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19. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre septième. Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté — Chapitre premier. L’ubiquité de la conscience et l’apparente inconscience »

Il vit comme un ermite ; il ne connaît plus ni amis ni ennemis ; il n’aperçoit aucune différence entre un corps inanimé, un chat, un chien, un oiseau de proie qui se trouve sur sa route ; le roucoulement de ses pareils ne lui fait pas plus d’impression que tout autre bruit ; la femelle n’accorde aucune attention au mâle, le mâle à la femelle ; la mère ne fait pas attention à ses petits. […] Dans le premier cas, si notre moi n’aperçoit point ce qui se passe en nous, c’est que la conscience devient trop faible et trop indistincte ; dans le second cas, c’est qu’une partie du cerveau ou de la moelle épinière prend pour elle la fonction mentale ; dans le troisième cas, c’est qu’un autre moi tend à s’organiser aux dépens du moi central, qui se désorganise. […] La main insensible d’une hystérique est cachée derrière un écran : sans qu’elle s’en aperçoive, touchez cette main un certain nombre de fois ; priez ensuite la personne de penser et de prononcer un nombre quelconque, à son choix. […] Quand nous sommes occupés à un travail, nous pouvons chanter machinalement, compter machinalement un, deux, trois, quatre ; l’hystérique en fait autant sans s’en apercevoir. […] Binet, le nom de cette personne ou de l’objet, ou le chiffre. » Le sujet, quand ses yeux sont fermés ou que son attention est portée ailleurs, ne s’aperçoit pas du mouvement de sa main, qui révèle à l’expérimentateur le fond intime de sa pensée.

20. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre IX : M. Jouffroy écrivain »

On était rempli de respect et de confiance, et quand un tremblement de la voix ou quelque image subite indiquait la découverte d’une vérité importante, on apercevait dans ce faible signe plus d’émotion et d’éloquence que dans les magnifiques dithyrambes de son rival. […] Les dogmes abstraits acquis par la science se changeaient ainsi en émotions personnelles et en espérances journalières ; dans une observation de psychologie, dans une classification de logique, il apercevait contenus sa conduite et son bonheur.  […] Il était si possédé de sa passion, qu’il l’apercevait en tout le monde et l’imposait au genre humain ; le fond de l’homme, à ses yeux, est la connaissance de la vérité morale. […] Comment ne s’aperçoit-on pas que cette prétention n’est autre chose que celle de démontrer, l’intelligence humaine par l’intelligence humaine ? […] Mais comment voulez-vous qu’on aperçoive l’être vivant et ses actions sous cette carapace de barbarismes hérissés et soudés ?

21. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — I. Takisé, Le taureau de la vieille »

Une vieille, qui cherchait des feuilles d’oseille pour la sauce de son touho (couscouss), dans ce lougan abandonné, aperçut le veau couché sous un arbuste. […] Alors elle renversa brusquement le séko et aperçut les deux jeunes filles qui couraient vers son grand canari pour y rentrer au plus vite : « Ne rentrez pas ! […] Elles restèrent longtemps avec la vieille sans que personne s’aperçut de leur présence car jamais elles ne sortaient. […] Elle a fondu comme beurre et, ce fleuve nouveau que tu aperçois dans le lointain, c’est elle qui lui a donné naissance en fondant de la sorte. » « — Il me faut ma Takisé ! 

22. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Les honnêtes gens, en effet, retombent régulièrement, sans s’en apercevoir, dans la même illusion : ils blâment leurs pères ou, qui plus est, ils se blâment eux-mêmes dans le passé ; et, quinze ou vingt ans après, ils ne se doutent pas qu’ils reprennent exactement le même train de conduite sous une autre forme et avec de légères variantes. […] Je vois des parties d’un tel ouvrage, je n’aperçois pas d’ensemble ; j’ai bien les fils, mais la trame me manque pour faire la toile : il me faut trouver quelque part, pour mes idées, la base solide et continue des faits. […] Toutes les idées que je viens de t’exprimer l’ont mis fort en travail ; mais il s’agite encore au milieu des ténèbres, ou du moins il n’aperçoit que des demi-clartés qui lui permettent seulement d’apercevoir la grandeur du sujet, sans le mettre en état de reconnaître ce qui se trouve dans ce vaste espace. […] Je m’en suis bien aperçu, il y a quelque trente ans déjà, un jour que, sans y trop songer et peut-être un peu légèrement, j’avais hasardé devant lui je ne sais quoi sur les principes de 89 qui, malgré tout, sont bien les miens : je vis qu’il n’entendait pas raillerie, ni peut-être même discussion sur cet article, et je me le tins pour dit désormais. […] J’ai toujours été dans une très-grande difficulté, vous vous en serez aperçu, à parler de Tocqueville, non que je ne le place très à part et très-haut, mais parce qu’il n’a pas, selon moi, rempli complètement toute l’idée que ses amis ont droit d’avoir et de donner de lui.

23. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Th. Dostoïewski »

Cette déformation était involontaire et nécessaire, imposée par l’acte même dont le romancier envisageait la vie distante, aperçue cependant, et haïe en ses seules cruautés. […] Il aperçoit des gens qui gesticulent et passent, qui pleurent, qui prospèrent, qui nuisent, qui meurent, et rien ne s’explique dans le trouble de son esprit, sinon que très clairement tous soutirent et font souffrir. Car de même que la souffrance des bêtes est plus douloureuse à voir que celle des hommes, parce qu’en ces êtres muets et séparés, on n’en mesure ni le degré ni la justice, pour ce témoin distant que fut Dosloïewski, la souffrance humaine parut épouvantable et énorme ; ignorant des causes, et ne sachant des hommes qu’il ne connaît pas, que leur plainte, hagard et apitoyé, il se penche sur la vie avec consternation, et il en dit toutes les horreurs et toute la fange, avec le singulier mélange d’insistance et de pitié, que l’on met à raconter quelque horrible accident, aperçu au hasard rapide d’un passage, noté en sa seule horreur, et retenu sans enquête comme cruellement immérité. […] Et sans comprendre la dégradation que la souffrance inflige aux misérables et qui supprime ironiquement ainsi la classe des infortunés digues de commisération, — songeant à la fois à un dehors qu’il a seul aperçu et à une âme qu’il imagine, il montre en Sonia souillée, simple et calme en sa religion, l’extrême cruauté du contraste cuire le viol de toute sa chair et les pimpances de toilette auxquelles l’astreint ce supplice lucratif. […] Mais avec sa vision lointaine, abstrayant aux choses la notion d’origine, et n’en ressentant que l’impression brute et le choc émotionnel instinctif, concentré donc en soi et forcé de recourir, quand il lui faut expliquer, à l’introspection de son âme et aux règles idéales de la mécanique spirituelle, transporté cependant d’horreur et d’amour pour ces êtres ainsi aperçus à la fois par le dehors et par leur fonds charnel de bêtes, il semble que Dostoïewski soit à la fois un psychologue idéaliste à la Stendhal, et un être barbarement sociable aimant des hommes le contact de la peau, l’attouchement du souffle et l’âcreté de l’odeur.

24. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre V. Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance »

Il n’est pas rare qu’on aperçoive alors le monde extérieur sous un aspect singulier, comme dans un rêve ; on devient étranger à soi-même, tout près de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on dit et à ce qu’on fait. […] Mais la conscience ne l’aperçoit pas d’ordinaire, pas plus que notre œil ne verrait notre ombre s’il l’illuminait chaque fois qu’il se tourne vers elle. […] Selon le point de vue où je me place, selon le centre d’intérêt que je choisis, je découpe diversement ma journée d’hier, j’y aperçois des groupes différents de situations ou d’états. […] À la rigueur, s’il consistait simplement en un certain spectacle aperçu, en une certaine émotion éprouvée, on pourrait être dupe, et croire qu’on a déjà aperçu ce qu’on aperçoit, éprouvé ce qu’on éprouve. […] Ici encore le présent est aperçu dans l’avenir sur lequel il empiète, plutôt qu’il n’est saisi en lui-même.

25. (1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre I. La demi-relativité »

Mais on s’en apercevrait si l’on adoptait un observatoire immobile, l’éther 4. […] Il s’apercevra que la distance parcourue par la lumière de O en A est à la distance parcourue de A en O dans le rapport de c + v à c − v, au lieu de lui être égale. […] Seul, l’observateur fixe s’en aperçoit. […] Voilà du moins pour ce qui concerne la matière pondérable, celle que j’entraîne avec moi dans le mouvement de mon système : des changements profonds se sont accomplis dans les relations temporelles et spatiales que ses parties entretiennent entre elles, mais je ne m’en aperçois pas et je n’ai pas à m’en apercevoir. […] Mais je les traverse, et ce que tu aperçois de ton observatoire fixe dans l’éther risquait de m’apparaître, à moi, tout différemment.

26. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre second. Philosophie. — Chapitre VI. Suite des Moralistes. »

Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement ; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air, et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie, comme du raisonnement le plus fort ; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut, par abstraction, un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme : cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal. […] Un homme impartial qui lira attentivement les écrivains du siècle de Louis XIV s’apercevra bientôt que rien n’a échappé à leur vue ; mais que, contemplant les objets de plus haut que nous, ils ont dédaigné les routes où nous sommes entrés, et au bout desquelles leur œil perçant avait découvert un abîme. […] Mais, en dérobant à ce rare génie la misère de l’homme, nous n’avons pas su, comme lui, en apercevoir la grandeur. […] En un mot, le siècle de Louis XIV est resté paisible, non parce qu’il n’a point aperçu telle ou telle chose, mais parce qu’en la voyant, il l’a pénétrée jusqu’au fond ; parce qu’il en a considéré toutes les faces et connu tous les périls.

27. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VII. Induction et déduction. — Diverses causes des faux raisonnements »

Villon aperçoit dans le monde l’universelle souveraineté de la mort : Mon père est mort, Dieu en ait l’âme ; Quand est du corps, il gît sous l’âme (cercueil). […] Reprenant la comparaison de l’œuvre d’art avec la nature qu’elle exprime, on aperçoit, par l’exemple de Rubens et de la Flandre, de Raphaël et de l’Italie, que l’art altère la nature pour dégager le caractère essentiel qui n’y ressort pas suffisamment. […] Et il arrive que d’autres non seulement n’aperçoivent pas cette évidence qui nous frappe, mais aperçoivent la même évidence dans des opinions contradictoires aux nôtres. […] On élargit le sens d’un mot ; on y met ce qui n’y était pas ; et, sans s’apercevoir qu’on a introduit des éléments nouveaux dans la question, on la résout par les principes qui ne conviennent qu’aux premières données. […] Outre que cela assure l’exactitude des conséquences qu’on tire, cela mène à en tirer de plus fines et de plus lointaines, et rien peut-être n’a tant servi Pascal que celle attention à conserver toujours les définitions présentes à son esprit : il apercevait toujours, d’une vue claire et distincte, les choses sous les mois, qui lui rendaient ainsi plus qu’à nul autre.

28. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre quatrième. L’idée du temps, sa genèse et son action »

À en croire Kant, nous ne pourrions apercevoir « qu’un objet à la fois » ; mais, pour cela, il faudrait apercevoir un point, et il n’y a pas de point : le minimum visible a une étendue. […] Comment donc Spencer peut-il soutenir que nous ne sauvions apercevoir plusieurs termes à la fois124 ? […] Comment donc ne s’apercevrait-on pas de leur co-existence même, puisque sans cela on ne les distinguerait pas, on ne les apercevrait pas ? […] Tel est du moins le seul élément temporel que la conscience puisse apercevoir, distinguer par l’attention. […] Maintenant, au lieu de la gravure, supposez que, plus tard, j’aperçoive de nouveau la fenêtre qui s’était ouverte, c’est-à-dire le troisième terme de la série.

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