l’on n’aperçoit pas.
La douleur est ma muse, elle a tous mes secrets ; Aussi, je l’avouerai, n’est-ce pas sans regrets, Sans cette pudeur fière, aux malheureux connue, Que je livre aux regards mon âme toute nue.
Méprisant pour soi et pour autrui toute la vile arithmétique des plaisirs et des douleurs, il affirme l’impuissance de la force, la naïveté de la ruse, la pauvreté de l’argent.
Mais si la personne doit être distinguée, sa douleur doit être commune, c’est-à-dire d’une nature à être sentie de tous.
Si le goût est une chose de caprice, s’il n’y a aucune règle du beau, d’où viennent donc ces émotions délicieuses qui s’élèvent si subitement, si involontairement, si tumultueusement, au fond de nos âmes, qui les dilatent ou qui les serrent, et qui forcent de nos yeux les pleurs de la joie, de la douleur, de l’admiration, soit à l’aspect de quelque grand phénomène physique, soit au récit de quelque grand trait moral ?
C’est que dans l’instant choisi par Doyen, il a fallu donner l’air de la douleur à la déesse du plaisir ; c’est que les chevaux d’Enée d’origine céleste étaient une proie importante, et qu’il ne fallait pas oublier que Diomede avait recommandé à son écuyer de s’en emparer, s’il sortait victorieux du combat ; c’est qu’après la blessure de Venus, Diomede est tranquille ; c’est que Venus est hors de la scène. etc… Avec tout cela ; excepté Deshays, je ne crois pas qu’il y ait un peintre à l’Académie en état de faire ce tableau.
Si la douleur est un fait normal, c’est à condition de n’être pas aimée ; si le crime est normal, c’est à condition d’être haï1.
I Lorsque nous voyons ou touchons un objet, lorsque nous entendons un son, lorsque nous éprouvons une sensation de saveur, d’odeur, de froid, de douleur, bref, une sensation quelconque, nous en gardons l’image ordinairement pendant une seconde ou deux, à moins que quelque autre sensation, image ou idée, se jetant à la traverse, ne supprime à l’instant cette prolongation et cet écho. […] Si l’air est très beau et nous a touchés très fort, nous ajoutons que nous avons été transportés, enlevés, ravis, que nous avons oublié le monde et nous-mêmes, que pendant plusieurs minutes notre âme était comme morte et insensible à tout, saut aux sons. — Et, de fait, il y a des exemples nombreux où, sous l’empire d’une idée dominante, toutes les autres sensations, même violentes, deviennent nulles ; telle est l’histoire de Pascal, qui, une nuit, pour oublier de grandes douleurs de dents, résolvait le problème de la cycloïde ; telle est celle d’Archimède, qui, occupé à tracer des figures géométriques, n’avait pas entendu la prise de Syracuse. […] « À son départ pour la Grèce, un de nos savants fut renverse de sa voiture par une violente secousse ; une boîte, peu lourde pourtant, lui tomba sur la tête ; il ne s’ensuivit ni douleur ni plaie des téguments ; mais le blessé oublia totalement le pays d’où il était sorti, le but de son voyage, le jour de la semaine, le repas qu’il venait de faire, toute l’instruction qu’il avait acquise.
Il est vrai que Racine et Voltaire lui-même doivent à l’amour leurs plus sublimes compositions ; mais Voltaire et l’auteur de Britannicus ont senti quelquefois le besoin d’un autre ressort ; et s’il est permis de le dire, les spectateurs du dix-neuvième siècle compatiraient aux douleurs d’un citoyen, bien autant qu’à celles d’une amante ; s’ils gémissent sur Ariane abandonnée, Coligny massacré ne leur arracherait pas moins de larmes. […] Vous les verriez pénétrés de douleur, saisis d’une terreur profonde, à ces naïves paroles adressées par la plus fidèle amante à son assassin. […] Chimène intéresse par l’inutilité de ses efforts sublimes pour haïr l’assassin de son père ; mais Ophélie, livrée tout entière à sa passion par sa démence ; Ophélie, qui adore de toute son âme Hamlet teint du sang de Claudius, ne nous ravit pas seulement, elle nous plonge dans ses propres douleurs et dans son délire même.