Dans la seconde partie de cette étude, poussant plus loin les premières analyses que l’on avait instituées, on en vint à découvrir que cette conception de la vérité dont on se réclamait pour décréter l’imperfection de la connaissance humaine, était elle-même un produit de cette aptitude de l’esprit à concevoir les choses autres qu’elles ne sont. […] On aperçut qu’il n’y a pas lieu de tenir rigueur à un pouvoir qui nous fait concevoir les choses autres qu’elles ne sont si, à vrai dire, les choses ne comportent pas une réalité fixe, et, dans la troisième partie de cette étude on reprit avec complaisance l’examen des diverses conceptions au moyen desquelles l’esprit, par la vertu de ce pouvoir de déformation, nous ouvre sur les choses les perspectives où nous les saisissons. […] Du point de vue auquel on se tient actuellement, le pouvoir de concevoir les choses autres qu’elles ne sont ne doit plus apparaître que comme une expression mythologique du pouvoir pur et simple de connaître, ce que l’on nommait le pouvoir de déformation de l’esprit doit apparaître ainsi qu’un pouvoir créateur.
Aussi, quand nous sommes en désaccord avec autrui sur la manière de les concevoir et de les estimer, tentons-nous de lui communiquer nos convictions. […] Cette faculté représentative on la conçoit, ici sous une forme plus intellectualiste, là plus sentimentale, mais toujours comme nettement distincte de celle que la science met en œuvre. […] Pour qu’il soit autre chose qu’un simple possible, conçu par les esprits, il faut qu’il soit voulu et, par suite, qu’il ait une force capable de mouvoir nos volontés. […] Si donc l’homme conçoit des idéaux, si même il ne peut se passer d’en concevoir et de s’y attacher, c’est qu’il est un être social. […] On le conçoit planant, impersonnel, par-dessus les volontés particulières qu’il meut.
C’est donc bien par la tendance à l’avenir, non pas seulement par l’image du passé, que nous concevons d’abord le temps. […] Selon James Ward, ce sont ces résidus ou signes temporels qui nous permettent de concevoir les représentations comme successives, non plus comme simultanées. […] Les phénomènes ne se passent dans le temps que pour un observateur du dehors qui conçoit lui-même le temps et les y situe. […] Il en est tout autrement chez l’homme, qui conçoit d’une manière précise le temps futur et le soumet même au calcul. […] Pour concevoir le temps mathématique, vous tracez une ligne par l’imagination ; vous passez du temps dans l’espace.
. — Et cependant nous en concevons de parfaits ; nous raisonnons sur des figures dont la régularité est absolue. […] En effet, ce n’est point ce cercle tracé que nous considérons ; il n’est point notre objet, il n’est que notre aide ; nous concevons à propos de lui quelque chose qui diffère de lui, qui n’est ni blanc, ni tracé sur fond noir, ni de tel rayon, ni d’une rondeur inexacte […] — Quel est donc cet objet conçu dont l’expérience ne fournit pas le modèle ? […] Il en est ainsi toutes les fois que nous concevons et affirmons quelque grandeur abstraite véritablement infinie, le temps ou l’espace. […] Nous remarquons avec Descartes que l’on conçoit très bien un myriagone et qu’on l’imagine très mal.
Que l’on conçoive un travail psychologique, historique, littéraire de cette sorte, accompli parfaitement pour l’art, les artistes et les admirateurs dans une époque, dans un peuple ; que l’on sache celui-ci divisé par un procédé approximatif, en une série de types intellectuels et de similaires, à constitution déterminée par termes scientifiques précis : que ces types soient connus et posés comme des hommes vivants et en chair, ces foules comme des agrégats tumultueux, vivants, animés, logés, vêtus, gesticulant, ayant une conduite, une religion, une politique, des intérêts, des entreprises, une patrie, — qu’à ces groupes ainsi déterminés et montrés, on associe, si l’histoire en porte trace, cette tourbe inférieure ne participant ni à l’art ni à la vie luxueuse ou politique communeee, et dont on peut vaguement soupçonner l’être, par le défaut même des aptitudes reconnues aux autres classes ; que l’on condense enfin cette immense masse d’intelligence, de cerveaux, de corps, qu’on la range sous ses chefs et ses types, on aura atteint d’une époque ou d’un peuple la connaissance la plus parfaite que nous puissions concevoir dans l’état actuel de la science, la plus profonde pénétration dans les limbes du passé, la plus saisissante évocation des légions d’ombres évanouies. […] Que cette analogie soit simplement celle qui existe entre tous les êtres animés comme pour certaines notions expérimentales rudimentaires, qu’elle soit celle de tous les êtres humains, comme pour certaines lois très simples de morale, qu’elle unisse la race, la cité, la nation, ou qu’infiniment plus marquée, elle associe un groupe d’individus pris au hasard, dans une admiration ou dans une tâche commune, c’est elle qui établit entre fauteur et les exécuteurs d’un dessein, entre fauteur et les partisans d’une œuvre, le lien qui fait participer à la réussite de l’un comme de l’autre, celui qui le conçut, mais fut impuissant à l’exécuter, et ceux qui exécutèrent, mais ne l’auraient imaginé, — celui qui la forma mais n’aurait pu faire revivre cette forme muette dans de chaudes âmes humaines, et ceux qui la prirent, l’adoptèrent, la couvèrent, la reproduisirent dans leur esprit, mais n’eussent pu la concevoir et l’exprimer. […] C’est, en dernière analyse, séparer une force de sa direction, une volonté de son image-but, une variété animale de son premier type, que de distinguer une armée de son général, une masse d’adhérents h une entreprise de celui qui la conçut, un peuple de ses chefs, une classe de ses membres énergiques. […] Une direction, un type, un entreprenant, un but, peuvent apparaître seuls et sans suite : une force, une variété animale, une masse d’hommes actifs, une volonté ne peuvent être conçus indéterminés ; le rapport qui unit ces deux facteurs est le même que celui qui relie la forme et la substance d’Aristote ; c’est un rapport de plasticité, de formation, d’assimilation, d’imitation enfin ; des facteurs que cette relation unit en un ensemble, c’est le premier en fonction de temps qui est le générateur et qui participe le plus largement à l’existence ; comme un nombre produit ceux qui le suivent et se multiplie en eux, un grand homme s’agrège la foule et grandit par sa masse. […] — On aura puisé dans les pages qui précèdent une représentation de la critique qui diffère dans une large mesure de la façon dont on la conçoit d’habitude.
Mais, si cessant de considérer l’individu isolé, on porte la vue sur le groupe qui le contient, on s’aperçoit que ce groupe lui-même, considéré à son tour comme une entité distincte, n’échappe pas non plus à la possibilité et au danger de se concevoir différent de lui-même. […] Sous l’influence de l’idéal hellénique et latin le génie du moyen âge fut contraint de biaiser, de se concevoir différent de soi-même. […] Bientôt le style jésuite va montrer dans toute leur difformité les œuvres d’une sensibilité qui a perdu conscience de ses propres manières d’être et se conçoit à l’imitation de modèles dont elle est impuissante à s’approprier l’âme secrète. […] Ainsi, en tous les ordres de l’activité mentale, l’influence de la culture antique a. contraint l’esprit français, au xvie siècle, à se concevoir quelque peu différent de lui-même, et on ne saurait nier que cette fascination ne se soit fait sentir parfois avec trop de force et au détriment de la civilisation déjà formée qui la subissait.
Michel Ange était grand dessinateur lorsqu’il conçut le plan de la façade et du dôme de Saint Pierre de Rome, et notre Perrault dessinait supérieurement, lorsqu’il imagina la colonnade du Louvre. […] On ajoute que l’édifice étroit que l’art a agrandi finit par être conçu tel qu’il est ; au lieu que le grand édifice que l’art et ses proportions ont réduit à une apparence ordinaire et commune, finit par être conçu grand, le prestige défavorable des proportions s’évanouissant par la comparaison nécessaire du spectateur avec quelques-unes des parties de l’édifice. […] En s’approchant de cette statue qui devient tout à coup colossale, sans doute on est étonné, on conçoit l’édifice beaucoup plus grand qu’on ne l’avait d’abord apprécié ; mais le dos tourné à la statue, la puissance générale de toutes les autres parties de l’édifice reprend son empire, et restitue l’édifice grand en lui-même, à une apparence ordinaire et commune : en sorte que d’un côté chaque détail paraît grand, tandis que le tout reste petit et commun ; au lieu que dans le système contraire d’irrégularité, chaque détail paraît petit, tandis que le tout reste extraordinaire, imposant et grand.
Le succès même de ces deux dernières tragédies, Virginie et Lucrèce, peut servir à mieux mesurer la décadence et la déchéance des hautes pensées et des espérances ambitieuses qu’on avait d’abord conçues dans cette carrière dramatique, telle qu’elle se rouvrait il y a vingt-cinq ans. Alors en effet on se plaisait à concevoir une sorte de drame à la fois réel et idéal, qui reproduirait avec étude et fidélité les mœurs et les personnages de l’histoire, y associerait les passions éternelles de la nature humaine, et ferait parler le tout d’un ton plus simple et plus sincèrement poétique à la fois qu’on n’avait osé jusqu’ici. Les deux seuls beaux échantillons parfaits qu’on ait eus dans ce système dramatique moderne, tel qu’il était conçu alors par l’élite des esprits délicats, sérieux et élevés, ç'a été les deux pièces de Manzoni, Carmagnola et Adelchi.
Puis nous nous demanderons ce qu’on y ajoute, ou ce qu’on en retranche, quand on conçoit le rapport entre les dimensions spatiales et la dimension temporelle à la manière de Minkowski et d’Einstein. […] Superficiels au double sens du mot, ses congénères refuseront sans doute de le suivre ; lui-même ne réussira pas à imaginer ce que son entendement aura pu concevoir. […] Maintenant, supposons qu’un coup de baguette magique place notre observateur, réel en S′ et fictif en S, dans les conditions où nous sommes nous-mêmes, et lui fasse percevoir ou concevoir un Espace à plus d’une dimension. […] Car cet Espace et ce Temps qui s’entrepénètrent ne sont l’Espace et le Temps d’aucun physicien réel ou conçu comme tel. […] Néanmoins l’amalgame du temps avec l’espace, que nous donnons comme caractéristique de cette théorie, se concevrait à la rigueur, comme on le voit, dans la théorie courante, quitte à y prendre un aspect différent.
Je n’ai pas besoin pour cela d’instituer une comparaison réfléchie entre les idées de deux partis possibles, ni de concevoir explicitement le contraire de ce que je veux comme étant également possible pour moi. […] En croyant par là concevoir le réel de la sensation de son, comme le prétendent Maudsley et Spencer, nous concevons simplement des phénomènes concomitants, d’autres parties ou éléments du processus total, avec d’autres rapports à d’autres sens. […] L’être conçu (par abstraction) comme purement matériel serait inerte : son existence serait tout entière immobile dans le présent, alors même qu’il parcourrait mille lieues par seconde. […] Le psychologue a devant lui un monde, celui que l’imagination peut concevoir par le rappel et la combinaison des souvenirs. […] Nous soutenons, au contraire, que seuls les états mentaux ont une intensité directement appréciée, non induite, et que, s’ils ne l’avaient pas, nous ne pourrions pas même concevoir l’idée d’intensité.