Les mots dont se sert Crevel sont autant d’allusions au début de l’essai de Valéry dans lequel lescatastrophes de l’actualité sont interprétées comme la sanction d’une défaillance, de la morale publique ou de la lucidité: « « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques.
Un jour, les critiques distraits sortiront de leur distraction, et, clignant comme le dieu Siva ces yeux de lynx qui dorment du sommeil des marmottes, finiront par découvrir le monument de science et d’art qui s’était élevé pendant dix ans sans qu’ils l’eussent vu.
Les païens, écrit Feuerbach, offraient à leurs dieux des sacrifices humains, sanglants. […] Rendus au mouvement les objets, à la dialectique des idées, dès lors, la propriété, l’individualisme (deux masques pour la boule d’escalier qui sert de visage au dieu terme obscurantisme) ne sauraient plus les condamner à se tenir cois.
Elle n’existe que trop, hélas en force du droit supérieur de cette jalouse Providence qui n’entend pas que nous soyons des Dieux et qui donne en pâture à l’imbécile Minotaure ceux qu’elle a privilégiés et qui font leur nourriture ordinaire du « cytise des licornes ». […] C’est de l’Hugo de 1830, dont les Dieux mêmes ne veulent plus, et du Baudelaire de 1860, trèfle magique des ruminants du Parnasse. […] Le soleil est le DIEU particulier de notre planète !
Sauf dans trois ou quatre de ses pièces, il néglige la composition, il fait exposer son sujet, directement et ex professo, par le commode personnage du « Prologue », et, quand le drame est noué, il le dénoue n’importe comment, souvent par l’intervention brusque d’un dieu. […] Apollon : Un bien vilain caractère, et qui ne te fait aimer ni des homme ni des dieux. […] La jeune femme revenue des Enfers reste silencieuse : elle ne parlera qu’après s’être purifiée de son contact avec les dieux infernaux. […] Dorchain emprunte cette épigraphe : « Je dois encore aux dieux… d’avoir conservé pure la fleur de ma jeunesse ; de ne m’être pas fait homme avant l’âge ; d’avoir différé au-delà même. » Au fond, mais inexprimés, des ressouvenirs d’enseignement chrétien, du « péché » qui est dans l’œuvre de chair ; plus encore, la délicatesse, la timidité, la retenue un peu féminine d’un enfant trop soigneusement élevé par sa mère ; l’assimilation involontaire, chez un esprit virginal, du geste dernier de l’amour à une malpropreté physique ; un sentiment d’orgueil très spécial, analogue à ce sentiment mystique qui fait que la plus déshéritée des religieuses considère son humble corps comme un temple ; l’idée qu’il y a dans la chasteté une force, que l’impureté est une plaie par où s’en vont les énergies des individus et des sociétés, et que l’impureté est fort souvent à l’origine des crimes privés ou des désastres publics ; puis, s’il faut tout dire, une peur instinctive, un recul farouche mais coupé d’hésitations, devant un mystère qui effraye et attire à la fois ; un état d’esprit incertain et troublé, où l’adolescent désire invinciblement les premières caresses, les caresses légères et douces, celles qui bercent et enchantent, et redoute en même temps leur aboutissement inévitable parce qu’il y pressent il ne sait quoi de brutal et de violent, une déchéance d’âme, l’abandon, bon gré mal gré, à quelque chose de plus fort que lui, qui lui arrachera le gouvernement de lui-même et qui le soumettra au désir, roi aveugle des hommes comme des bêtes… voilà quelques-uns des sentiments très délicats, très complexes et très fugitifs, que M. […] ce n’est point un dieu qui tourmente le pauvre diable ; ce n’est qu’un prurit de vanité qui l’échauffe.
… Dieux ! dieux ! […] Premièrement un État très petit, où le peuple est facile à rassembler et où chaque citoyen peut aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe, car le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… ; il ôte à l’État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion… … Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire… … S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. […] Tout cela, parce qu’il avait plu à un demi fou, trente ans auparavant, de rêver pour une ville de vingt mille habitants une législation qui « ne convenait qu’à des dieux », — et à laquelle, cinq ans plus tard il déclarait préférer « le despotisme le plus arbitraire » !
Julien l’Apostat aimait les dieux homériques à cause d’Homère, et du reste était le meilleur républicain de son empire à cause d’Ennius et de Catulle. […] Et la terre hôpital de toute créature, Et ces dieux que l’on fait ministres de nature. […] Et j’aurais promené sur la nature entière Les regards assurés et calmes d’un payen, Qui sent des âmes sœurs frémir dans la matière, Ne se sent jamais seul et sait que tout est bien ; Et qui, dans les frissons mystérieux du monde, Dans toutes les clartés du ciel mélodieux, Dans les tressaillements de la terre et de l’onde Adore autour de lui tout un peuple de dieux. […] On sait même que l’anachronisme chez les humanistes de génie devient presque une beauté de plus, que Racine par exemple, mêlant dans telle de ses tragédies antiques les légendes de la mythologie primitive, les souvenirs de la Grèce historique et humaine, et les impressions que ses yeux et son cœur conservaient du palais de Versailles, nous permet de planer en quelque manière au-dessus de l’humanité tout entière, affranchis du temps, ainsi que des dieux, et que l’anachronisme devient chez lui une prestigieuse et délicieuse uchronie. […] *** Il était né beau, d’une beauté séduisante et attractive de jeune dieu, comme Goethe, à qui du reste il ne ressemble qu’en cela.
Et ne pensez pas que ce souhait fût si modeste, car si les dieux l’exauçaient, je me tiendrais assuré de mourir au moins nonagénaire. […] Et l’on voit sans doute qu’il s’y agit d’un dieu, mais de quel dieu, et pourquoi dieu, quel titre et de quel chef, c’est ce qu’il serait difficile de dire.
Mais Çakya-Mouni ne s’attriste pas seulement sur la mort ; il déplore la vie : « Par le fait de l’existence, dit-il, du désir et de l’ignorance, les créatures dans le séjour des hommes et des Dieux sont dans la voie des trois maux… Les qualités du désir toujours accompagnées de crainte et de misère sont les racines des douleurs. […] Villemain, avant de trouver dans la corruption de l’état social et dans le désespoir de la philosophie, un plus triste argument contre la divinité, que cette impuissance du suicide regardée comme une imperfection, et cette jalousie du néant attribuée même aux dieux. » A de telles défaillances, il était impossible de ne pas reconnaître une société en dissolution, déjà troublée par les convulsions qui annonçaient sa fin prochaine. […] A côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, il faut que je supporte le compagnon froid, indifférent et hautain, qui m’humilie à mes propres yeux, et d’un mot réduit au néant tous ces dons que j’ai reçus. […] Le paganisme n’était-il pas heureux, lui qui avait des Dieux partout ? […] alors je suis moi-même mon dieu et mon maître, et je peux briser le temple et l’idole. » Il oublie, au milieu de ces différentes hypothèses, que la sévérité de Dieu peut être désarmée par le repentir de l’homme, et que sa bonté peut être découragée par une faute suprême et irréparable de la créature ; et sur la foi de son raisonnement imparfait, il se jette dans les eaux d’un lac, au fond duquel il va rencontrer peut-être une terrible réfutation de son système.
Rationalisme et sensibilité ont régné parallèlement vers la fin de cet âge, se reconnaissant bien pour frères, en ce qu’ils dérivaient de la même source qui n’est autre qu’orgueil personnel et grande estime de soi, mais frères ennemis, qui se défiaient fort l’un de l’autre en s’apercevant qu’ils menaient aux conclusions, aux règles de conduite, aux morales les plus différentes ; et aussi, dans les esprits communs et peu capables de discernement, dans la foule, frères ennemis vivant côte à côte, prenant tour à tour la parole, mêlant leurs voix en des phrases obscures autant que solennelles ; dieux invoqués en même temps d’une même foi indiscrète et d’un même enthousiasme confus. […] Et il en est qui ont supposé qu’il y avait deux Dieux, dont l’un voulait le mal et l’autre le bien, et qu’ils étaient en lutte éternellement, et qu’il fallait aider celui qui livre le bon combat. — C’est une considération raisonnable, remarque Bayle. […] Lope de Vega et Calderon, c’est-à-dire Corneille et Racine ; car il n’y a pas à s’y tromper, malgré ce que ces pseudonymes peuvent, avoir de surprenant ; voilà les dieux qu’il ne cesse d’opposer au héros du jour. […] Qu’est-ce à dire, sinon que voilà Montesquieu rationaliste pur, mettant la plus haute pensée humaine (car il y en a une plus élevée, qui est la charité ; mais c’est un sentiment) au centre et au sommet du monde, comme une force indépendante des fois naturelles, créant puisqu’elle oblige, dominant hommes et dieux, reine et guide de l’univers ? […] Le goût classique, pour lui, ce n’est pas forte connaissance de l’homme, passion du vrai et ardeur à le rendre, imagination énergique et mâle associant l’univers à la pensée de l’homme et peuplant le monde de grandes idées humaines devenant des dieux et des cieux, sensibilité vraie et forte née de la conscience profonde des misères et des grandeurs de notre âme — et, parce que tout cela est bien compris et possédé pleinement, et, pour que tout cela soit bien compris des autres, clarté, ordre, harmonie, proportions justes, marche droit au but, ampleur, largeur, noblesse.